Le clan des stryges

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Les poings liés, la tête en bas, Yuja voyait à nouveau le paysage défiler. Une main possessive plaquée sur les fesses de sa captive, Navikhi exultait.

— On m’avait dit beaucoup de choses de ces stryges, mais finalement, celui-là était facile à battre !

Yuja tenta de relever la tête pour feuler. Elle avait vu Naryl être saisi par les serres de Yirgho, puis projeté vers le vide, mais aussi le moment où il avait émergé à nouveau du ravin.

— Il te poursuit déjà. Tu n’as pas idée de sa force. Il va te tuer !

Navikhi répliqua avec une tape brutale sur les fesses de Yuja.

— Ils ne nous a pas encore rejoint. Les Hurleurs Noirs craignent encore plus les rayons du soleil que tout autre ædhel. Il doit être aveuglé. Le temps qu’il retrouve notre piste, je t’aurais déjà saillie et marquée. C’est moi qui vais le faire, puisqu’Endhuu n’a pas pu.

— Je vais t’arracher le membre ! rugit Yuja.

Mais Navikhi ricana, découvrant ses crocs luisants.

— En chaleur comme t’es ? Ça m’étonnerait. Je le vois d’ici, tu es déjà ouverte. Et ta croupe ne cesse de remuer sous mes caresses. Je suis en rut, moi aussi, depuis avant-hier. C’est parfait. Je vais te féconder, et lorsque tu seras grosse de mes petits, tu n’auras plus envie de suivre ce Naryl. S’il tenait vraiment à t’avoir, il aurait clamé ses droits sur toi dès cette nuit. Je n’ai jamais entendu parler d’un ard-ael qui dédaigne une femelle en chaleur, surtout après l’avoir gagnée de haute lutte. C’est que tu ne lui plaît pas vraiment.

Les mots cruels de Navikhi, qui faisaient écho à ce qu’elle pensait tout au fond d’elle, transpercèrent le cœur déjà meurtri de Yuja. Ce mâle arrogant n’avait pas tort. Naryl ne l’avait pas marquée. Il aurait pourtant suffi d’un coup de dents sur sa nuque... et pire encore, il l’avait même repoussée. Alors qu’elle s’était offerte à lui.

Aucun mâle ne résiste au parfum d’une femelle en chaleur, disait souvent Awhem. Aucun.

Sauf lui. Avec elle. Car avec Nanal, et les Brûlantes qu’il partait saillir à chaque lune rouge, affrontant pour cela des mâles enragés dans des combats bien plus dangereux que ceux d’aujourd’hui, il ne résistait pas.

Je dois être trop « facile ». Ou pas assez « femelle ».

Yuja avait eu cette intuition, en quittant le clan pour parcourir la sylve. Les vraies femelles comme Nanal faisaient comme les mâles : elles courraient les bois à chaque chaleur, sans craindre la violence et le désir des ellonil en rut qui ne manquaient pas de s’abattre sur elles. Une fois que d’autres l’auraient prise, peut-être que Naryl, enfin, la trouverait désirable.

— Moi, tu me suffit comme tu es, même si je te trouve particulièrement indocile. Mais une fois que tu auras eu une portée, tout changera, statua Navikhi, sûr de lui.

Il fit atterrir son wyrm sur un promontoire rocheux, sauta à terre puis chargea Yuja sur son épaule. Il la jeta au sol sans attendre, alors qu’elle se débattait, les mains toujours liées comme une proie ramenée vivante de la chasse.

Au-dessus d’elle, Navikhi était déjà en train de défaire son plastron, un sourire goguenard aux lèvres. Yuja le haïssait. Plus encore que Rhan, plus encore qu’Endhuu. Et pourtant, malgré elle, elle sentit sa fente s’humidifier pour accueillir le vainqueur. C’était si humiliant !

Je dois penser à Naryl. Rien qu’à lui.

Elle tenta de se convaincre en fermant les yeux. Déjà, les mains calleuses de Navikhi lui ouvraient les cuisses. Il n’y aurait pas de préliminaire, de caresses, baisers, coups de langue et autres frottements de panache. Juste la brûlure violente du membre mâle qui creuse son chemin dans ses chairs.

Dans un sursaut de combativité, Yuja se tendit, prête à causer le plus d’obstacles possibles au mâle. Il allait réussir à la forcer, bien sûr. Mais pas sans rencontrer de résistance. Yuja banda ses muscles, se crispa... et attendit la douleur, le déchirement.

Mais il ne vint pas. Et la poigne brutale de Navikhi, son odeur, même sa présence — tout cela avait disparu, comme emporté dans l’éther de ces hauteurs rocheuses.

Yuja ouvrit un œil prudent. Naryl. Il était là, debout sur le piton. Sombre et silencieux.

— Naryl ! exulta Yuja en se redressant.

Mais une main noire et griffue apparut dans son champ de vision. Un autre Naryl... qui n’était pas lui.

Un Hurleur Noir.

Stupéfaite, Yuja leva les yeux sur la haute silhouette sombre. Sur le torse sec et musclé, elle vit la courbe moelleuse de deux seins ronds, à peine cachée par la crinière de nuit qui cascadait en mèches lisses jusqu’aux chevilles de la créature. Une femelle. C’était une femelle, qui lui tendait sa main pour l’aider à se relever. Yuja la prit. La femelle stryge la remit sur ses pattes, tandis que le mâle sur le piton s’approchait en deux battements d’ailes pour la renifler. Yuja se laissa faire de bonne grâce. Elle ne connaissait pas les intentions de ces étrangers : mieux valait se montrer conciliante.

Après l’avoir humée rapidement, le mâle — celui qui ressemblait tellement à Naryl — regarda sa compagne, posant ses yeux d’onyx sur elle. Puis il poussa un cri à la fois grave et aigu, qui manqua de percer les tympans sensibles de Yuja. Le chant des stryges... leur mode de communication. Sa compagne hulula quelque chose en retour, et un troisième débarqua de nulle part — du ciel — avec un grand filet de lianes tressées.

Yuja recula.

— Non, fit-elle en secouant la tête.

Mais les deux mâles l’avaient déjà déplié, et chacun s’était emparé d’une bretelle qu’ils passèrent en travers de leurs torse. La femelle, pendant ce temps-là, invitait par ses gestes muets Yuja à s’asseoir dans la nacelle.

Elle n’avait pas le choix. Ces Hurleurs Noirs n’avaient pas l’air hostiles... elle prit donc place dans le filet, et, aussitôt, se trouva soulevée du sol. La femelle ouvrait la formation, ses immenses ailes déployées.

Dans l’espoir d’apercevoir Naryl, Yuja tourna la tête vers le bas, derrière elle. Yirgho, le wyrm, avait disparu. Et non loin de l’endroit où il s’était tenu, sur une vire de la falaise, gisait la silhouette écartelée de Navikhi, que les stryges avaient jetée en contrebas. Yuja eut une brève pensée pour sa mère, qui n’avait sans doute jamais connu ce hënnel devenu un mâle insensible et cruel. Puis elle ramena son regard droit devant elle, fixé sur le firmament, et la mystérieuse destination où l’emmenaient les Hurleurs Noirs.


*


Naryl, lui aussi, trouva les restes de Navikhi. Yirgho tournait autour en poussant des cris désespérants.

Je ne voulais pas que ça finisse comme ça, pensa-t-il en atterrissant à côté.

Au début, le wyrm ne le laissait pas approcher.

— Arrête, lui intima Naryl en tendant vers lui une main apaisante. Je fais ça pour le bien de ton compagnon.

Et, d’un coup de sigil rapide, il incisa le cœur de son rival à peine solidifié, qu’il jeta dans son petit sac avec les cristaux de la mère et de ses petits trouvés quelques nuits plus tôt.

Ça va faire du monde pour le clan, pensa Naryl en se redressant. Yuja a raison en disant que je ramasse trop d’oisillons tombés du nid.

Mais c’était dans sa nature. Tendre la main, fédérer, rassembler. Il était un meneur né, et ne pouvait pas laisser des individus sur le bord du chemin, quels qu’ils soient.

Puis il se tourna vers Yirgho. Il parvint à saisir sa bride, qu’il trancha également.

— Ton compagnon est mort. Tu es libre.

Mais le wyrm ne partait pas. Et, lorsque Naryl s’envola, il le suivit.

Le trio de stryges et leur nacelle était encore visible au loin, comme des feuilles de tuyal voguant sur les nuages, face à l’énorme demi-globe du soleil saignant. Quand il était petit, la rêveuse du clan d’Asvgal lui racontait que les soleils étaient comme les cœurs des ædhil, des globes remplis de lave brûlante. Ils étaient juste beaucoup plus gros. Mais il n’y a aucune différence de nature, lui avait-elle dit. Et, comme nos cœurs, les soleils brûlent, refroidissent, donnent la vie.

Naryl suivit la direction du soleil. Jusqu’aux Marches Blanches, jusqu’au clan des Hurleurs Noirs.


*


Yuja commençait à avoir froid. Dans sa chevelure blanche, des cristaux de gel s’étaient formés. Sur ses cils, aussi. Sentant une douce torpeur l’envahir, elle s’abandonna, se blottissant dans les bras mordants du froid, bercée par le chant céleste des stryges qui babillaient doucement au-dessus d’elle. Elle était bien. Plus rien n’avait d’importance, désormais. Que cette présence, cette douce absence, et l’impression d’être à sa place, là où elle devait être. Elle ferma les yeux.

Soudain, elle sentit qu’on l’avait déposée. Elle était de nouveau sur la terre ferme.

Terre ferme... c’était beaucoup dire. Les stryges avaient atterri sur un gros rocher suspendu dans le vide. Les deux mâles qui l’avaient transportée étiraient leurs ailes, tandis que la femelle s’entretenait dans sa langue bizarre avec un autre groupe de congénères. Deux styges, accroupies sur des pitons, la regardaient, les mains posées sur leurs genoux et soutenant leurs énigmatiques visages.

Yuja se dressa sur ses deux jambes, un peu chancelante. Autour d’elle, le vide lui donnait le vertige.

Un tour d’horizon prudent lui apprit qu’il y avait d’autres rochers volants dans les environs. Peuplés de stryges. Elle dénombra une cinquantaine d’individus : cette harde faisait la taille d’un clan moyen. Mais tous n’étaient pas dotés d’ailes. Elle vit d’autres ædhil comme elle, qui vivaient néanmoins sur cet étrange territoire, suspendu entre ciel et terre.

Je ne pourrais jamais vivre là, frissonna-t-elle en apercevant une cascade tomber dans le vide au-dessous d’elle.

La terre, le sol, était invisible. Partout, que le blanc aveugle des nuages. Et il faisait si froid !

Et partout, ce chant étrange et éthéré qui montait comme des volutes de métal. Ces stryges étaient plutôt bavards ! En relevant la tête, Yuja en aperçut toute une armée, qui tournoyait dans les hauteurs. Cette vue lui donna le tournis, et elle commença à se sentir mal. Elle baissa la tête.

La femelle était revenue devant elle. Elle lui tendait une grande pierre plate, où étaient disposées quelques fleurs de sang dépourvues de leurs dents, quelques pétales saignantes et des morceaux de viande translucides. Dans son langage étrange, elle lui indiqua quelque chose.

— Je ne comprends pas ce que vous me dites, répondit Yuja.

La stryge fit mine de manger. Alors, Yuja hocha la tête en un remerciement silencieux. L’autre lui donna le plateau et s’éloigna.

Se sustenter fit du bien à Yuja. Mais ensuite, elle se sentit désœuvrée. Ici, personne ne parlait sa langue. Et personne ne venait la voir. Les stryges vaquaient à leurs occupations, voletant d’un promontoire à un autre. Qu’allait-elle faire dans ce lieu étrange, perdu et inquiétant ?

En regardant mieux, elle aperçut des ponts de corde qui reliaient certains rochers entre eux. Et comme c’était sur le rocher voisin qu’elle avait vu les ædhil sans aile, elle s’y dirigea.

Mais aucun de ces ædhil ne voulut parler avec elle. En fait, tout le monde l’ignorait. Lorsqu’elle adressait la parole à quelqu’un, cette personne gardait le silence. Elle allait renoncer lorsqu’elle en aperçut une qui secouait la tête.

— Vous parlez ma langue ! Je le sais, je vous vois !

La femelle une question, une créature diaphane à la longue crinière blonde, à moitié nue, flanquée d’un petit hënnel ailé, se mordit la lèvre.

— J’ai fait le vœu de ne plus parler les mots, articula-t-elle difficilement.

— Pourquoi ? Et que faites-vous dans ce clan ?

La femelle désigna un stryge non loin.

— Lui, mon mâle.

Puis elle désigna son petit, accroché à sa jambe.

Un seul petit. Les stryges n’avaient pas l’air très prolifiques. En regardant autour d’elle, Yuja constata que les hënnil étaient peu nombreux, et visiblement seuls avec leurs mères.

La femelle la regarda de la tête aux pieds. Puis, elle tendit l’oreille.

— Ils chantent que ton mâle va bientôt arriver. Il est en chemin.

— Mon mâle ?

L’inconnue haussa les épaules. Puis elle s’éloigna.

Yuja se retrouva à nouveau seule. Elle erra entre les blocs de cet étrange territoire. Certains étaient gravés de symboles bizarres, qui hérissaient le poil de Yuja. Elle ne les aimaient pas. Ici, tout était trop mystérieux, presque inquiétant. Et, en même, oui... presque familier. Comme si ces étranges cousins ailés se souvenaient d’une chose que les autres avaient oublié.

Lorsque Naryl posa le pied sur l’îlot suspendu, Yuja se précipita dans ses bras.

— Navikhi... il...

Naryl la serra plus fort.

— Je sais. Mais tout est fini, maintenant.

Les stryges s’étaient rassemblés silencieusement autour d’eux. Lentement, Naryl se détacha de Yuja. Yirgho, qui s’était posé à sa suite, glapit, inquiet. Naryl le calma d’une caresse sur le nez.

— Chut. Tout va bien.

Yuja jeta un regard peu amène au wyrm.

— Pourquoi est-il là ?

— Il m’a suivi. J’ai ramassé le cristal de son ami.

Yuja baissa la tête. Elle n’arrivait pas à se sentir triste pour Navikhi. Pas après tout ce qu’il lui avait fait, et ce qu’il avait menacé de lui faire.

— Ces stryges... tu as pu parler avec eux ? demanda Naryl sans les quitter du regard.

— Juste avec l’une de leurs femelles d’un autre clan. Ils ne parlent pas notre langue.

L’un des Hurleurs Noirs, visiblement le plus grand, se détacha du groupe et marcha vers Naryl. Il se planta devant lui, puis tendit la main vers sa chevelure, qu’il effleura. Naryl se laissa faire. L’autre tourna autour de lui, souleva un bout d’aile, le renifla. Là encore, Naryl ne bougea pas. Yuja, elle, se recroquevilla, effrayée par la grande taille, le visage de pierre et le regard rouge de l’inconnu. Ce dernier finit par pousser un genre de trille, qui ne trouva nul écho chez Naryl. Mais les autres se rapprochèrent. Avec des gestes doux et des petits piaillements aigus, ils invitèrent Naryl et Yuja à les suivre au cœur de leur territoire.

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