Rêves

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Pendant son sommeil, Yuja rêva qu’une longue silhouette recouverte d’un voile venait la visiter. L’apparition traversait la grotte et se penchait sur le mâle enroulé dans son panache. Puis elle venait vers elle. Yuja ne pouvait plus bouger. Elle était obligée de laisser cette silhouette fine arriver vers elle de sa façon si peu naturelle, comme si elle flottait, puis coller son visage de vide devant le sien. Le voile laissait deviner quelques volumes, et la longue crinière blanche et éparse qui trainait derrière elle ressemblait à celle d’un ædhel. Femelle ou mâle, Yuja, dans sa tétanie, n’aurait su le dire.

Ce n’est pas le bon moment pour ce mâle. Il ne pourra pas te faire de portée. Laisse-le partir et ramène-nous en un autre, un qui peut procréer.

Dans les brumes de son rêve, Yuja devina ce que souhaitait ce spectre. La conception d’un ou plusieurs petits pour pouvoir se réincarner.

— Je ne peux pas, gémit-elle dans son sommeil. Il me tient prisonnière...

Une bourrade dans les côtes la réveilla.

— Debout. Le grand soleil vient de se coucher, et la route est encore longue.

Yuja se leva péniblement. C’était déjà le crépuscule... elle avait mal dormi, et avait mal partout.

— Emballe nos affaires. Enfin, si tu sais le faire. Ah, et enfile ça.

Le chasseur lui tendit un collier tressé, du genre de celui que portait le wyrm.

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est ce qu’on met aux femelles en phase de dressage. Comme les mors de saillie.

Yuja osait à peine demander.

— Les mors de... saillie ? tenta-t-elle doucement.

— On met ça aux femelles lors de leur premier accouplement... et des suivants, aussi. Pour éviter qu’elle ne mordent ou ne se fassent mal.

Les oreilles basses, Yuja prit le collier en silence. C’était de pire en pire.

— Tu verras tout ça chez Endhuu. C’est l’ard-ael d’un clan allié au mien : notre chef est son frère. Ses femelles sont réputées pour être les plus soumises de tous les clans. Elles t’apprendront la voie des ellith, qui te fait cruellement défaut.

— Chez nous, les ellith sont des chasseresses qui choisissent leur mâle...

— Chez nous, ce sont les mâles qui chassent. Je vois difficilement comment une petite femelle comme toi pourrait tuer un daurilim !

— C’est que tu n’as jamais vu Morowë, Naïhryn ou Nivi mener la chasse des ellith, siffla Yuja entre ses dents, se remémorant les corps musclés, les griffes tranchantes et les terribles masques aux cornes létales des chasseresses de son clan. Il se dit que certaines nuits, les elles se changent en quelque chose d’autre, encore plus puissant qu’un daurilim, plus terrible qu’un grand wyrm.

Une petite claque — pas trop forte, mais néanmoins ferme — la remit à sa place.

— On raconte qu’il y a des femelles chasseresses, c’est vrai. On raconte qu’elles sont redoutables et que leur fureur touche même les mâles... dans les contes pour hënnil ! Allez, monte sur Yirgho. Et met ton collier.

La mort dans l’âme, Yuja s’exécuta. Le chasseur y fixa une lanière, qu’il attacha à la selle du wyrm, sur un arceau face à lui.

— C’est à lui que tu parlais dans ton rêve ? demanda-t-il enfin.

— Qui ?

— Ce Naryl. Ton ard-ael.

Yuja hocha la tête en silence. Mieux valait qu’il croit cela. Au fond de la grotte, elle voyait toujours la silhouette hâve du spectre, comme une peinture sur le mur.


*


Naryl arriva à la grotte au petit matin. Elle était vide, mais il aperçut les restes d’un foyer — qu’on n’avait même pas pris la peine de dissimuler — et sentit l’odeur de Yuja. Toujours, ce parfum âcre de peur, agrémenté cette fois d’une petite note de rage. Ce mâle inconnu tourmentait Yuja. Par quel moyen ? Naryl ne percevait pas l’odeur du luith.

Le jeune ellon examina soigneusement la grotte. Sur les parois, il y avait des images gravées et peintes à l’argile rouge. Ces images racontaient une histoire : l’arrivée d’une femelle enceinte, qui s’était installée là pour accoucher et élever sa portée, toute seule. La perte de plusieurs petits, la douleur. Les joies avec les deux derniers, puis leur mort. La dernière image montrait la femelle se préparer à partir. Il n’y avait plus rien après.

Naryl fouilla le fond de la caverne. Il n’eut pas à creuser beaucoup pour trouver les petits squelettes, os épars au milieu desquels brillaient des gemmes minuscules, étincelant au soleil pour la première fois. Il les ramassa et les fourra dans un sachet. Dehors, dans une crevasse rocheuse juste sous la caverne, il trouva les restes de la mère. Il ramassa son cristal à elle aussi : en tant que chef de clan, il pouvait prendre la décision d’intégrer ces malheureux au sien.

— Je crois qu’on va devoir passer la journée ici, Pecco, murmura-t-il au faux-singe en remontant dans la grotte.

Ce gîte était difficile d’accès. Pour y parvenir, Naryl avait dû courir de longues heures, sauter d’arbre en arbre pour traverser la forêt, puis escalader l’abrupte paroi rocheuse. Sans pression directe sur sa vie, il n’était pas parvenu à recréer l’impossible transformation, à faire pousser les ailes qui lui auraient permis de rejoindre plus rapidement Yuja. Il se détestait pour cela. Finalement, il était encore loin d’arriver à l’épaule d’Asvgal.

Naryl déballa ses provisions, qu’il partagea avec le faux-singe. Il prit l’un des champignons du rêve que lui avaient donné Eshm, au cas où. Naryl n’était pas un Rêveur, il n’avait pas la capacité de convoquer dans ses songes les ædhil des temps passés. Mais ici, les lieux étaient chargés. Peut-être apprendrait-il quelque chose.

Il s’enroula dans son shynawil et déploya son panache, s’installant pour le sommeil diurne. Pecco vint se lover contre lui, bien à l’abri, même s’il ne craignait pas les rayons du soleil.


*


En rêve, Naryl vit Yuja. Elle se tenait exactement là où il était, dans une posture de défaite et de soumission. Oreilles baissées, queue plaquée aux fesses... en face d’elle, un grand mâle inconnu sortait son membre violacé.

— Ouvre la bouche, lui ordonnait-il.

Naryl feula, sortant ses griffes sur plusieurs longueurs. Mais il ne parvenait pas à toucher l’inconnu. C’était une ombre hors d’atteinte, une vision que lui offrait Amarrigan par le biais du champignon magique. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était regarder en silence.

Ce chasseur inconnu qui avait enlevé Yuja l’avait forcée à boire son luith. Il l’avait également frappée, et insultée. Il promettait de l’initier au « travail des femelles » dans un clan inconnu, puis de la déflorer en la muselant, avant de repartir à l’aventure en s’arrêtant dans divers clans où il la livrerait à l’appétit d’autres mâles en témoignage d’amitié et de bonne volonté. Par-delà la révolte et la colère qui emplissaient ses veines, Naryl discerna le nom de l’un de ces dominants : Endhuu. Grâce aux champignons, à Amarrigan — ou aux âmes qui dormaient sagement dans sa sacoche, qui sait ? —, Naryl connaissait son prochain objectif.

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