Départ

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Yuja avait soigneusement évité Nanal depuis cette nuit fatidique, où elle l’avait surpris avec Naryl. En toute logique, la femelle mature devait lui en vouloir : après tout, c’était à cause d’elle que Naryl avait été exclu du clan ! Awhem n’avait pas puni Nanal, mais Yuja l’avait fait pour elle, en l’évitant.

Cependant, la situation avait changé. Nanal s’était délibérément donnée à Rhan pour éviter à Yuja d’être violée. Elle avait utilisé son savoir-faire de femelle expérimentée pour le séduire, et l’avait chevauché jusqu’à l’épuisement. Ce jour-là, Yuja avait reçu une grande leçon. Les femelles, elles aussi, pouvaient « saillir » les mâles… et maintenant, Nanal avait enfin obtenu ce qu’elle désirait : une portée de petits. Désormais, elle lorgnait sur le jeune Daehel pour entretenir les nouvelles vies qui croissaient dans son ventre. Elle avait bien compris que le Rêveur, Eshm, ne s’intéressait pas aux ellith.

Yuja se plaça à côté d’elle en silence, et fixa son ventre rond. Nanal y avait peint des symboles auspicieux : des lunes et des étoiles, pour que ses petits connaissent toujours des nuits accueillantes, éclairées par des astres bienveillants. Les femelles qui avaient déjà enfanté avaient tressé pour elle une ceinture de corde et de coquillages, censée faciliter la mise bas le jour venu. Ne restait que le mâle : pour attirer celui-ci et l’encourager au travail, Nanal portait ses cheveux dénoués en permanence, et avait orné sa poitrine généreuse de gemmes scintillantes et de poudre de coquillage. Elle était superbe, une véritable image vivante de Narda.

— Combien de temps avant la naissance ? s’enquit Yuja après avoir éclairci sa voix.

Nanal lui jeta un petit regard du coin des paupières. Elle ne lâchait pas sa terre, qui était en train de prendre la forme d’un pot.

— Encore de nombreuses lunes. Ça irait plus vite si Daehel se décidait à venir dans mon khangg… mais il a peur. Je crois qu’il prend un peu trop au sérieux ce que lui a dit Naryl avant de partir.

Si tu les touches, je te tue.

— Il pense que toutes les femelles ici appartiennent à Naryl, soupira Nanal en ouvrant le col de son pot d’un coup de griffe habile. Il croit que sa parole a soudé leur ventre comme l’est ce vase. Il prétend attendre son retour pour lui demander la permission de monter dans mon khangg. Mais entretemps, les petits seront nés, et probablement malformés, encore une fois !

Yuja hocha la tête. Elle était désolée pour Nanal. Mais au fond d’elle, une seule chose la préoccupait vraiment.

— Tu crois vraiment que Naryl reviendra ?

Yuja avait lâché cette question dans seul un souffle, comme la dernière bulle lâchée par un noyé. Cette question l’obsédait, même si jusqu’ici, elle n’avait pas osé la poser.

Nanal, à son tour, poussa un soupir éloquent.

— Ne compte pas trop là-dessus. Il est parti défier l’ard-ael de son clan. S’il perd, on ne le reverra jamais, et s’il gagne… on ne le reverra pas non plus. Il faudra qu’il s’accouple avec toutes les femelles et protège leurs petits. Un véritable travail ! C’est toujours dur, les premières nuits d’un nouvel ard-ael. Et une fois qu’il aura fécondé toutes les ellith, il sera enchainé à cette grotte.

Yuja baissa la tête. C’était vrai. La première chose que faisait un mâle, après en avoir tué un autre, c’était de saillir toutes les femelles en âge de procréer du clan, qu’elles soient vierges ou mères. Une manière d’asseoir sa domination, de montrer à toutes qu’il était le nouveau maître.

— Ces ellith vont accepter Naryl, continua Nanal sans se soucier de la détresse de Yuja. De toute ma longue existence, je n’ai jamais vu un mâle aussi beau que lui. Et c’est aussi un excellent chasseur, qui sait également construire un khangg, fabriquer des choses, faire de la musique… il possède un savoir que, normalement, seules les femelles possèdent. Et il est bon et doux, et fait l’amour de façon exquise. Tu sais que j’ai bu à la lune rouge avec lui… il m’a donné un plaisir intense, en se souciant toujours de moi avant sa propre jouissance. Aucune femelle digne de ce nom ne laisserait passer une occasion pareille. Celles-là ont bien de la chance ! C’est une gemme taillée finement, qu’elles vont récupérer.

La jeune Yuja avait écouté toute cette diatribe en serrant les dents. Puis, surgit ce cri du cœur, trop longtemps contenu :

— Mais c’est injuste ! C’est grâce à nous que Naryl a acquis toutes ces compétences. Grâce à nous qu’il est devenu ainsi, apte à comprendre notre point de vue de femelle...

Nanal lâcha son travail. En un sens, c’était vrai. C’était elle, notamment, qui l’avait façonné en amant dans l’intimité du khangg, nuit après nuit, qui l’avait rendu patient en modérant ses ardeurs, qui lui avait appris à attendre le plaisir de sa partenaire.

— Non, lâcha-t-elle pourtant. Naryl a toujours été comme ça. C’est inné chez lui. Il est différent. C’est pour ça qu’Awhem l’a accepté parmi nous, alors même qu’elle savait qu’il n’était pas castré.

— Pourquoi l’avoir exclu, alors ? s’indigna Yuja. Il suffisait de l’accueillir, d’attendre qu’il grandisse, et il serait resté avec nous !

— Awhem voulait qu’il choisisse de lui-même, en toute connaissance de cause. Qu’il déclare sa volonté de vivre chez nous, comme un mâle entier… et il a choisi. Il a choisi de repartir, comme sa mère avant lui. C’est tout. C’est pour ça que je dis que, quoiqu’il arrive, il ne reviendra pas. D’autres femelles en profiteront : tant mieux pour elles !

Interdite, Yuja retourna vers la grotte. Eshm était dehors, posant sur elle son mystérieux regard doré. Comme d’habitude, il fumait, assis sous les rayons de la lune. Yuja fit mine de ne pas le voir : si elle le savait inoffensif pour elle, elle s’en méfiait. Elle avait vu ce qu’il faisait avec Naryl, dans sa grotte de rut... vu leurs crinières entremêlées, entendu leur souffle court, leurs râles de plaisir, et même humé l’épaisse odeur de luith qui montait des deux mâles. Eshm était un concurrent. C’est en partie parce qu’il avait comblé le désir de Naryl pendant ses périodes de fièvres que le jeune ellon ne s’était jamais intéressé à elle.

— Tu vas quelque part ? demanda le Rêveur en caressant du bout des doigts Pecco qui dormait dans un panier suspendu à son cou.

— Je vais me coucher. Tu devrais en faire autant : le soleil va bientôt se lever.

— Mhm. Je vais rester ici monter la garde.

Jusqu’au retour de Naryl, se dit-il pour lui-même. Mais Yuja ne l’entendit pas. Elle monta dans son khangg et s’y enferma. Eshm, à moitié enivré par la fumée des champignons, abandonna ce qui avait été sa première impulsion : parler à la jeune femelle de la valeur qu’elle avait pour Naryl. Il sentait qu’elle lui cachait quelque chose, mais il sentait également qu’elle ne voulait pas lui parler. Sa longue queue fine battait son petit pinceau argenté avec humeur : l’interrompre encore, c’était risquer feulement et coup de griffe. Et il ne voulait pas réveiller le faux-singe, qui dormait paisiblement.

Mignonne, tout de même, pensa-t-il en jetant un coup d’œil appréciateur à sa croupe étroite, tout juste cachée par un long pagne tressé de perles qui rebondissait jusqu’à ses cuisses fuselées. Naryl a bien de la chance... et s’il ne rentre pas vite, elle va lui filer entre les doigts.

De nouveau, Eshm sentit le sentiment d’urgence qu’il avait ressenti plus tôt monter dans sa poitrine. Des pressentiments, il en avait souvent : c’était normal, il était un Rêveur. Mais cette intuition fulgurante s’accompagnait, comme souvent, d’une grande sensibilité, qui l’avait conduit très tôt à rechercher l’évasion offerte par les champignons. Alors, il tira une nouvelle bouffée de sa longue pipe en os. La paix confortable de la fumée détendit ses épaules, et il se laissa aller contre la paroi, les yeux fixés sur les étoiles. Demain, se dit-il. Je lui parlerai demain. Et si Naryl ne revient pas... j’irai le chercher moi-même.


Au petit matin, alors que tout le monde dormait, la porte ovale du khangg de Yuja s’ouvrit sans un bruit. La jeune femelle en émergea, la capuche de son shynawil rabattue sur la manne argentée de sa chevelure. Elle portait ses guêtres de voyage et le sigil que lui avait laissé Naryl était solidement amarré sur sa cuisse d’une lanière de cuir de daurilim. Elle enjamba Eshm, qui s’était endormi là, enroulé dans son panache. Et, sortant de la grotte sur la pointe de ses petits pieds aux griffes translucides, elle s’enfonça dans la forêt.

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