Chapitre 7 : « Rendre la pareille »

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Embrun

Une broussaille terreuse gifla le museau d’Embrun qui éternua discrètement. L’odeur écœurante et l’atmosphère poisseuse s’intensifiaient au fur et à mesure qu’il s’enfonçait dans le marais. À quelques pas de lui, la dénommée Atchafalaya marchait nonchalamment, mais le dragonnet turquoise remarqua qu’elle battait l’air de sa queue, signe de son agacement. « Sans doute ne s’attendait-elle pas à trouver le fils de Kombu non-loin de chez elle » songea-t-il.

Plus ils avançaient, plus les branches des arbres s’écartaient sur un ciel menaçant, et plus leurs griffes plongeaient dans la terre spongieuse des marécages. Cette humidité n’aurait pas dû affecter un Aile de Mer, mais Embrun se sentait oppressé. Qu’allait penser son père de cela ? Il le trouverait très certainement faible et pleurnichard, indigne du rôle d’un leader. Puis l’inquiétude gagna le dragonnet turquoise. Et si les Ailes de Boue ne le laissaient pas partir. Et s’ils décidaient de le tuer, pour l’exemple ? Il déglutit péniblement, frissonnant de tout son corps.

Un craquement suivi de bruits d’éclaboussures retentit soudain à proximité des deux dragonnets. Embrun fit un bond sur le côté et croisa le regard moqueur d’Atchafalaya. Il baissa les yeux vers ses pattes devenues entièrement brunes. Le bruit de pas s’intensifia, et enfin les buissons s’écartèrent sur le passage d’un dragon. Il ne s’agissait que d’un bête Aile de Boue, plutôt fluet pour son espèce. Ses écailles entièrement brun-gris l’avaient dissimulé à la perfection dans le décor.

— Qu’est-ce que c’est ? siffla-t-il en jetant un regard dédaigneux vers le jeune Aile de Mer.

— Mon prisonnier ! s’exclama Atchafalaya en levant fièrement le menton. Il dit être le fils de Kombu. Mais laisse-moi l’annoncer moi-même à Bayou. Après tout, c’est moi qui l’ai trouvé !

— Tu es sûre qu’il ne vient pas en espion pour le compte des siens, Falaya ? fit l’autre, sceptique.

— Franchement, Quag, je doute que cette demie morue soit bonne à quoi que ce soit ! ricana la dragonnette de Boue. Retourne à ta garde, ces faces de mollusques pourraient nous attaquer à tout moment.

Le dragon haussa les arcades sourcilières mais ne répondit rien, et se détourna pour disparaître dans le marais.

— Allez, avance, Aile de Mer, ordonna Atchafalaya d’un ton impérieux.

Embrun obtempéra, se sachant désormais en terres ennemies. Si les Ailes de Boue se dissimulaient aussi bien que sachait le faire Quag, il ne pourrait les repérer et espérer fuir des marécages.

Les insultes de la dragonnette brune retentirent à nouveau dans ses oreilles. N’était-il vraiment qu’un bon à rien ? « Père va me tuer, si ces Ailes de Boue ne s’en chargent pas avant lui. »

La terre devint peu à peu plus ferme sous ses serres nacrées, et il vit les arbres s’écarter. Les marais semblaient aussi plus vivants, des bruits de plongeon ou même des paroles lointaines lui parvinrent. Enfin, il comprit que les sortes d’immenses termitières qu’il avait repéré étaient en réalité des cabanes de terre construites par les dragons. Certaines de ces habitations insolites étaient montées sur des tronds brisés au-dessus de la vase. Falaya le fit avancer sur le sentier qui passait au coeur du village. Il croisa des Ailes de Boue immenses, aux corps musculeux et aux divers tons de brun, mais aussi des Ailes du Ciel, écarlates ou orangés, comme il n’en avait jamais vu. Un vieux dragon entièrement bleu, qu’Embrun prit d’abord pour un congénère, sortit d’un cabane et ses écailles virèrent au doré, puis au violet. Jamais le jeune Aile de Mer n’avait croisé de dragons de cette espèce, et il se sentit bien vite étranger. Chez lui ne vivaient que des dragons de Mer, la seule espèce capable de respirer sous l’eau. Ceux-ci semblaient si soudés...

La foule d’inconnus s’ouvrit soudain sur le passage de deux dragons. L’un était énorme, senois, et boitillait ; l’autre était une dragonne du Ciel rouge vif au naseaux grisonnants. L’Aile de Boue dominait l’Aile du Ciel par sa taille, mais les yeux ardents de la femelle semblaient sages. Embrun se sentit écrasé par leur présence. Quelques pas à sa gauche, Falaya avait baissé les yeux, elle aussi certainement intimidée.

— Comment oses-tu ? grogna le dragon brun en montrant les crocs. Ramener un de ces crétins dégoulinants ici ?

— Il est inoffensif, affirma la dragonnette.

— Je suis le fils unique de Kombu, leader des Ailes de Mer ! s’exclama Embrun en bombant le poitrail. Mon père va vous arracher les écailles à même la peau quand il apprendra que vous m’avez fait prisonnier.

Il sentit soudain tous les regards des dragons rassemblés autour d’eux. Il se recroquevilla sur lui-même, conscient de sa position de faiblesse.

La vieille dragonne du Ciel rouge fit quelques pas vers lui, et d’une serre émoussée, souleva l’une de ses ailes. Les motifs spiralés brillèrent un instant à la lumière du jour, déclenchant quelques exclamations dans le public.

— Il dit vrai, souffla la doyenne en reculant. Ces motifs sont propres à la famille de Kombu, il est donc son descendant.

— Et il va payer le prix des actes de son père, rugit le dragon senois.

— Bien dit ! s’exclama Falaya.

— Arrêtez ! gronda l’Aile du Ciel. Vous ne voyez pas que c’est un dragonnet ? Il ne sait probablement pas se battre, et je doute qu’il approuve les massacres qui se sont produits récemment ! Combien de proches a-t-il perdu, à votre avis ? Il n’est pas responsable des morts que nous avons subies.

Elle plongea ses prunelles sombres dans celles de l’imposant Aile de Boue.

— Continuer ces batailles ne les ferons pas revenir, Bayou.

— Ce n’est pas toi de décider de son sort, guérisseuse, grogna-t-il.

Il s’approcha d’Embrun, avançant sa tête à quelques centimètres de celle du dragonnet turquoise. Une odeur de vase lourde et pesante émanait du géant, et l’Aile de Mer déglutit lentement, pétrifié de peur.

— Tu es le prisonnier de ce village, fils de traître, souffla Bayou. En attendant de savoir ce que je vais faire de toi. Falaya, puisque c’est toi qui l’a ramené ici, tu es chargée de sa surveillance.

La dragonnette brune hocha la tête vigoureusement, mais un éclair de déception passa dans son regard. Quant à Embrun, il songea qu’il y avait certainement pire comme gardien dans ce village rempli de visages hostiles. Il suivit la silhouette musculeuse de la jeune Aile de Boue jusqu’à un nid de boue distordu, tapissé de paille.

— C’est une nurserie ? demanda l’Aile de Mer turquoise en observant les aménagement de mousse sur les murs.

— Silence, cracha Falaya.

Il s’assit en repliant ses ailes contre son corps, ses écailles picotées par l’humidité lourde et poisseuse qui régnait dans la tanière. Falaya — il trouvait ce surnom, donné par Quag et Bayou, particulièrement drôle par rapport à l’image féroce qu’elle essayait de se donner — s’était postée, les pattes repliées et les ailes étendues, devant l’entrée de la geôle de fortune.

— Que va-t-il m’arriver ? questionna-t-il encore, bien décidé à ne pas céder à la panique.

— C’est à mon grand-aile de décider de cela, pesta-t-elle. S’il n’y tenait qu’à moi, tu serais déjà englouti par des sables mouvants.

— C’est quoi un « grand-aile » ?

Mais ce fut un bruit sourd qui lui répondit. Falaya se dressa immédiatement sur ses pattes, l’oeil alerte. Des grondements inquiets parvinrent aux oreilles du jeune Aile de Mer qui tenta de passer la tête par l’entrée. Tout à coup, un escadron entier d’Ailes de Mer surgit de la forêt, surplombant le village en rugissant.

— On nous attaque ! hurla un dragonnet brun et doré, galopant vers la place centrale.

— Dragons de Pyrrhia, attaquez-les ! ordonna Bayou de sa voix puissante, qui couvrit un instant tous les autres bruits.

Puis Embrun aperçut les masses violacées que ses congénères tenaient entre leurs pattes palmées. Il se raidit en comprenant que Kombu était venu pour le chercher... mais aussi pour détruire le village.

— C’est un raid, une attaque éclair ! s’écria-t-il en direction de Falaya, paniqué.

— La ferme, et ne bouge pas d’ici, fit-elle pour toute réponse avant de s’envoler.

Frissonnant de peur, le dragonnet turquoise se recroquevilla dans la nurserie. Il avait aperçu des guerriers de son espèce portant des anémones grimpantes dans leurs serres. Ces plantes aquatiques étaient vénéneuses, mais les Ailes de Mer semblaient immunisées contre leurs effets. Pour ce qui était des autres dragons... Embrun préférait ne pas y penser. Même les dragonnets de Mer avaient l’interdiction d’y toucher.

Soudain, il sentit une grande bouffée d’air s’engouffrer dans la tanière, et la pluie se mit à tomber, puissante et drue. L’argile qui composait la nurserie se mit à goutter sur ses épaules, et il préféra s’extirper du trou. Les hurlements le ramenèrent bien vite à la réalité. Un des drôles de dragons aux écailles changeantes criait en se débattant, une anémone violette s’enroulant autour de son cou.

— Là ! s’écria soudain une voix familière.

Embrun tourna vivement la tête, apercevant, au milieu des dragons de Mer, les écailles vertes de son père.

— Père ! hurla-t-il. Par ici !

Il vit Kombu allumer les taches lumineuses de son museau en pointant son fils du bout d’une serre, et trois Ailes de Mer quittèrent la formation pour venir encercler le dragonnet. Parmi eux, Thazard, qui tenait dans sa patte une anémone.

— Ils nous ont balancés des cactus enflammés, à nous de leur mettre la pâtée ! s’exclama-t-il en levant son arme improvisée, triomphant. On leur rend la pareille !

Presque aussitôt, l’immense corps de Bayou percuta l’Aile de Mer bleu marine. D’autres dragons de Boue attaquèrent les gardes qui protégeaient Embrun, qui poussa un glapissement de terreur. Devant lui gisait Thazard, ses beaux yeux aigue-marine fixés sur le ciel grisonnant, le cou tordu dans une position inhabituelle.

— Non ! Glapit le Dragonnet turquoise.

Il sentit qu’on le poussait violemment dans les buissons, qu’on lui plaquait une patte griffue sur le museau pour l’empêcher de crier. Il tenta de se débattre, mais ses membres lui paraissaient maintenant bien lourds. Impuissant, il laissa Falaya — car c’était elle — l’entraîner loin du champ de bataille, alors que résonnaient encore dans ses oreilles le cri de douleur de Thazard. L’ami de son père. Son ami à lui.

Les feuilles lui griffèrent le visage, mais la dragonnette brune le força à s’allonger sous les branches d’un buisson alors que deux dragons qui se battaient dans le ciel passaient au-dessus d’eux.

— Silence ! ordonna-t-elle alors qu’Embrun essayait de crier.

Ils attendirent, ne voyant rien de ce qui se passait, tapis dans leur abri piquant. Les épines avaient entaillé la membrane des ailes du jeune Aile de Mer, mais il prit sur lui pour ne pas alerter les Ailes de Boue à proximité. « Pourquoi cette « Falaya » me garde-t-elle avec elle ? » se demanda-t-il. « Oh, c’est évident, elle veut impressionner Bayou en respectant ses ordres. Ce grand-aile doit être son frère ou son père. »

Embrun ignorait depuis combien de temps ils étaient cachés dans le buisson. Il avait pu détailler sa pseudo-geôlière de près : elle possédait en fait plus de nuances de brun sur ses écailles qu’il ne l’avait cru. Contrairement aux Ailes de Mer dont les couleurs brillaient grâce à leurs taches lumineuses, les Ailes de Boue avaient des détails plus discrets. À la différence d’Embrun, Falaya avait de petites cicatrices un peu partout sur le corps. « Elle n’a pas vécu en sécurité, au fond de l’océan. »

Enfin, Falaya se redressa, chassa les branches épineuses à grands coups d’ailes et de pattes. Relâché, Embrun la suivit inconsciemment, étourdi par le spectacle monstrueux qui s’étendait sous ses yeux. Des corps inanimés d’Ailes de Mer, d’Ailes de Boue et d’autres dragons un peu partout. Des anémones par-ci, des éclats de cactus par-là. Embrun reconnaissait certains des museaux de dragons de Mer qu’il voyait, des amis de Kombu, de simples gens qui avaient suivi le père du dragonnet par foi. « Ils croyaient gagner, mais ils se sont juste entre-tués » songea le jeune Aile de Mer turquoise en voyant beaucoup de cadavres ennemis.

— Pa... Palétuvier !

Le cri de Falaya tira Embrun de sa contemplation. La dragonnette de Boue était penché sur un des siens, inerte. En s’approchant un peu, l’Aile de Mer aperçut des fines lignes d’écailles dorées sur ses flancs et son cou.

— Ils l’ont tué... gronda Falaya. Mon frère...

Elle se retourna vivement, faisant sursauter Embrun, et lui asséna un vif coup de serres sur le museau, ce qui le fit reculer de quelques pas.

— Aïe ! s’exclama-t-il en essuyant le sang qui sortait de la plaie.

— Tout ça c’est de votre faute, à toi et à ton père ! rugit la dragonnette de Boue. Si Kombu n’avait pas cherché à s’éloigner des rives, si tu n’étais pas venu jusqu’aux marécages, jamais il n’aurait envoyé les siens tuer les nôtres ! Ils ont tué un dragonnet !

Elle s’effondra sur le sol, le museau froncé, comme révulsée par le massacre.

— Un raid, ça ne fait pas autant de morts. Où il est, ton abruti de père, hein ?

— Je l’ignore, fit enfin Embrun, sortant de son mutisme.

Kombu avait sans doute filé avec les derniers survivants de son escouade. Lorsque son fils avait cherché le cadavre de son père parmi les dragons morts, il n’avait pas réussi à le trouver. Peut-être gisait-il simplement derrière une hutte ? Ou alors il était vraiment parti, laissant son unique dragonnet à la merci des Ailes de Boue. Il renifla.

— Je me contrefiche de quels sont tes plans maintenant, cracha Falaya en secouant la tête. Tu es mon prisonnier, je ne te laisserai pas t’enfuir. Je t’ammènerai à Bayou et il te fera la peau.

— Est-ce que tu crains de ne pas pouvoir le faire seule ? demanda Embrun sans une once d’aggressivité dans la voix.

Elle le dévisagea, incrédule, comme si elle ne l’avait pas imaginé pouvoir dire un truc comme ça. Il n’y avait presque plus aucune âme qui vive autour d’eux. Le silence était troublé par de nouvelles gouttes de pluie qui tombaient sur le marécage, désormais accompagnées du grondement du tonnerre.

— Où est-ce que tu vas le trouver, ton grand-aile ? questionna encore le jeune Aile de Mer. Je parie qu’il s’est enfui aussi, qu’il t’a abandonnée.

— Il ne ferait pas ça, il n’est pas aussi lâche que ton père ! Grogna la Dragonnette brune.

— Je n’attendrais pas qu’il revienne, l’informa Embrun, le regard dans le vague. L’Aile du Ciel rouge avec qui il parlait, tout à l’heure, elle a raison : je ne suis pas responsable du conflit entre les miens et les tiens.

Falaya baissa le museau, grattant le sol, battant de la queue. Embrun tenta d’imaginer toutes les idées qui devaient tourner dans l’esprit de la dragonnette de Boue en cet instant même. Il ne pouvait que se mettre à sa place : elle avait perdu un frère au combat, et la seule forme d’autorité parentale qu’elle possédait n’était nulle part en vue. Peut-être, dans ce village, la famille était-elle plus importante que la multitude ? « Père ne reviendra pas une deuxième fois pour venir me secourir » se rendit compte le dragonnet turquoise.

— Je n’ai jamais voulu ce qui s’est produit, avoua-t-il. À vrai dire, j’ai toujours considéré que les idées de mon père, l’unité d’un clan, les frontière, tout ça, ça n’était pas réaliste. Il a montré sa vraie nature, aujourd’hui.

Il croisa les yeux ambrés de Falaya qui se relevait.

— Je... Bayou pensait que vous étiez tous des monstres, que vous aviez choisi votre camp, fit-elle. Je l’ai soutenu, il a toujours été le plus fort et le plus intelligent de la couvée...

Elle secoua la tête, retrouvant son air dur.

— On ne peut pas rester ici, tu vas encore nous attirer des ennuis. Mais si je te laisse repartir, tout le monde retiendra que j’ai laissé filer le fils du chef des Ailes de Mer. Alors avance.

Son ton était dur, mais l’esprit subtil d’Embrun pouvait déceler la peine dans sa voix. Cette Atchafalaya était sans doute prisonnière de sa propre pensée depuis bien trop longtemps. Malgré cela, épuisé, le jeune Aile de Mer turquoise obéit et ouvrit la marche, s’enfonçant dans les marécages, accompagné de sa singulière geôlière.

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