La loi du Peuple

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Naryl trébucha, surprit par cette attaque soudaine. Derrière lui, une mâchoire claqua, lui arrachant un bout d’oreille. Il se hâta de revenir au centre du cercle, pour être cueilli par une griffade bien sentie de son adversaire. Les chasseurs de Rhan ne comptaient rien lui laisser passer… il lui faudrait se méfier d’eux, aussi.

— Naryl !

Eshm. Naryl glissa un regard dans la direction de la voix : son ami le Rêveur se tenait dans la grotte, suivi de Daehel, qui les avait rejoints. Immédiatement, les chasseurs derrière lui dénudèrent leurs crocs, sifflant et grognant sur les deux intrus.

— Et voilà les deux traitres, rugit Rhan en les voyant. Lui, au moins, a le courage de m’affronter en face. Quand j’en aurai fini avec lui, je m’occuperai de vous. Je vous empalerai devant ma grotte, comme les femmelettes que vous êtes !

Eshm gronda et s’élança en avant. Naryl s’interposa.

— Restez où vous êtes ! Je m’occupe de Rhan. Mettez plutôt Yuja et les autres à l’abri !

Si elles sont encore vivantes, termina Naryl pour lui-même avec une bouffée de désespoir.

Du coin de l’œil, il vit son compagnon s’accroupir pour examiner Nanal.

— Elle vit ! lui annonça-t-il.

Naryl souffla, rassuré… avant qu’un éclair vif-argent lui brouille la vue.

— Ne t’avise surtout pas de m’oublier !

Rhan venait de se rappeler à son bon souvenir, de la plus brutale des façons. Et, profitant de son avantage, il acculait de nouveau Naryl, pris en étau entre la muraille de chasseurs déchainés et le féroce ard-æl.

— Tu es faible, se moqua celui-ci. Tu as une belle crinière, c’est vrai, un somptueux panache. Et de jolies petites ailes, comme un bel oiseau que la parure rend lent et maladroit. Mais au final, ce qui compte, c’est la force. La force pure, Naryl. Et la rage. Tu ne possèdes ni l’un ni l’autre !

La brûlure ardente d’une blessure, de nouveau. Rhan le tenait. Déchainé, il l’agonisait de coup de griffes qui pleuvaient sur lui comme autant de dagues lacérantes. Il ne pouvait que reculer, les mains mobilisées pour protéger son visage.

— Sers-toi de ta configuration, Naryl ! lui cria Eshm. Tes rêves ! Sers-toi de tes rêves !

Naryl se souvint alors. Alors qu’il était encore petit, une nuit, il s’était éloigné pour jouer un peu trop loin du gîte. Il avait trouvé un nid de perfies chanteuses au faite d’un arbre, et avait voulu gober leurs œufs. Mais au moment où il avait tenté de s’en emparer, la mère était arrivée, et lui avait ouvert le visage d’un coup de son aile acérée, dont les plumes se terminaient par de véritables lames, plus coupantes encore que les griffes d’un ædhel.

Le souvenir encore frais à sa mémoire, Naryl entoura son corps de ses ailes, les visualisant dures et coupantes comme celles de la perfie. En se refermant sur lui, elles emportèrent trois griffes à Rhan.

Mais loin de le calmer, cette nouvelle défense décupla la rage de l’ellon.

— Tu crois être le seul à maîtriser le pouvoir du rêve ? rugit celui-ci. Si tu es une perfie, moi, je suis un wyrm !

Une chaleur intense envahit la grotte, alors que la peau contusionnée de Rhan se couvrait d’écailles rouge vif. Et, lorsqu’il ouvrit sa gueule, Naryl vit y poindre l’éclat foudroyant d’une boule de feu. Il s’écarta à temps – ce qui ne fut pas le cas de l’un des chasseurs derrière, qui vit sa somptueuse crinière prendre feu. Il sortit de la grotte en hurlant, sous le regard indifférent de ses pairs.

Naryl parvint à se servir de l’armure de ses ailes pour éviter les attaques suivantes. Et, bientôt, les écailles régressèrent sur la peau de Rhan, le laissant pantelant, essoufflé de fumée… et encore plus enragé.

— Tu ne gagneras pas, grogna-t-il. Jamais je ne m’inclinerai devant toi !

— Tu ne comprends pas, répliqua Naryl. Tu parles de rêve, mais ce que je produis n’est pas une illusion. C’est ce que je suis.

— Ce que tu es… oui. J’ai entendu parler de ton clan. On les appelle les hurleurs noirs… des ellonil à la robe de nuit, qui remplacent la parole par le vol. Tu en serais donc un ?

Naryl ne répondit rien. En réalité, il l’ignorait. Mais, au fond de lui, quelque chose lui soufflait que ce Rhan pouvait bien avoir raison.

— Une dernière fois : abandonne, lui intima Naryl. Tu t’essouffles en vain. Tu n’as plus de force.

— Jamais !

Et, de nouveau, Rhan se jeta sur lui.

Le combat fut âpre et violent : Naryl, dans les brumes de la douleur et de l’épuisement, crut qu’il n’aurait jamais de fin. Mille fois, il pensa dominer Rhan, qui, mille fois encore, repartait au combat. Au moment où il le croyait fini, l’ard-æl renaissait comme un oiseau de feu. Naryl comprit que c’était de là d’où il tirait sa force : de son endurance hors du commun, où couvait, bien en dessous, une rage inextinguible.

Mais Naryl était un jeune ellon en pleine ascension. La sève du printemps coulait dans ses veines comme un feu nouveau, d’autant plus fort qu’il ne l’avait jamais apaisée par les plaisirs calmants de l’accouplement. Si sa philosophie particulière l’empêchait de voir en la présence de femelles une récompense, ses sens, eux, ne s’y trompaient pas. Et ce sont ses instincts les plus primaires qui le portèrent à la victoire. Bientôt, il devint évident qu’il dominait Rhan, qui parvenait à peine à tenir debout. Sa rage le gardait en mouvement, mais cela ne durerait pas longtemps.

Autour des deux belligérants, le cercle des chasseurs s’était resserré. Mais depuis quelque temps, leurs prunelles aiguës de prédateurs ne suivaient plus les mouvements de Naryl : elles suivaient ceux, de plus en plus titubants et erratiques, de Rhan. Et, lorsqu’il trébucha une fois de trop, ils fondirent sur lui comme un essaim affamé de baobhan sith. Naryl fut repoussé loin de la curée alors que les chasseurs rendus fous par le sang œuvraient à mettre en pièce leur ancien chef. Grognements et claquements de mâchoires se mêlèrent aux bruits écœurants du massacre. Naryl se releva, mains en avant, cherchant à attraper Rhan pour le sortir de ce nid de serpents.

— C’est fini, intervint Eshm en le tirant en arrière.

— Non ! hurla Naryl. Pas comme ça !

Il se jeta au milieu de la mêlée enragée, se battant bec et ongles pour arracher leur proie aux mâles enragés. Mais c’était trop tard. Lorsqu’il parvint enfin à les écarter, Rhan le superbe n’était plus qu’un souvenir. Défiguré, la moitié du visage arraché, le ventre ouvert, l’insolent ard-æl le regarda.

— La loi du Peuple, parvint-il à éructer en dévoilant un croc dans un ersatz de sourire. Je te l’avais dit… Naryl.

Ce dernier s’agenouilla.

— Je ne voulais pas ça, se défendit-il. Je voulais te tuer, oui… mais pas comme ça.

— Tuer, c’est tuer. Il n’y a pas de meilleure manière. Tu as gagné… ils sont à toi, maintenant. Accepte-les comme ils sont.

Naryl jeta un bref regard aux guerriers de Rhan. Ils se tenaient à distance respectueuse, dans l’attente de quelque chose. Naryl comprit que son comportement était observé, jugé.

— Ne les déçois pas. Achève-moi, prends ce qui te revient.

Le jeune ellon avait du mal à dissimuler sa détresse. L’instant d’avant, pendant le combat, et bien avant, combien avait-il détesté ce visage féroce, ces yeux oranges et cette crinière de feu ! Mais, au moment ultime, il ne parvenait plus à le haïr.

La main de Eshm se posa contre son épaule.

— Il a raison, intervint le Rêveur. Les chasseurs attendent. Donne-lui le coup de grâce, montre-leur qui tu es.

Naryl se releva.

— Je ne peux pas achever un adversaire à terre !

Sur sa gauche, Daehel s’agita. Son regard allait de l’assemblée silencieuse et attentive de mâles aux crocs encore couverts de sang au corps mutilé de Rhan, avant de revenir sur Naryl.

— Si tu ne le fais pas, ils te tueront ! souffla-t-il.

— Qu’ils essaient, les défia Naryl en posant son regard rouge sur les chasseurs. Mais personne ne me forcera à achever un ellon à terre.

Le rire sombre de Rhan, grasseyant et entrecoupé de hoquets, le tira de ce face-à-face.

— Tu restes un idiot jusqu’au bout, Naryl à la robe de nuit… Achève-moi. Puis prends ce qui reste. Sans quoi, tu resteras un ellon immature, tout juste bon à te traire les roustons.

De nouveau, Eshm intervint.

— Il a raison, Naryl. Montre-toi à la hauteur et tue-le. Il souffre, tu sais.

— Mais…

Alors qu’il hésitait encore, une silhouette mince et blanche fila devant eux. C’était Yuja. Elle s’accroupit, tira sa dague, et, d’un geste vif et sûr, ouvrit la gorge de Rhan d’une oreille à l’autre. Le sang se déversa d’un seul coup, épais et rouge, sous le regard médusé des trois mâles. Rhan hoqueta, les yeux révulsés, mais il réussit à tourner son visage vers Naryl.

— C’est donc ainsi… une fois de plus, ta femelle t’a devancé, Naryl. N’oublie pas. Un jour, un autre … tout ce que tu as si durement acquis…

— Non, répliqua Naryl durement. Cela n’arrivera pas. Personne ne viendra rien me prendre, parce qu’il n’y aura rien à prendre.

Rhan le regarda en silence, ses yeux oranges à demi-fermés, comme s’il s’apprêtait à dormir. Puis il les ferma définitivement.

— Mieux vaut partir, maintenant, murmura Eshm à son ami, ses yeux sagaces fixés sur les billes brillantes qui luisaient dans le noir. Ne trainons pas.

Déjà, il faisait reculer Yuja derrière lui, tandis que Daehel chargeait Nanal dans ses bras.

Mais la voix de Naryl s’éleva, claire et résolue.

— Je n’ai pas fini. J’ai encore une chose à faire.

— Naryl… c’est Yuja qui a ôté le souffle à Rhan, et ses chasseurs ne t’ont pas reconnu comme chef, grinça Eshm comme s’il s’adressait à un hënnel particulièrement obtus et capricieux. Il faut partir. Tout de suite.

Mais Naryl ne faisait pas mine de reculer. Au lieu de ça, il déploya ses ailes et tendit une main autoritaire sur le corps de Rhan. Sourd aux mises en garde de ses deux compagnons, il agissait instinctivement.

Il avait souvent entendu parler de cet acte ultime et fondateur qu’il s’apprêtait à faire, dans les longues soirées blotti auprès de sa mère. Quelque chose, de l’ordre de l’intuition, lui disait ce qu’il fallait faire. Il ouvrit les doigts et s’abandonna dans la contemplation du corps de Rhan, cherchant à comprendre qui il avait été.

Et soudain, il était lui. Tous les souvenirs du chef des Sans-Clan, depuis le meurtre de son père jusqu’à son triomphe auprès d’une poignée de mâles errants, en passant par ses longues lunaisons de captivité chez les orcneas, défilèrent devant ses yeux. Il les fit siens. Il éprouva dans sa chair la douleur du viol, la souffrance de l’abandon, la solitude extrême. Et la rage, immense, dévorante. La faim, jamais rassasiée. Il absorba tout cela sans férir, tandis que, sous sa main, le corps de celui qui avait éprouvé passions et terreurs se consumait dans un grand feu limpide. Sa peau se dissolut, ses côtes noircirent, révélant un cœur incandescent qui s’offrit, à nu, au regard de tous. Sidérés, les chasseurs avaient déjà mis un genou à terre et baissé la tête en signe de soumission. Lorsqu’ils la relevèrent, leur chef avait disparu. Tout ce qu’il restait de lui se résumait à un os de verre translucide, taillé en pointe, qui flottait dans un halo de lumière, sous la main tendue de leur nouvel ard-æl.

Le sigil nouvellement forgé irradiait d’une lueur blanche et aveuglante. Mais Naryl, sans hésiter, referma ses doigts dessus. Pour la dernière fois, Rhan le brûla. Puis la lumière décrut, alors que son nouveau possesseur le levait à hauteur de son visage.

— Tu me fais un grand honneur, murmura-t-il. J’essaierai de me montrer à la hauteur.

Il le leva à son front, puis le glissa dans son shynawil. Autour de lui, il pouvait sentir une attente fébrile, qui hérissait ses poils. Les chasseurs.

Naryl se tourna vers eux.

— Je ne veux pas devenir votre chef. Comme je l’ai dit à Rhan, je ne veux commander personne : chaque ellon, chaque elleth doit être libre de choisir son destin. Vous pouvez rester ici, ou partir. Sachez juste une chose : si je vous vois encore menacer les ellith de mon clan, n’importe quel membre de mon clan en fait... je vous tuerai comme j’ai tué Rhan. Si ce n’est pas moi, ce sera l’un de mes amis, ou de mes compagnes.

Les chasseurs restèrent silencieux, aussi immobiles que des statues de sel, leur visage en lame de couteau barbouillé de sang. Naryl leur jeta un dernier regard, et il sortit.

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