Le Premier

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Cette nuit-là, Naryl et Yuja furent reçus chez les Hurleurs Noirs, qui partagèrent avec eux leur nourriture et le confort tout relatif de leur habitat spartiate : un genre de khangg sans toit perché dans les hauteurs rocheuses les plus escarpées, qui ressemblait plus à un nid qu’à un véritable lit-boîte. Yuja, qui ne craignait pourtant pas la cime des arbres, refusait catégoriquement de regarder en bas et resta agrippée à Naryl pendant tout le repos diurne. Au matin, elle se réveilla de mauvaise humeur, en manque de sommeil. Naryl lui-même devait reconnaître qu’il avait peu dormi. Ces stryges l’intriguaient trop. D’où venaient-ils, et pourquoi avaient-ils tous cette apparence ? Pour lui, ce n’était qu’une configuration momentanée. Mais ici, tout le monde, à l’exception de deux ou trois femelles récemment arrivées, arborait une ou deux paires d’ailes. Le meneur, un impressionnant mâle à la couronne cornue, en portait trois : six ailes immenses, aux bords coupants, qui tenaient tout autant de l’ornement que de l’arme.

La nuit suivante, les stryges insistèrent pour les conduire quelque part, hors de leur territoire. Naryl comprit que l’heure était venue pour eux de partir. Il fit monter Yuja — d’abord réticente — sur Yirgho, et suivit un petit groupe de mâles conduit par leur meneur dans l’éther silencieux et glacé des Marches Blanches.

Naryl et Yuja suivirent les stryges dans le dédale des pierres qui volent, jusqu’à descendre à des niveaux plus proches des latitudes auxquelles ils étaient habitués. Les stryges tournoyèrent autour d’un ravin, qui n’était autre qu’un morceau de falaise écroulée. Visiblement, c’était ce qu’ils voulaient leur montrer.

Naryl les imita et atterri sur un piton rocheux. Autour de lui, partout, les stryges se perchaient sur des piliers aussi étroits que des doigts, leurs ailes repliées, les yeux baissés sur quelque chose devant eux. Ils regardaient tous dans la même direction.

Naryl attendit que Yirgho s’accroche au piton. Puis il tendit la main à Yuja, afin qu’elle puisse le rejoindre. La plateforme étant étroite, la jeune femelle se pressa contre Naryl, qui passa un bras protecteur autour de sa taille fine.

— Regarde, souffla-t-il à sa compagne.

— Qu’est-ce que c’est ?

Yuja suivit du regard la direction qu’il lui indiquait. C’était en-dessous, et gigantesque.

Un stryge de pierre. Ou plutôt, de glace. Un ædhil fossilisé... et aussi grand qu’une montagne. Allongé là, incrusté dans la pierre et permafrost, il semblait hurler un défi aux étoiles. Ses ailes n’étaient plus que des os, mais si gigantesque qu’elles évoquaient les replis de la roche. Sur son visage ne subsistait plus de peau : juste trois orbites vides, et une bouche ouverte sur des crocs immenses. Mais son cœur vitrifié continuait à rougeoyer, à vibrer. Naryl pressentit que c’était ainsi depuis des éons, plus loin encore que la mémoire de son peuple pouvait s’en souvenir.

Dans la main ouverte du titan se trouvait une lance dont la pointe se perdait en contrebas, là où s’écoulait l’eau qui venait irriguer la plaine de la sylve. Le long de sa hampe titanesque couraient les même symboles étranges que Naryl avait vu sur les rochers volants, sur le territoire des stryges. Instinctivement, il sut ce que ça voulait dire, ou plutôt, se rappela : c’était un numéro, répété sur les épais de métal brillant qui enchainaient ses chevilles et ses poignets. Et un nom, qui résonna dans les tréfonds de son âme : A-dha-mu.

— Je ne comprends pas, grinça Yuja en fronçant les sourcils dans une expression qui chiffonna son petit visage. Ont-ils fabriqué ça ?

Naryl secoua la tête, lentement. Non, pas fabriqué. Préservé. Gardé.

Autour de lui, les stryges s’étaient mis à chanter. Et leur chant entrait en résonnance avec le géant de glace.

— C’est le Premier, murmura-t-il. Le Premier de la tribu Niśven. Adhamu. Celui qui a montré la voie aux autres. Celui qui les a... libérés.

Yuja renifla. Cette vision la contrariait.

— Quelle voie ? Libéré de qui ? Et quelle est cette tribu dont tu parles ?

Naryl leva les yeux vers le ciel. Les étoiles brillaient d’une chaleur vivante, semblant faire écho à l’appel silencieux du titan vitrifié. Il venait de là. D’en haut. Les ædhil n’étaient pas originaires de ce territoire... ils l’avaient conquis, grâce au sacrifice d’un autre. C’était leur refuge, leur nouveau jardin.

Comme en réponse à sa conclusion, le chant des stryges s’éleva encore d’un octave. Le corium avait pris une couleur encore plus intense, semblant même palpiter. Et, partout autour, la roche elle-même parut trembler. La végétation croissait des microfissures rocheuses, incontrôlable. Les stryges modulèrent encore leur chant, et les plantes leur répondaient. Bientôt, se forma un petit bosquet, aussi accueillant que celui de leur propre clan. Le chant des stryges l’avait influencé, mais il était né du cœur brûlant du géant mort. Comme toute vie ici, semblait-il.

La leçon avait été comprise. Sur un signal connus d’eux seuls, les stryges prirent leur envol. Ils firent un signe à Naryl, qui les imita.

— Remonte sur Yirgho, suggéra-t-il à Yuja. On descend.


*


Les stryges piquèrent le long de la lance, en suivant le cours de la rivière chargée du sang qui s’écoulait du corium. Naryl remarqua qu’ils prenaient soin de ne pas s’en approcher. Mais ils lui montrèrent les berges, et les êtres étranges qui se réunissaient autour pour s’y abreuver en une sombre communion. Des daurilim à moitié décharnés, aux yeux phosphorescents, des wyrms à demi-putréfiés qui se nourrissaient de cette force vitale. Il y avait même un lion des montagnes, qui n’était plus qu’un squelette. Fort heureusement, il ne pouvait pas voler. Tout le territoire environnant avait été changé en un monde fantôme, où les créatures n’étaient plus ni mortes, ni vivantes.

L’un des stryges poussa un féroce arghad de guerre, et les guerriers fondirent sur les créatures. Avec leurs lances étranges, ils les éliminèrent en un rien de temps. Naryl, posté en retrait avec Yuja, observa le soin méticuleux qu’ils prenaient à fondre le moindre morceau de leur dépouille. Les Marcheurs de Mort, qui, de temps en temps, descendaient vers la Sylve Pourpre. Voilà d’où ils venaient. Et c’était au clan des stryges que les autres clans devaient leur sécurité.

Lorsque le meneur des stryges le regarda, Naryl hocha la tête en silence, la main sur le cœur. Il avait compris.

Je transmettrai cette connaissance aux miens, lui répondit-il silencieusement.


*


Après être passé à la caverne aux fantômes — désormais absents — pour récupérer Pecco et le paquetage de Yuja qu’il avait laissé sous sa garde, Naryl reprit le chemin du bosquet des sans clan avec toute sa petite troupe. Pecco babillait avec Yuja sur Yirgho, mais Naryl, lui, garda silence pensif pendant tout le voyage du retour. Il avait besoin de réfléchir à tout ce qu’il avait vu. Les stryges les avaient largement fournis en provisions, et leur meneur — si on pouvait l’appeler ainsi — lui avait même donné un morceau de roche, sur lequel apparaissaient les étranges et mystérieux symboles. Naryl ne savait pas les lire, mais son père, peut-être, le pouvait. Il lui rendrait visite dans quelques lunes, une fois les affaires de son clan mises en ordre.

L’une d’elles, notamment, ne pouvait plus souffrir de délai.

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