14. Śimrod : renoncement

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Ysatis fut condamnée à mort. Avant cela, elle devait être livrée aux aios sur Æriban, lors de la Nuit des Supplices. Quant à Śimrod… il dut comparaitre devant la Reine, et fut accusé de haute trahison. Pour le punir de l’avoir délaissé au profit d’une autre, Tintannya lui imposa un dispositif anti-accouplement : une véritable cage de torture, qui emprisonnait son sexe dans ses arabesques cruelles et enfonçait ses entrelacs filigranés dans sa peau sitôt que son désir frémissait.

Śimrod n’essaya même pas de se défendre. Il savait que cela ne servirait à rien. En outre, il devait d’abord penser à sa mission. Les Enfants de Mannu… qui étaient-ils, et que voulaient-ils ? Ardaxe considérait leur existence comme une menace pour l’avenir de la culture ædhel. Tintannya, elle, voyait ces dissidents comme un obstacle à son pouvoir. Śimrod, en bon soldat, ne pensait rien. Mais son rôle était d’en savoir plus à leur sujet.

D’après ce qu’il avait compris en interrogeant Ardaxe, Mannu était une divinité primordiale avant le Schisme. C’était même le seul qui n’était pas ældien : pour cette raison, et parce qu’on ignorait son apparence, on ne le représentait pas. Puis Anwë, l’as-ellon mythique, l’avait remplacé. Mannu était devenue une divinité mineure. Malgré tout, son culte avait perduré. Il avait connu un renouveau spectaculaire chez les perædhil, qui cherchaient à compenser leur identité bâtarde en se dotant d’une origine divine… à les entendre, c’était même Mannu qui avait créé le monde ! Il aurait également la capacité de le détruire, ce que, à entendre ses adorateurs, il n’allait pas se priver de faire. Mais avant, il enverrait son nouveau messager… un perædhel plus puissant que les autres, qui posséderait le pouvoir de renverser l’échiquier des Cours, et de mêler de nouveau le Blanc au Noir.

Ysatis avait cru en tout cela. Voilà où ça l’avait mené ! Le Peuple avait toujours cru en tout un tas de prophéties stupides, qu’il avait eu la mauvaise idée d’enseigner aux humains. En cela, Ysatis ne différait ni des ædhil, ni des adannath. Mais elle était sa seule piste, son seul lien avec la secte et le fameux Ælfbeorth. Śimrod ne pouvait pas la laisser mourir ainsi.

*

Depuis ce qu’elle appelait la « trahison » de Śimrod, Tintannya le boudait et lui refusait son lit. Elle s’était entichée d’un nouveau prétendant, un jeune à la crinière somptueuse tout droit débarqué d’Æriban. Depuis l’absence de Śimrod pour en limiter la population, les beaux mâles bien panachés pullulaient comme des lompes, sur la terrible planète de l’Initiation.

Śimrod était loin de s’attrister de cette soudaine défaveur de la reine. Mais le sexe lui manquait. Les nombreuses ellith de la Cour qui lui faisaient de l’œil ne le séduisaient pas : elles étaient trop arrogantes, trop dominatrices. Elles s’intéressaient à lui pour de mauvaises raisons. De toute façon, l’eût-il voulu, il lui aurait été impossible de répondre à leurs avances : la terrible cage qui contenait ses ardeurs ne pouvait être enlevée que sur ordre de la Reine. Śimrod devait prendre son mal en patience.

Ce jour-là, une fois de plus, il était obligé de se tenir à la gauche de Tintannya pendant qu’elle recevait les représentants des Royaumes féaux venus lui présenter leurs doléances. En réalité, depuis le schisme et la violente guerre qui avait suivi, peu de monarques prenaient la peine de quitter leur cour. Seule Tará continuait d’envoyer son émissaire – un maigre rouquin à la peau d’albâtre – à chaque nouveau cycle, inlassablement, demander que Tintannya reconnaisse à son roi le titre d’époux consort. Tintannya avait eu une aventure passionnée avec Kern-uushan, le régnant en charge de Tará, plusieurs siècles auparavant. Si ce dernier n’avait jamais oublié, l’infidèle monarque l’avait depuis longtemps remplacé.

— Mon roi souhaiterait vous rappeler à votre promesse, Sublime Majesté, plaida le jeune rouquin. Vous devez passer la moitié du cycle à Tará, et lui, l’autre moitié ici, pour régner à vos côtés.

— Dites-lui qu’il ne peut y avoir deux régnants, et que, du reste, un mâle restera toujours inférieur à une elleth. Si Kern veut partager mon lit, qu’il affronte l’as sidhe au barsaman. C’est lui, mon époux, en ce moment, fit-elle en pointant négligemment Śimrod.

L’émissaire darda un regard hautain sur ce dernier. Puis, en silence, il salua légèrement, avant de se retirer sans un mot de plus.

Tintannya laissa échapper un soupir théâtral.

— Kern me fatigue. Qu’est-ce que ce vieux bouc s’imagine ! Il n’est même pas de sang pur. Son père s’était accouplé avec une humaine ! Il était comme lui, à remuer de la queue à l’odeur de la moindre femelle, qu’elle fut simiesque ou ældienne.

— Un perædhel à la tête de l’une des Cours les plus prestigieuses ? s’étonna Śimrod qui avait eu vent de la rumeur. Surprenant.

— Il a renoncé à sa part d’humanité il y a bien longtemps, soupira la reine.

La chaleur était écrasante. À travers la lucarne creusée dans le toit de la salle monumentale, les rayons du soleil léchaient le marbre rose comme des langues de feu.

— Le Grand Soleil sera bientôt là, gémit-elle avant de siffler son échanson. Combien d’audiences reste-t-il ?

— C’est terminé, ma Reine, lui répondit le jeune esclave en lui versant son gwidth.

— Très bien. Je vais me retirer aux bassins. Śimrod, tu m’accompagnes. Tu monteras la garde pendant mon bain.

Tintannya retira son lourd masque d’or. Puis elle se leva.

— Renvoyez-moi à Æriban.

La voix posée de Śimrod résonna dans l’immense salle. Tintannya l’écouta emplir l’espace, imprégner le moindre interstice de la pierre. Surprise, la reine se figea.

— Pourquoi ferais-je cela ? J’ai besoin de toi ici. Tu es mon as sidhe.

— Vous avez un nouveau sidhe. Faites-moi ramener à Æriban. Ma place est là-bas.

Tintannya déplaça ses yeux d’or liquide sur le mâle insolent.

— Tu veux pouvoir saillir encore cette petite trainée semi-humaine, c’est ça ?

— Je veux être là lorsqu’elle sera livrée aux aios, oui.

Śimrod savait qu’il lui faudrait affronter tous les mâles présents, mais il n’avait aucun doute sur l’issue de la bataille.

— Elle restera enfermée pendant de nombreux cycles : tu ne la verras pas avant.

— Je le sais. J’attendrai.

La voix de Tintannya prit une inflexion plus aiguë :

— Tu ne seras pas présent. L’as sidhe est censé être l’époux de la Haute Reine. Même si tu as failli à ton devoir, tu resteras à mon service au palais tant que tu porteras ce titre, c’est-à-dire jusqu’à ta mort !

Śimrod garda les yeux sur le visage satisfait de Tintannya. Puis, sans un mot, il commença à dénouer les lanières retenant l’étoffe soigneusement brodée au glyphe de l’as sidhe qui ceignait ses reins. La reine la regarda tomber à terre, médusée.

— Que fais-tu ?

— Je vous rends mon tablier, répondit Śimrod en reprenant la dernière expression adannath à la mode. Je ne suis plus as sidhe.

Libéré du geas qui la retenait, la cage tomba à son tour sur les dalles. L’évident manque de désir de Śimrod à son égard apparut à la reine comme une insulte à son pouvoir. Mais elle ne pouvait rien faire. Śimrod avait renoncé à son titre : il ne lui appartenait plus.

— Sors d’ici, siffla-t-elle entre ses dents. Que je ne te revois plus jamais !

Sans s’incliner ni s’excuser, Śimrod quitta la salle, laissant derrière lui la reine livide de colère.

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