RESOLUTIONS DE BONNE ANNEE

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PUIS CE FUT LES VACANCES DE NOËL et aucun autre politicien ne trouva la mort, parce qu’entre les cadeaux et les représentations et les repas de famille on n’avait pas trouvé le temps de poser une bombe ici ou là. Rien qu’à la frontière cependant, quarante-cinq Territoriaux furent arrêtés, huit moururent dans leurs cellules (dont un enfant) et trois femmes furent assassinées, deux prostituées et une passeuse de K., la dernière drogue à la mode et qu’on cultivait à partir de cactus hallucinogènes. Kas écrivit quelques encarts sur le sujet, tous refusés par manque de place, les dernières pages de l’année étant comme à leur habitude réservées aux albums de reprises et aux nouveaux téléfilms, qui manifestaient bien plus l’esprit de Noël que les cadavres et les plaines poussiéreuses de la frontière.
Justine emmena sa mère manger des crustacés au bord de mer.
Paolina passa ses soirées en boîte.
Joseph conduisit jusqu’à son ancienne université et rencontra Juliette San Francisco. Ils couchèrent dans sa chambre étudiante, avec la colocataire de Juliette ivre morte dans l’autre lit. Au matin Joseph alla au distributeur et acheta un paquet de cookies parce qu’il n’y avait rien d’autre pour petit-déjeuner et lorsqu’il revint Juliette était assise en tailleur sur son lit, à se mordre les lèvres de peur qu’il ne se soit enfui comme un malpropre. Tu te souviens de mon nom lui demanda-t-elle entre bouchées de cookie. Julia dit-il pour la taquiner ? Elle le frappa et ils passèrent une matinée charmante à se raconter leur adolescence. Ils promirent de s’appeler quand Joseph repartit dans sa vieille voiture cabossée.


Ils ne s’appelèrent pas du mois de janvier.


La mère de Justine mourut en février. Elle était venu voir Huckleberry pour la troisième fois puis avait fumé une cigarette et traversé la rue pour s’acheter des frites quand un camion l’avait percutée. Il avait neigé et le chauffeur avait perdu le contrôle de son véhicule et la mère de Justine s’était étalée sur le bitume, ses cheveux comme une nappe d’algues, d’une manière très chaotique mais aussi très claire, un motif secret et dont on percevait les contours sans être capable d’en déchiffrer la substance, rencontre de coïncidences et qui faisaient sens sans faire sens pour autant. Comme un destin qui n’appartenait à personne et à tout le monde. Ou le message d’une autre dimension.
La dernière représentation de Finn fut jouée en son honneur. Nous jouons ce soir pour Carole dit Paolina, notre plus grande fan, et une femme d’une extrême douceur. Justine se rongeait les ongles en coulisses. Peut-être qu’elle aurait dû faire le discours, peut-être pas. Les choses étaient très embrouillées. Elle fit ses scènes comme si sa mère était dans le public et, fidèle au personnage Jim, prôna la bonté, la tendresse et la non-violence.
Entre fin février et la mi-mars, sept politiciens allaient trouver la mort, razzia que les journaux attribueraient au printemps qui, comme chacun le sait, est la saison des chaleurs.


Paolina, sans avoir consulté les Picaros, écrivit une lettre ouverte à un journal d’investigation. La lettre, intitulée Manifeste Anarchiste, s’articulait autour de trois points : la libération du Territoire du joug de l’État ; la destitution immédiate du gouvernement actuel ; et l’élection d’un nouveau gouvernement qui s’engagerait à payer au Territoire cent ans de dettes pour occupation illégitime, colonisatrice et violente. Le journal, qui trouva la lettre risible et immature, la jeta à la poubelle.
La semaine suivante, une seule et même bombe tua trois politiciens, Ricardo Zorro, Sonny Serpentes et Paulo Traidores, trois élus du Territoire qui avaient profité de la Machine Politique et piller la terre de leurs ancêtres afin de vivre hors de leurs moyens : alcool, drogue et prostituées, avec des femmes bien en formes et qui n’avaient rien à voir avec celles maigres des Tuwas et des Kirgos, petites choses aplaties et desséchées par la labeur de ces contrées poussiéreuses. La bombe était cachée dans un gâteau, une de ces immenses pièces montées qui peuvent contenir une femme ou tout ce qui a la taille d’une femme. Par soucis de mise en scène, le minuteur fut remplacé par une sérénade, dont le pou-pou-pidou final entarta les politiciens, assez fort pour les décapiter. Leurs têtes furent ramassées à la petite cuillère.
Cependant, l’une des deux hôtesses présentes ce soir-là, Sophie A., perdit également la vie, la seconde, Sophie B. (que beaucoup pensaient être sa sœur jumelle, à un détail près) étant miraculeusement sauvée par ses implants mammaires qui dévièrent de justesse un shrapnel et la sauvèrent d’une perforation pulmonaire. Ce fut le premier tremblement de terre chez les Picaros : devait-on ou non s’autoriser des dommages collatéraux (Sophie Petit-Balcon, vingt-trois ans) ? L’on débattit pendant des heures, mais le choix de Sophie ne trouva aucune réponse certaine.


On réveilla Kas en urgence. Il devait de suite se rendre à la résidence de Zorro, où avait eu lieu la soirée. Il enfila son pantalon et se fit chauffer un café lorsque le téléphone sonna une seconde fois. Ça va, je suis en route marmonna-t-il, pas la peine de me rappeler. Non, c’est moi dit la voix.
C’était Juliette San Francisco. Elle devait lui parler de quelque chose, quelque chose de, comment dire, délicat, elle cherchait ses mots, soufflait, se pinçait les lèvres pendant que Joseph sirotait son café et regardait sa montre. Bon, voilà, je suis enceinte. Il se demanda s’il avait bien mis une capote ce soir-là. T’es là ? Ouais, ouais, juste, je réfléchis. Il imaginait sa bite tendue au-dessus des draps et se trouvait incapable de se souvenir. La lune qui plongeait sur Juliette. Ses seins qui l’avaient distrait, peut-être. Et alors il se rappela la croix, là, sur sa poitrine, une grosse croix argentée. On n’est pas obligés de conclure tout de suite, tu vois, la capote a dû péter, j’en sais rien, ça arrive, on était très saouls, je voulais t’appeler plus tôt, j’espère que je te réveille pas, mais c’était pas facile à annoncer non plus, enfin, tu vois. Il dit qu’il voyait. Il dit je dois aller au taf, je viens te voir ce week-end, si ça te va, bien sûr. Ça lui allait. Je suis désolé qu’on se soit pas appeler plus tôt, j’en avais envie, j’étais juste, un peu… débordé. Je suis désolée aussi.
Tous les journalistes étaient déjà là. Il dut se garer en bas de la colline et tout remonter à pieds, la fatigue, les paupières qui lui tombaient, et cette nouvelle, bien sûr. Les sirènes bleus rouges bleus qui balayaient les journalistes. Il brassa des coudes et se faufila au premier rang. Le Rat était là, avec son petit chapeau de Rat. Tu fais une tête de déterré petit gars, réveil difficile ? Joseph hocha la tête. Il se sentait très vieux. Le Rat mâchonnait son crayon, il avait l’air tendu. Ils ont dit quelque chose ? Rien pour l’instant, mais ça doit être du lourd, j’ai rarement vu autant de flics au même endroit. Du très lourd. Il mordit un peu plus son crayon. Le bruit de ses dents sur le bois crispait Kas.
Vers trois heures du matin on leur annonça la nouvelle. Trois morts (quatre, mais le nom de Sophie n’apparaitrait que trois jours plus tard, oublié par les officiels) et aucun journaliste autorisé sur scène. Le Rat tira Kas par le bras et ils montèrent sur le toit d’à côté. De là, ils virent le désastre, les trois cadavres sans tête, les bouteilles éclatées, puis, si l’on zoomait assez, les capotes et la crème chantilly étalée sur les murs. Ils fumèrent et prirent des photos. Pour la première fois, Joseph se sentit comme un véritable journaliste d’investigation, le Rat assis à ses côtés et qui faisait des blagues graveleuses sur la situation, Zorro et ses amis qui avaient perdu la tête.
J’ai merdé dit Joseph.
De quoi tu me parles ?
J’ai foutu une gamine enceinte. Enfin, pas une gamine-gamine, une fille de l’université.
Et alors ?
Alors j’ai bien peur qu’elle soit du genre très croyante. Assez pour pas avorter.
Et alors ?
Je sais pas, je voudrais pas avoir à lui passer la bague au doigt.
T’as rencontré son père ?
Pas encore.
Attends de voir s’il est costaud ou pas. Pareil avec ses frères. Ça aide, à prendre ce genre de décision. Elle est mignonne ?
Plutôt ouais dit Joseph, mais il ne se souvenait plus très bien de son visage.

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