Une erreur monumentale

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Naryl, lui aussi, avait senti l’odeur des chaleurs de Yuja. Mais il avait perdu la piste de la jeune femelle au bout de quelques nuits, à l’endroit où elle avait décidé de suivre la rivière. Heureusement, son instinct l’avait poussé à la remonter lui aussi. Il avait donc cheminé le long des berges, jusqu’à arriver à l’endroit où Yuja avait rencontré le mâle inconnu.

Une odeur âcre de peur, mêlée à celle d’un mâle et une autre, inconnue, avait fait stopper Naryl. Un grand tuyal isolait le bord de l’eau. Naryl souleva le rideau de feuilles et s’approcha de la berge. Il s’accroupit et resta là, un instant, en tentant de se figurer la scène.

Ici, Yuja avait rencontré un mâle ædhel. Elle avait eu suffisamment peur pour émettre ces phéromones acides, mais le mâle ne l’avait pas attaquée. Il ne l’avait pas non plus violée. D’après son odeur à lui, il n’était pas en chaleur. C’était une bonne chose. La troisième odeur, en revanche... Naryl ne la connaissait pas, et elle ne lui disait rien qui vaille. C’était celle d’un très gros prédateur, qui se nourrissait de sang et de viande. Il y avait quelque chose d’autre derrière aussi, une odeur blanche et froide. La dernière fois qu’il avait senti ce parfum d’éther, c’était sur les ailes de son père.

Naryl se releva, les sourcils froncés. Aucune trace ne partait de là. Le limon gardait la mémoire des pieds délicats de Yuja, et de ceux, plus larges, du mâle qui l’avait accostée. Il semblait aussi grand que lui, et peut être plus lourd. Il s’était approché de Yuja en venant de la rivière, et les petites traces laissées par la jeune femelle montraient qu’il était apparu alors qu’elle sortait de l’eau. Comme s’il était tombé du ciel... et quelles étaient ces grosses traces, juste à côté ? Elles ressemblaient à celles d’une très grosse perfie...

Du coin de l’œil, Naryl avisa le radeau, encore dissimulé dans les racines de l’arbre. Voilà pourquoi il avait perdu la trace de Yuja. Elle avait cheminé par la rivière. En levant la tête, il vit les restes de son abri, qu’elle n’avait pas eu le temps d’utiliser. Mais comment avait-elle pu disparaitre comme ça, sans laisser de trace ?

Les piaillements de Pecco, qui avait sauté de son épaule pour inspecter les environs, attirèrent l’attention de Naryl. Le faux-singe avait grimpé sur un arbre. Naryl l’imita, et, en trois bonds souples, il fut au sommet du tuyal où se tenait Pecco.

— Tu as vu quelque chose ?

De son petit doigt à l’extrémité arrondie, le faux-singe pointait les falaises au loin, au-delà de la forêt. Un front rocheux nimbé de la lueur verte émise par la forêt dans la nuit, qui paraissait presque invisible entre la mer de végétaux et les majestueux sommets blancs s’élevant derrière. Mais, quelque part dans ce mur de roche, les yeux perçants de Naryl discernèrent un point lumineux. Un feux. Des orcneas, ou peut-être des ædhil renégats... comment savoir ? Dans les clans de la sylve le tabou du feu était tenace. Qui que ce puisse être, ce ne serait pas des amis.

— On y va, décida Naryl.


*


Les genoux repliés contre sa poitrine, Yuja fixait le feu. Les ombres projetées par les flammes sur les étranges dessins qui en ornaient les parois rendaient la caverne vivante. Lorsqu’elle était petite, Sirath lui avait souvent raconté que les esprits des ædhil morts seuls et sans espoir de réincarnation erraient dans la sylve et trouvaient parfois refuge dans des cavernes isolées comme celles-ci. Yuja se rappelait sa peur lorsque la facétieuse femelle l’avait conduite en secret tout au fond de leur gîte, dans le sanctuaire où elle n’avait pas encore le droit d’aller. Elle se rappelait du dédale, de la lueur fantomatique qui éclairait les couloirs, des peintures mystérieuses qui apparaissaient aléatoirement. Des scènes de chasse, d’accouplement, des petits personnages éteints depuis longtemps qui semblaient les guider vers le cœur de la grotte, vers les entrailles de la terre. Au terme d’un voyage interminable, Yuja avait émergé au sein d’une salle si vaste qu’elle en avait oublié un moment sa peur. Sirath, sûre de son effet, avait posé la pierre-de-sang qui lui servait de guide et l’avait posée par terre, dans la pénombre, lui permettait d’entrer en résonnance avec toutes les autres. Instantanément, les cœurs des morts avaient répondu. Ils étaient partout, dans la moindre anfractuosité de la roche. Assis en tailleur, la tête baissée sur le néant. Incrustés sur les parois, les orbites vides, la bouche ouverte sur un cri silencieux. Leur cœur devenu pierre pulsait doucement, répondant à leur présence. À Yuja qui était si jeune, ils avaient paru innombrables. Une armée prête à revenir à tout moment récupérer la vie que leur avaient volée les vivants.

— Les morts de notre clan, avait annoncé Sirath en désignant les ædhil fossilisés. Et ceux du clan qui était là avant nous, il y a bien longtemps, avant que Morowë et son fils découvrent cette grotte.

— Pourquoi ne se sont-ils pas réincarnés ? avait timidement demandé Yuja. On m’a toujours dit que les gens du Peuple se réincarnaient après leur mort... comme maman.

Sirath avait posé une main réconfortante sur sa petite tête. Yuja avait perdu sa mère très jeune, et de fait, ne l’avait quasiment pas connue.

— Pour qu’un ædhel se réincarne, il faut qu’un petit naisse. C’est pourquoi nous nous accouplons. Mais peu de petits naissent dans notre clan sans mâle, et les morts attendent. J’imagine que ce sont les plus anciens qui sont revenus les premiers... comme toi, Yuja ! Comme tu es née dans la caverne, ton ancien corps est sûrement l’un de ceux-là.

Yuja avait fixé les squelettes décharnés pendant un long instant. Puis elle avait pressé la main de Sirath.

— Je veux rentrer, avait-elle dit en dissimulant ses frissons. Je n’aime pas cet endroit.

Quelle horreur cela devait être pour tous ces ædhil, d’attendre ici pour l’éternité, prisonniers d’un caillou froid palpitant faiblement dans un corps de verre et de calcaire ! Yuja en avait rêvé pendant des lunes. Parfois, elle s’imaginait être là, coincée pour toujours. Plus jamais elle n’avait osé s’aventurer dans une grotte inconnue après cela, et le jour où Naryl s’était retiré dans la sienne, cela avait constitué un exploit de l’y rejoindre.

Et aujourd’hui, elle était seule dans une grotte peinte, à attendre le retour d’un mâle inconnu qui l’avait cueillie comme une simple fleur à ramasser sur son chemin. Elle avait peur, mais n’osait pas s’en aller. S’il la poursuivait, qu’il devenait violent...

Le battement de Yirgho, l’ami wyrm du chasseur, tira la jeune femelle de ces pensées macabres.

— Tiens, ordonna-t-il en lui jetant une carcasse, dépouille-le.

Yuja baissa les yeux sur l’animal. C’était une créature qui ressemblait à un daurilim, mais en plus petit, et il n’avait que quatre cornes, toutes pointues comme des sigilim.

— Quittons cette grotte, finit-elle par dire. J’ai peur.

Le chasseur éclata de rire.

— De quoi ? Yirgho veillera sur notre sommeil, et je dormirai juste à l’entrée. Tu n’as rien à craindre.

— Ce n’est pas les vivants que je crains. Cette caverne est habitée.

— Habitée ?

D’un geste vague, Yuja désigna les peintures sur les murs. Elle ne voulait pas les regarder.

— Tu parles de ces peintures ? fit le chasseur en s’asseyant sur ses talons. Ce n’est rien du tout. Ceux qui les ont faites sont partis depuis longtemps !

— Non. Ils sont encore là, asséna Yuja d’une voix glaciale. Dans le fond de la grotte.

Le mâle vissa ses yeux dorés sur elle.

— Comment tu le sais ?

— Je le sens. Toi aussi, tu devrais.

Le chasseur soupira, et il se releva.

— D’accord. Je vais aller voir. Mais si tu as menti... tu me devras un gage, pour m’avoir fait me déranger pour rien.

Interdite, Yuja le regarda.

— Un gage ?

— On verra ça plus tard. En attendant, dépouille ce tuurl.

La jeune femelle le regarda disparaitre dans le fond de la grotte, un peu inquiète. C’était peut-être le moment de disparaitre... plus le temps passait, plus elle regrettait sa décision d’avoir suivi ce mâle. Quelque chose en lui la mettait mal à l’aise, et ce n’était pas seulement la proximité des pierres-cœurs oubliées qu’elle sentait dans les alentours. Il y avait autre chose.

Mais elle n’osait pas s’en aller. Alors, elle sortit sa petite dague en quartz de son pectoral et entrepris de dépouiller le tuurl, du mieux qu’elle pouvait.


*


Elle avait presque terminé lorsque les pieds larges du mâle vinrent se planter devant elle.

— Il n’y avait rien.

Yuja releva un regard timide vers lui. Il la contempla en silence, comme s’il s’apprêtait à dire quelque chose... jusqu’à ce qu’il avise les filets qu’elle avait levé dans le tuurl.

— Tu ne sais pas découper la viande ! s’exclama-t-il. Normalement, à ton âge, les femelles sont moins incapables !

— Chez nous, j’étais préposée à la préparation du poisson, argumenta Yuja, vexée. Et je n’avais jamais vu de tuurl jusqu’à aujourd’hui.

— Il faudra donc tout t’apprendre... je ne connais pas bien le travail des femelles. On passera voir un clan allié pour que les nôtres te forment. Je ne peux pas avoir pour compagne une femelle incapable !

— Je ne suis pas incapable ! se défendit Yuja. Je sais faire un khangg, plonger, pêcher...

La claque brutale que lui asséna le chasseur la prit par surprise. Sa tête partit sur le côté, et pendant un court instant, elle en resta sonnée.

— Avise-toi de ne jamais me répondre, lui précisa le mâle d’une voix froide comme de l’eau de roche. Chez nous, on ne tolère pas plus les incapables que les insolentes.

— Laisse-moi partir, alors, tenta faiblement Yuja.

Sur sa langue, sa salive avait le goût du sang.

— Non. Je t’ai trouvée et réclamée, et désormais, tu m’appartiens. Fais dorer ces filets à la braise et assaisonne-les. Tu as massacré la viande, mais ce n’est pas une raison pour se passer de manger.

Yuja s’exécuta en silence, le cœur déchiré. Son instinct, sous la forme des petites voix chuintantes des morts, lui avait dit vrai : elle avait commis une erreur monumentale.

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