1 - Ce qu'il reste du monde

16 minutes de lecture

Une carriole de Charognards approchait. On entendait le crissement sinistre et familier de ses roues de bois et de fer sur la caillasse. À travers la purée de pois matinale, avec leurs combinaisons hermétiques marron-sale et leurs masques respiratoires à visière fumée, ces ramasse-morts ressemblaient à des monstres de boue. Nuit et jour, ils arpentaient le Bidonville par milliers pour moissonner les cadavres qui traînaient dans nos rues surpeuplées. Organisés par groupes de trois ou quatre, ils chargeaient les corps dans leurs grandes charrettes d'un autre temps, avec des gestes lents et lourds parfaitement synchronisés. Lorsque ça se mettait à déborder, qu'ils commençaient à en perdre quelques uns dans les virages, alors ils retournaient dans leur antre, une sorte de cube de béton gigantesque accolé au Rempart qu'on appelait Crématorium.

D'après les histoires, ça faisait quelques siècles qu'ils étaient sortis des entrailles de Citadelle mais personne n'avait jamais vu leur visage ou entendu le son de leur voix. Ceux qui avaient essayé de les suivre jusqu'à l'intérieur du Crématorium ou de leur retirer leurs cagoules hazmat n'avaient pas survécu assez longtemps pour raconter ce qu'ils avaient vu. La Milice y veillait au grain. Où passe le Charognard, le Milicien n'est jamais loin. Ces capos ne manquaient jamais une occasion de faire du zèle. Tous les prétextes étaient bons pour nous chercher des noises. Les gens comme moi se contentaient alors d'observer les Charognards de loin et de se demander pourquoi ces gens, qui avaient eu la chance de naître de l'autre côté du Rempart, se retrouvaient là parmi nous, à faire ce qu'ils faisaient, comme des ombres venues d'un autre monde qui mettaient mal à l'aise même les plus aguerris des caïds de la Maraude.

Le convoi funèbre s'arrêta au bord du caniveau pour ramasser un enfant mort.

« Je me demande ce qu'ils en font, de tous les cadavres qu'ils entassent. Est-ce qu'y les brûlent vraiment ? Avec les nuages on voit pas trop le haut des cheminées. »

Valentia les observait depuis notre perchoir, le toit de tôle d'un taudis en pierre de trois étages. Ses petits yeux marron essayaient vainement de les distinguer en détail à travers le brouillard. Elle n'avait pas une très bonne vue - le comble pour une chasseresse. Elle compensait avec une excellente compétence au corps à corps qui lui permettait, disait-elle, de tuer les bêtes à mains nues. Elle ne payait pourtant pas de mine, toute maigrelette et à peine plus grande que moi, palotte et vêtue de haillons qu'elle avait taillés elle-même dans une bâche imperméable. Elle n'avait pas vraiment l'aspect d'une combattante. Certaines cicatrices profondes sur ses bras et son cou attestaient d'ailleurs qu'elle avait failli y rester plus d'une fois. Je terminai le morceau de viande crue qu'elle m'avait rapporté de la bordure extérieure avant de répondre :

« P'têt qu'y les mangent.

— Ce serait pas idiot. »

Un ricanement m'arracha une quinte de toux. Des glaires sanglantes s'écrasèrent dans la fange en contrebas. Valentia fit comme si elle n'avait rien remarqué mais on savait toutes les deux ce que ça signifiait.

J'étais loin de représenter un cas isolé : la démographie déclinait dangereusement. Notre espérance de vie n’atteignait pas trente ans et diminuait un peu plus chaque année. D'ici un siècle ou deux, il ne resterait plus rien de l'humanité. Les plus chanceux voyaient leurs jours s’achever sous les coups d’une lame rivale. Les autres agonisaient lentement, les poumons encrassés par les particules nocives de l’air, la peau rongée par le Gris et les pluies acides, les yeux brûlés par les brumes toxiques, au milieu d’hallucinations provoquées par la drogue ou le venin des bêtes qui grouillaient dans la fange. Parfois, c'était seulement la fièvre qui nous retournait le cerveau. L’issue demeurait toujours la même ; nos cadavres s’amoncelaient dans les caniveaux, pillés par le voisinage avant d’être récupérés par les Charognards.

Pour l'instant, j'étais toujours en vie et je comptais bien le rester aussi longtemps que possible. Valentia, elle, tiendrait peut-être encore un an ou deux : elle n'était pas aussi atteinte que moi mais sa peau grise ne laissait pas de doutes sur sa condition. Le seul moyen d'échapper au Gris, c'était de mourir avant. Elle reporta son attention sur les ramasseurs de cadavres ;

« À ton avis, quelle vie on a, quand on est Charognard ? Pourquoi on devient Charognard ? Comment ? »

Je haussai les épaules en recrachant un petit os qui s'était coincé dans ma gencive puis posai ma langue sur la plaie pour arrêter le sang. J'avais déjà enquêté sur le sujet mais j'en avais seulement retiré l'impression d'être en train de violer un tabou ancestral. Et puis, le Crématorium était dans un quadrant dominé par une Maraude rivale. Curieuse mais pas téméraire, j'avais fini par laisser tomber. Ce n'était pas vraiment la question qui m'intéressait le plus.

Ce qui m'intéressait, moi, c'était ce que Citadelle ne nous montrait pas. Ce que dissimulait le Rempart, ce mur de béton et de métal qui encerclait la ville, si haut que son sommet se confondait avec les nuages. Il formait un cercle presque parfait d'une dizaine de kilomètres de diamètre, autour duquel on s'entassait par millions parce que c'était le dernier endroit sur Terre où la vie était encore possible. Le champ magnétique généré par l'Enclave nous protégeait des radiations post-apocalypse qui, bien que résiduelles, représentaient un réel danger en cas d'exposition prolongée.

Nous ne savions pas grand chose de ceux qui vivaient à l'intérieur, sinon ce qu'en vantait la Milice lorsqu'elle venait s'assurer que rien ne perturbait l'œuvre sanitaire des Charognards : on leur devait tout car ils représentaient le dernier espoir de l'Humanité. Ces êtres de science, ces biens-nés qui avaient droit de vie et de mort sur nous, œuvraient ardemment à ce qu'un jour leurs descendants puissent repeupler la planète et reconstruire notre civilisation. Alors on attendait mais sans vraiment y croire ; plusieurs dizaines de générations s'étaient succédées depuis la Troisième Apocalypse et rien n'avait changé. Certains habitants de la Bordure Extérieure assuraient même qu'autrefois, le bouclier magnétique s'étendait beaucoup plus loin et que son rayon diminuait chaque année.

Valentia s'étira, puis regarda autour d'elle pour s'assurer que personne ne nous observait. Par réflexe, je fis de même. R.à.S. Elle me tendit la main, ses yeux verts me fixant avec intensité. Je tirai, de la poche intérieure d'une ceinture que je portais près du corps, sous le carré de tissu déchiré qui me servait de tunique, deux petits sachets que je déposai dans sa paume :

« Le premier pour la pièce, le deuxième pour la viande.

— Il s'en rend pas compte, Sao, que tu lui fauches quelques extras pour de la graille ? s'amusa-t-elle. »

Sao. Le caïd de la Triple Griffe. Le "seigneur" du troisième quadrant. Cela faisait bien cinq ans que j'avais rejoint son clan, un peu par hasard et je ne l'avais jamais regretté.

A ses côtés, au sein de cette organisation de contrebande tentaculaire et régie par la loi du plus fort, j'avais appris à hisser la survie au rang d'art. Bien sûr, ça ne protégeait pas de la maladie et mon corps gris finirait à son tour pillé dans un caniveau, mais, grâce à lui, j'avais au moins connu un certain confort pendant les dernières années de ma vie.

« Ce que tu prends est à toi, répondis-je seulement. »

Quinzième Règle Élémentaire de survie.

« Par contre il aime pas trop attendre, ajoutai-je. »

Avec une moue, Valentia ouvrit les sachets pour les vérifier. Chacun contenait une dose d'Azur-A, une drogue aussi addictive que difficile à trouver et pour cause : les chimistes de Sao étaient les seuls à la produire et seuls quelques rares élus triés sur le volet pouvaient se la procurer. Cette invention lui avait permis de s'assurer la loyauté de quelques clans d'importance et de consolider sa position au sein de la Maraude.

« Tiens, voilà ta pièce. Elle était pas facile à trouver mais elle marche. »

Valentia me tendit un petit objet soigneusement enroulé dans un bandage tâché de sang.

Je défis délicatement le paquet pour examiner le composant : c'était une pierre verte, transparente, de forme rectangulaire. Sur sa surface, on distinguait de fines gravures embossées à la poudre d'or. Si on se donnait la peine d'une inspection plus minutieuse, on pouvait apercevoir, à l'intérieur, un enchevêtrement de minuscules filaments noirs. Une technologie avancée, made in Citadelle. Je n'avais aucune idée de comment on s'en servait mais Sao m'avait appris à distinguer le fonctionnel du défectueux. Celle-ci paraissait intacte.

Je remballai la pierre et la cachai dans la poche de ma ceinture. Il était temps de rentrer. Je frappai mon poing contre ma poitrine en guise de salut qu'elle me rendit de la même façon puis, après avoir manqué de tomber et me briser les os en descendant du toit, je m'aventurai dans les ruelles putrides du Premier Quadrant.

Je me mêlai à la foule désoeuvrée qui peuplait l'endroit. Je marchai lentement, l'air de rien. Ici, on survivait comme on pouvait. Des enfants osseux au ventre gonflé jouaient, se battaient ou pillaient dans les taudis mal surveillés des biens qui leur seraient, un jour, dérobés à leur tour.

Les adultes les plus robustes s'aventuraient vers la Bordure Extérieure, à quatre kilomètres de là, pour y chasser les prédateurs qui rôdaient autour de la ville. En plus de se dérouler de l'autre côté du bouclier protecteur, la traque était périlleuse : parfois, l'animal se révélait plus féroce que prévu. D'autres fois, c'étaient les autres chasseurs qui vous décochaient une flèche dans le dos pour vous voler votre prise. Et comme tout le reste, la viande se raréfiait. Les vers, les insectes, les champignons qui poussaient dans le Souterrain ou les racines de chiendent constituaient désormais la grande majorité de nos menus. Dans les quartiers où subsistait un semblant d'éducation et de culture, on s'employait à préserver les savoirs ancestraux en s'adonnant aux rares activités pour lesquelles il existait encore des ressources disponibles ; la poterie, la forge, la mosaïque, le recyclage textile … mais aucune science ne savait faire repousser la flore disparue.

Les autres, ceux qui ne savaient rien faire et étaient encore en état de se déplacer, s'occupaient comme ils pouvaient. La plupart du temps, en fouillant les cadavres avant le passage des Charognards. L'activité était si populaire que les plus opportunistes organisaient parfois des paris sur ce qu'ils allaient retrouver.

Malgré le calme apparent, j'avançais sans baisser ma garde : transporter quelque chose d'un point à un autre du Bidonville était dangereux. Les agressions étaient nombreuses. Les clans rivaux, les désespérés un peu trop téméraires ou encore la Milice comptaient pour autant de dangers qui menaçaient ma traversée. L'une des règles élémentaires de survie qui régissaient mon existence l'exprimait bien : posséder, c'est s'exposer.

Je ne me trouvais pas très loin du Rempart : je pouvais sentir cette présence écrasante à quelques centaines de cadavres de moi malgré le brouillard qui m'en cachait la vue. Le Rempart, le Mur, la Barrière ou la Frontière Intérieure étaient autant de noms que l'on donnait à ce monstre vertical dont nul n'avait jamais vu le sommet. Un écrin somme toute assez austère pour ce joyau qu'était Citadelle.

Parfois, dans les soirées calmes, on allumait un grand feu autour duquel on se réunissait et Sao, s'il était dans un bon jour, nous racontait l'autre côté : la nourriture abondante, la technologie fonctionnelle. L'air filtré, respirable. Pas de Gris. Pas de nuages toxiques. On y voyait la vraie couleur du ciel. Le Soleil. Les Citadins, quelques dizaines de milliers d'individus, y vivaient heureux et leur espérance de vie atteignait facilement le triple de la nôtre. Heureux. Je n'étais pas sûre de saisir pleinement le sens de ce mot mais j'en avais suffisamment compris pour que l'envie soit née en moi de les rejoindre.

Comment Sao savait-il tout ça ? C'était un faux mystère. Il avait toujours nié y avoir un jour mis les pieds mais personne n'était vraiment dupe.

Je secouai la tête pour le chasser de mes pensées ; je ne devais pas laisser la tranquillité du quartier m'endormir. Pas d'attaches. Le danger pouvait surgir à tout moment.

Et il le fit.

Je perçus la présence de mon ennemi derrière moi juste à temps pour éviter la lame de son couteau.

« Donne tes bottes ! »

Il essaya de m'attraper. Je ne pris pas la peine de me retourner - il n'était certainement pas seul. Chaque fragment de temps compterait, maintenant. Je pris une profonde inspiration puis me mis à courir. Je me savais trop malade pour tenir longtemps ; je devais les semer, et rapidement. Ces bottes, qui dataient probablement d'avant la Troisième Apocalypse, soit bien trois ou quatre siècles, étaient exceptionnelles. Je les avais récupérées sur le cadavre d'un chasseur tué par mon père lorsqu'il était encore de ce monde. Sao m'avait plusieurs fois déconseillé de les porter mais c'était un risque que j'avais toujours accepté de prendre : ce qui grouillait dans la fange pouvait vous tuer bien plus vite que des couteaux tordus.

Le Deuxième Quadrant n'était plus très loin et j'y vis mon salut. Je passai sous l'étendard d'une maraude alliée, suspendu à un câble tendu entre deux taudis. A bout de souffle, je regardai mes poursuivants rebrousser chemin. Ils savaient ce que cela coûtait, de s'aventurer sur les terres de Maraudeurs qui ne vous avaient pas invité.

Leurs Chiens de Guerre eurent vite fait de m'encercler. J'en reconnus quelques-uns : ce n'était pas la première fois que j'utilisais ce raccourci. Je levai les mains en signe de paix et les saluai comme le voulaient nos usages - ces phrases toutes faites avaient le mérite d'être universelles et comprises indépendamment de nos langues maternelles respectives :

« Amenez-moi à celui que vous servez, car je veux traverser ses terres ! »

Mes interlocuteurs échangèrent quelques regards, quelques mots à voix basse. Je remarquai qu'ils avaient - encore - changé d'Alpha. J'avais eu un instant l'espoir de pouvoir passer outre ce rituel, misant sur le fait que l'on m'avait déjà vue ici, mais cette nouvelle chef de meute devait assurer sa position de dominante et prouver à son caïd qu'elle méritait son adoubement. Ça passait par la maîtrise des traditions, aussi s'avança-t-elle pour m'interroger :

« Es-tu un chien qui a rongé sa laisse ou un chasseur qui a dévoré son maître ?

— Ni un chien ni un chasseur, répondis-je fébrilement, à bout de forces. Moi je cours, j'échappe à la Mort qui prend les Maîtres et je l'attire vers nos ennemis !

— Je suis Adria, comme la ville engloutie revenue des profondeurs, glorieuse capitale de la Nation-Sans-Nom. »

Je notai ce patronyme que je ne connaissais pas, et l'Histoire qu'il transportait avec lui puis je déclinai le mien afin d'apporter ma part à sa Mémoire :

« Je suis Lille, comme la mégalopole au-dessus des mers qui reliait la Nouvelle Europe au Royaume et fut ravagée par la folie des Hommes lors de la Deuxième Apocalypse.

— Tu es ici sur le domaine de Soleil, comme l'Astre qui réchauffe le monde par-delà les nuages éternels. »

Je frappai mon pied contre le sol, achevant ainsi le Rite de Rencontre. C'était une tradition issue des premières heures de la Maraude et qui n'avait jamais évolué depuis. Les Chiens de Guerre parurent satisfaits.

« A qui appartiens-tu ? demanda alors l'Alpha.

— J'appartiens à Sao Paulo, comme la ville-mère, engloutie sous les eaux lors de la Première Apocalypse.

— Va, alors, car Soleil et Sao se sont entendus. »

Aux paroles de leur Alpha, les Chiens de Guerre s'écartèrent pour me laisser passer.

Je ne me fis pas prier et je poursuivis ma route en titubant, au bord de l'asphyxie. Ma tête tournait, ma gorge brûlait, chaque inspiration m'irritait les bronches et me donnait l'impression de râper mes poumons sur un mur de pierre. Je crachai plusieurs fois du sang. Je veillai à n'emprunter que les petites ruelles désertes, à me faufiler entre les taudis là où il n'y avait pas de route ou de fenêtres, afin de m'exposer le moins possible à la vue d'éventuels ennemis tapis dans l'ombre ou en hauteur.

Enfin, je pus apercevoir au bout d'une venelle sinueuse, peint sur un mur, le cercle barré d'une triple griffe. Je pressai le pas, gagnée par une certaine impatience. La maison. Je me laissai envahir par ce délicieux sentiment de soulagement, de tout s'est bien passé. Ici, rien ne pouvait m'arriver. Les Chiens de Guerre montaient la garde. J'aperçus leur Alpha, Beijing, le bras droit de Sao, tout en muscles, pas très bavard mais remarquablement efficace. Je le saluai de loin, le poing sur le cœur. Il me répondit d'un hochement de tête.

Je terminai mon chemin en me servant de toute paroi verticale à proximité comme d'un appui pour essayer de soulager mon dos et les articulations douloureuses de mes jambes. Enfin, j'arrivai sur une place de trente cadavres de diamètre, sur laquelle étaient entreposées trois rutilantes carcasses de voitures, probablement le bien le plus précieux qu'un Maraudeur pouvait posséder. Ces cubes volants de métal et de verre avaient un jour arpenté les rues de Citadelle - voire même du monde d'avant - et si leurs propulseurs étaient désormais hors d'usage, le système de filtration de l'air était quant à lui encore opérationnel. On pouvait s'en rendre compte aux vibrations de la carrosserie lorsqu'on posait la main dessus. Ce luxe s'accompagnait tout de même d'un défi de taille qui occupait deux personnes à temps plein : trouver de quoi alimenter le dispositif en permanence. Ça passait souvent par "se servir chez les autres" - l'une de mes missions principales.

Les Chiens de Guerre se partageaient deux véhicules. Sao possédait la jouissance exclusive du troisième, si grand et haut qu'on pouvait tenir debout à l'intérieur. J'approchais. Je sentais comme une boule dans mon diaphragme, qui diffusait une chaleur brûlante dans le reste de mon ventre. Mon rythme cardiaque s'accélérait malgré mes efforts pour garder une respiration calme. Dans quelques fragments, il me consacrerait sa précieuse et rare attention.

Pas d'attaches, me répétai-je honteusement.

J'inspirai profondément pour me redonner du courage puis frappai au hublot rectangulaire pour signaler mon arrivée. Un rideau jaune empêchait de voir à l'intérieur. Après une attente qui me parut sans doute bien plus longue que ce qu'elle avait réellement duré, enfin, la portière coulissa sur le côté.

« Tu es en retard, me reprocha Sao. »

Il me toisait de toute sa hauteur, bras croisés. Il me dépassait d'une bonne tête et demie. Je me contentai de hausser les épaules. Mon état physique parlait pour moi. Il soupira avec agacement et tendit la main. Je défis tant bien que mal ma ceinture pour récupérer l'objet de ma quête et le lui confier, concentrée pour ne pas laisser la retombée d'adrénaline de ma course avoir raison de mon endurance. Ma tête me paraissait peser dix parpaings, je pouvais sentir le sang battre dans mes tempes. Mes poumons me brûlaient. Mon corps était en train de perdre la guerre contre le Gris. Mourir.

« Attends ici. »

Sao rentra quelques instants dans son antre, puis en ressortit sans ma livraison mais avec dans les mains une bague qu'il termina d'enfiler devant moi. C'était un anneau doré, serti d'un rubis dans lequel une petite lumière pulsait régulièrement - une caractéristique majeure de la technologie made in Citadelle.

Le Maraudeur posa sur moi ses yeux noirs, bridés. Je plissai les miens, suspicieuse : qu'allait-il me demander, cette fois ? Je percevais dans son regard un certain dégoût pour ma peau malade, mes yeux cernés ou encore mes muscles atrophiés. Lui, cela faisait des années qu'il évitait ce fléau par tous les moyens, avec un étonnant succès ; sur son corps, les taches de gris ne restaient jamais longtemps là où elles s'installaient.

Comment faisait-il ? Il ne partagerait probablement jamais son secret, encore moins avec moi.

Il posa le dos de sa main sur mon front. Je frissonnai.

Pas d'attaches, me répétai-je.

« Tu ne tiendras plus dix jours, constata-t-il. Tu es déjà gagnée par la fièvre. »

Je ne répondis toujours rien. Pas d'attaches. Il retira sa main, un sourire narquois sur le visage. Qu'avait-il derrière la tête, cette fois ?

« Je devrai me passer de toi pour le raid des tanneries.

— Non ! Je peux le faire ! Je suis pas encore canée, protestai-je. »

Je réprimai une quinte de toux, ravalant des glaires qui me brûlèrent la gorge. Je manquai de m'étouffer. Il m'observa tout du long. Lorsque je repris enfin ma respiration plus ou moins correctement, son air redevint sérieux, presque solennel.

« Mais j'ai autre chose pour toi. Une place à Citadelle. »

Ses mots figèrent un instant le monde autour de moi - le temps d'un battement de coeur, peut-être, avant que celui-ci ne s'accélère brusquement dans ma poitrine. Le sang martelait mes tempes, pulsait dans mes veines alors que je demeurais immobile à le fixer, en me demandant si j'avais bien entendu ou si c'était la fièvre qui me jouait des tours.

« J'ai négocié avec de vieux contacts qui cherchent un peu de main d'oeuvre. Un peu physique mais rien de bien compliqué. Ils pourront te soigner, et en échange tu les serviras. »

Il ne plaisantait pas.

Me soigner. Citadelle. Vivre, à Citadelle. C'était inespéré. C'était…

Sao siffla ses chiens de guerre, coupant court à ma rêverie, et me fit signe de le suivre.

« M… maintenant ? bredouillai-je. »

Je regardai les trois colosses en train d'arriver. Ils avaient l'air prêts à partir. Mon cœur manqua un battement. Une vague de chaleur engourdit mon corps. M'allonger, il fallait que je m'allonge. Je n'étais absolument pas en état pour la traversée. Une quinte de toux me donna des vertiges. Je fermai les yeux et m'appuyai contre la carcasse de voiture. Allais-je mourir maintenant, alors que mon rêve était enfin à ma portée ?

« Beijing, porte-la. »

L'Alpha des chiens de guerre s'approcha de moi. Sa carrure massive mise à part, il ressemblait énormément à Sao. Même forme de visage, mêmes yeux noirs bridés, même peau mate, même nez droit, et il s'efforçait de coiffer de la même manière ses cheveux noirs vers l'arrière. Il m'observa un instant de haut en bas, avec un certain dégoût pour mon état. Mais les ordres étaient les ordres et, que cela lui plût ou non, Sao lui avait ordonné de me porter - alors il me porterait. Les deux autres m'aidèrent à monter sur son dos. Trois chiens de guerre et un caïd. Ca en faisait, une belle escorte, pour une Vermine à l'agonie.

Annotations

Vous aimez lire JuneZero ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0