Le pire début de roman du monde

Edward Bulwer-Lytton

Une compétition se déroule chaque année afin de récompenser le pire début d’un roman ou d’une nouvelle. Le Bulwer–Lytton Fiction Contest est ainsi organisé par le département d’anglais de l’université d’État de San José (Californie) depuis 1983.

Cet événement est nommé en l’honneur de l’écrivain anglais Edward Bulwer-Lytton, qui remporta à titre posthume la première édition de ce concours. Celui-ci fut l’auteur du roman Paul Clifford (1830) dont le début (son « incipit ») cumule phrase alambiquée, détails inutiles et cliché littéraire :

It was a dark and stormy night; the rain fell in torrents — except at occasional intervals, when it was checked by a violent gust of wind which swept up the streets (for it is in London that our scene lies), rattling along the housetops, and fiercely agitating the scanty flame of the lamps that struggled against the darkness.

Ce qui pourrait se traduire par :

C’était une nuit sombre et orageuse ; la pluie tombait à torrents — sauf par intervalles occasionnels, lorsqu’elle était rabattue par un violent coup de vent qui balayait les rues (car c’est à Londres que se déroule notre scène), crépitant le long des toits, et agitant violemment les maigres flammes des lampes qui luttaient contre l’obscurité.

Il existe également un second concours, plus récent, créé par Adam Cadre en 2001 : le Lyttle Lytton Contest. Celui-ci récompense également la pire ouverture de roman que l’on puisse écrire.

C’était une nuit sombre et orageuse…

…est devenu un symbole à part entière d’une écriture maladroite et mélodramatique. Cette phrase est désormais moquée, surtout en introduction d’une histoire. Vous l’avez peut-être déjà lue : les ambitions littéraires de Snoopy sont ainsi illustrées par cet incipit ! Le célèbre beagle débute son projet de roman par cette phrase, soulignant ses difficultés dans l’écriture.

Snoopy1

Le gag devint si représentatif des aspirations littéraires de Snoopy que Charles M. Schulz lui dédia un ouvrage à part entière.

Doit-on s’interdire d’utiliser une telle phrase ?

Relever des clichés littéraires n’a pas pour ambition de définir ce qu’il est prohibé d’écrire. Par contre, cette pratique permet de prendre conscience de la façon dont nous écrivons, et donc d’analyser et de travailler nos œuvres différemment.

Tout comme les clichés littéraires ou les pléonasmes les plus courants, chacun est libre de les utiliser… mais il est conseillé de le faire en connaissance de cause ! Rien n’interdit d’écrire ce type d’incipit sans le savoir, mais c’est manquer l’occasion d’introduire son texte d’une façon plus originale.

Un auteur peut également se servir de « c’était une nuit sombre et orageuse » (ou l’une de ses variations) pour jouer avec. C’est le cas de Terry Pratchett, qui l’utilise au moins à deux reprises dans ses œuvres :

  • En la parodiant dans De bons présages (Good omens), un roman coécrit avec Neil Gaiman. L’une des scènes ne se passe pas durant une nuit sombre et orageuse : « It wasn’t a dark and stormy night ». Les deux écrivains manient ce cliché pour mieux le retourner. La traduction a perdu cette référence mais permet de saisir l’aspect comique de la situation :

Ce n’était pas pendant l’horreur d’une profonde nuit. L’ambiance aurait été plus appropriée mais que voulez vous ? On ne peut jamais compter sur le temps.

  • En la réutilisant directement dans Accros du rock (Soul music), comme un clin d’œil : « Une nuit sombre, orageuse. » (« A dark, stormy night. » dans la version originale). Dans ce cas précis, il s’agit d’un clin d’œil subtil, procédé fréquent chez cet auteur. La référence est assez légère pour marquer les lecteurs la reconnaissant, mais ne gène pas les autres.

Et Bulwer-Lytton dans tout ça ?

Le nom de cet écrivain est désormais attaché à des concours satiriques et à l’idée du pire incipit du monde. Cela signifie-t-il qu’il était un « mauvais écrivain » ? Était-il raillé pour ses textes à l’époque ?

Ce n’est pas vraiment le cas ! Poète, dramaturge et romancier à succès, Edward Bulwer-Lytton fut reconnu de son vivant pour la qualité de ses écrits qui lui apportèrent popularité et fortune. En parallèle, il mena une vie politique intense et fut élu plusieurs fois au Parlement britannique.

Toute sa vie, l’écrivain s’est essayé à de nombreux genres littéraires (fiction historique, romance, science-fiction, fantastique…) et à diverses expériences. La phrase « It was a dark and stormy night […] » trouve sa source dans la même énergie et le même élan créatif.

Edward Bulwer-Lytton n’est d’ailleurs pas l’homme d’une seule citation mythique. Ainsi, le pire début de roman du monde est né du même esprit que cette autre formule célèbre :

La plume est plus forte que l’épée.


3 commentaires

  1. Halv Répondre

    La traduction de Good Omens n’a pas perdu la référence littéraire à « dark and stormy night », au contraire, c’est une adaptation très intelligente. « C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit » est le début d’une tirade célèbre d’Athalie, de Racine. Du coup, « ce n’était pas pendant l’horreur d’une profonde nuit » a plus de sens que « ce n’était pas pendant une nuit sombre et orageuse », qui n’a pas vraiment de fondement littéraire français.

    • scribay Auteur de l’articleRépondre

      Nous utilisions bien entendu « perdu » dans le sens où cette référence précise fut perdue lors de la traduction. Comme vous le soulignez, l’adaptation à l’univers littéraire francophone l’a fait disparaître au profit d’un clin d’œil à Racine.

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