Rêves de conquête

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Naryl s’exila dans sa grotte de rut. Il n’était plus sur le territoire des femelles, mais il restait proche : le jeune ellon ne se sentait pas encore capable d’affronter le vaste monde pour l’instant. Ce moment viendrait, mais pas tout de suite.

Très vite, en rentrant de la chasse, il découvrit des offrandes devant sa caverne. Des fleurs comestibles, des pierres brillantes, un quartier de viande, parfois, et même un beau crâne de daurilim incrusté de gemmes… ces cadeaux portaient l’odeur des femelles du clan d’Awhem. Une nuit, Naryl en surprit une venue déposer une couverture de soie de papillon sauvage. C’était Taryn, qui, comme Nivi, n’avait plus ouvert la bouche ni approché Naryl depuis sa capture et son viol par les Sans-Clan. Elle s’enfuit dès qu’elle l’aperçut, disparaissant dans l’ombre des arbres. Naryl ne chercha pas à la rattraper. Il ramassa la couverture et la déposa dans son khangg, à l’intérieur de la grotte. Pendant la journée, enroulé dedans, il crut sentir le parfum diffus de Yuja.

Naryl se sentait seul, peut-être plus qu’il ne l’avait jamais été. Mais, contrairement à ce qui s’était passé lors de son éviction du clan de sa mère par Asvgal, il se sentait également habité par une force nouvelle. Il n’allait pas rester ici. Une fois son équipement de voyage constitué, il comptait partir. Refaire le trajet inverse que sa mère et lui avaient parcouru plusieurs cycles auparavant. Passer le territoire des Sans-Clan, par la force s’il le fallait. Franchir les monts de Quartz. Le marais des Marcheurs, la lande des orcneas… puis, enfin, arriver face à la sylve pourpre. Dans ses rêves diurnes, il revoyait les torses d’os et les restes de chasse pendus aux arbres à la lisière du territoire d’Asvgal, signalant sa présence. Il se voyait émerger de la sylve : le grand mâle à la crinière noire et aux yeux rouges sortait de la grotte et venait à sa rencontre, griffes sorties. Naryl se réveillait toujours à ce moment-là, mais il savait qu’il triompherait du geôlier de sa mère. Dans ses rêves, il se voyait plus grand que lui.

Il avait compris et accepté sa destinée : il était né pour diriger ce clan. Le moment était venu. Après avoir tué Asvgal, il suspendrait son corps à la lisière de s bois pour avertir les autres, puis il se présenterait aux jeunes femelles du clan. Sa mère resterait as ellyn, même sans mâle : bien sûr, il ne la toucherait pas, et continuerait à se conformer à elle pour toutes les décisions. Les ellith seraient libres de le choisir, ou non. Il n’avait pas besoin de beaucoup : juste une lui suffirait. Deux, peut-être. Ou trois. Pas plus.

Les nuits qui suivirent son départ du clan d’Awhem, Naryl travailla dur, porté par cet unique but. Il se tailla un nouvel arc, reprisa son shynawil troué. Les femelles lui avaient appris tout ce qu’elles savaient, et grâce à leurs leçons patientes, il cousait mieux que bien des ellith expérimentées. Peu de mâles possédaient ce savoir-faire : normalement, ceux du Peuple vivaient en clan, se partageant les tâches. Lui, Naryl, était totalement autonome. C’était le cadeau que l’exil lui avait donné.

Un soir, alors que la sylve s’éveillait à la nuit, Naryl émergea de son khangg pour trouver la haute silhouette d’un mâle devant son foyer. Il l’attaqua sans préambule ni sommation. L’intrus n’eut même pas le temps de se retourner : Naryl avait déjà ses crocs sur sa gorge, les terribles lames de ses griffes pointées sur le ventre offert.

Mais l’odeur était connue. Et lorsque l’autre planta gentiment ses dents dans sa gorge en retour, Naryl le reconnut.

Eshm.

Les deux mâles roulèrent dans la poussière, se reniflant mutuellement, entremêlant chevelures et panaches. Eshm gratifia Naryl de quelques griffades amicales, posant sa marque sur sa peau pour se rappeler à lui. Naryl répondit en mordant son oreille. Lorsque le sang coula, les deux mâles mirent fin à leurs effusions, après s’être nettoyés mutuellement.

— Je ne pensais pas que tu reviendrais, finit par murmurer Naryl en refaisant les tresses que son ami avait défaites.

— Bien sûr que j’allais revenir. Je sais que c’est chez toi, ici. J’ai senti ton odeur et je suis venu. Pourtant, la lune est encore jeune.

Naryl lui jeta un regard rouge.

— Tu mens. Tu es ici pour les femelles, comme tous les autres.

Assis devant lui, Eshm lui jeta un regard curieux.

— Les femelles ?

Naryl soupira de lassitude. Il en avait trop dit, ou pas assez.

— J’ai été recueilli par un clan de femelles, échappées de mâles errants comme ceux avec qui tu étais. Mais elles ont fini par se rendre compte que j’étais entier, et elles m’ont chassé. Elles ne resteront pas ici, ajouta-t-il dans un souci de ne pas éveiller l’intérêt d’Eshm.

Mais ce dernier s’était étendu sur son shynawil, un demi-sourire sur son visage racé.

— Les femelles ne m’intéressent pas. Tu te rappelles dans la grotte ? Je n’ai pris mon plaisir avec aucune.

Naryl fronça les sourcils.

— Mais tu es pourtant en proie aux fièvres, comme moi…

— Je préfère les jeunes mâles aux femelles. Leur étreinte a plus de saveur. Et puis, je ne veux ni clan ni hënnil à protéger. C’est trop de responsabilités. Les ellith ne donnent jamais rien sans rien. Tandis que toi, Naryl… tu donnes tout gratuitement, sans rien attendre en retour.

Naryl baissa la tête, sentant la pointe de ses oreilles chauffer. C’était donc ça. Eshm était là pour lui, pas pour les femelles du clan d’Awhem.

Il laissa Eshm se rapprocher, venir lui mordiller le cou. Les bouches avides dissimulées dans leurs panaches se cherchèrent, se rencontrèrent et se joignirent. Eshm avait raison : avec une femelle, il était impossible de faire cela.

Puis il se souvint de la tendre chaleur de Nanal, de ses halètements tandis qu’il la prenait. Les femelles, c’était bien aussi. Mais en attendant, il était avec Eshm, et ce dernier était son seul ami.

Eshm s’installa dans la caverne avec Naryl. Il partageait sa couche avec lui, mais Naryl lui montra comment fabriquer un khangg. Cela pourrait lui servir un jour.

— Qui t’a appris tout ça ? demanda le mâle plus âgé en inspectant le nayan de son cadet. Normalement, ce savoir est réservé aux ellith.

— Ma mère m’a initié aux secrets de sa guilde de chasse. Pas tous, bien sûr.

— Elle ne craignait pas la colère des autres femelles ? Elles l’auraient tué si elles avaient su que l’une d’elles avait divulgué leurs précieuses techniques à un mâle.

— Les autres femelles sont restées avec le clan : elle est partie seule. Il fallait bien survivre… elle avait besoin de mon aide.

Elle avait surtout besoin de pouvoir me laisser seul, songea Naryl en évitant le regard de son compagnon. Depuis le début, sa mère avait eu l’intention de le rendre autonome afin de pouvoir rejoindre Asvgal au plus vite. Son départ du clan n’avait été que provisoire. Et cela, Asvgal le savait. Il l’avait su dès le début. Sans cela, il ne l’aurait pas laissé partir.

Naryl se rendit pas compte qu’il venait de briser la branche qu’il était en train de tresser pour le khangg d’Eshm. Ce dernier le regarda, une lueur rusée dans ses yeux jaunes.

— Tu sembles regretter tout cela, lui dit-il.

— Je ne regrette rien. Seulement de ne pas avoir tué Asvgal lorsqu’il était devant moi.

— Asvgal ?

— L’ard-æl de mon clan de naissance, précisa Naryl. Celui dont je t’ai parlé la dernière fois.

Eshm lui sourit.

— Oh, lui. Il ne peut pas être pire que Rhan, tu sais.

— Je le hais, grogna Naryl en réponse.

— Je vois ça. Mais si Rhan découvre la présence d’un clan de femelles à proximité, je doute qu’il se montre aussi docile que toi.

Docile ? Je ne les ai pas laissées me dicter leur loi : j’ai quitté le clan.

— Un autre mâle ne serait pas parti. Il serait resté, et aurait couvert toutes les femelles du clan dans la nuit, pour leur montrer qui est leur nouveau maître.

Naryl reposa la branche cassée d’un geste brusque.

— Ah quoi bon ? Je ne suis le maître de personne, même pas de moi-même. Ma mère disait qu’un véritable ard-æl apprenait à contrôler ses instincts, avant de prétendre à contrôler ceux des autres. Elle disait également qu’il était au service des femelles de son clan, pas le contraire. En tout cas, c’est comme ça qu’elle décrivait mon père.

Eshm ricana doucement.

— Père qu’elle a vite oublié pour un étranger à la somptueuse crinière noire et au caractère dominant…

Le regard que lui jeta Naryl le dissuada de continuer.

— Tu es toujours aussi naïf, en tout cas, conclut Eshm en se relevant. Tu n’as pas changé. Tant mieux, c’est ce que j’aime chez toi. Viens là.

Naryl se laissa approcher à nouveau. Et lorsque Eshm sortit son sexe endormi de sa cachette, il ferma les yeux. Eshm chantonnait et ronronnait dans son cou, sans qu’il parvienne à discerner ce qu’il disait.

Un étranger à la somptueuse crinière noire… Naryl s’endormit en rêvant d’Asvgal, à nouveau. Sauf que cette fois, dans son rêve, il le tuait.

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