Songe d'un marais (suite)

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Mon amie me devance. Plus petite, elle se faufile, mais elle se retourne pour m’attendre. Elle se fait doucement bousculer par la foule qui progresse. Nous sommes serrés.

Les reflets des torches rendent illisible la profondeur de l’eau du marais. Je regarde de plus près, elle semble verdâtre, croupie. Quelques lentilles d’eau bougent. Je me relève regarde mon amie, on n’avance plus. Cette endroit est un coupe gorge, mais il n’y a pas d’autres passages.

Impossible de reculer, il y a déjà trop de monde engagé. Une vingtaine de mètres minimum nous sépare du début de la voie. J’essaye de prévenir les derniers, évités qu’ils n’avancent. Je leur dit de rebrousser chemin, personne n’écoute, ils continuent inexorablement. On piétine, on se bouscule. J’attrape par la manche mon amie pour n’éviter qu’elle ne chute.

Son regard se plonge dans le mien, elle n’est pas rassurée.

Soudain des vives secousses se font ressentir, comme un tremblement de terre. Des gens me rentrent dedans, on se repousse, on se cogne. Mon amie m’interpelle, je viens de lâcher sa manche sans faire attention. Les secousses deviennent plus fortes, des personnes trébuchent. Devant, la foule bringuebalée de part en part sur la fine bande de gazon.

« Des gens tombent à l’eau ! » je m’écrie. Je ne peux pas passer pour les aider, ils sont trop loin de moi. Je suis impuissant. Je résiste comme je peux. Mes jambes se plient, vacillent, mais je tiens debout.

Une personne collée à moi, tombe dans l’eau, côté gauche. Directement dans le marais, elle nage lourdement, pas aidée par la toge en jute marron. La capuche se découvre sur une femme d’une quarantaine d’année qui me fixe droit dans les yeux. Les globes injectés de rouges, la pupille affolée et crispée, désespérée. Les traits tendus, elle ne va pas tenir longtemps, elle va se noyer. Elle me tend la main, implorant et pleurant. Je lui tends la mienne en retour, pausant un genou à terre au bord de cette immonde eau. Je m’étire. Elle sanglote en s’enfonçant dans le marais. Je la tiens ! Mon dieu, oui je la tiens ! J’ai le bras immergé et elle tire de toutes ses forces pour s’extirper de là.

Mais un courant la retient. On force tous les deux. Je hurle « aidez-moi bon sens ! », une main s’agrippe à mon épaule et tente de l’autre de trouver les bras de la dame. C’est mon amie, elle est juste derrière. Je plonge la tête pour apercevoir ce qui retient l’infortunée quadragénaire. Un fort courant comme un tourbillon et des choses au fond.

Mon courage me fait frémir, je sens un afflux d’adrénaline quand je sors la tête de l’eau. Je veux la sauver. Seule sa tête mouillée sort de la bouillasse. Je comprends alors.

Trois gros tourbillons viennent d’apparaitre en surface, ses maelstroms aspirent tous ceux qui tombent. Les choses que j’ai vues. Horreur, je sais ce que c’est. Bizarrement, je sais. Mon cerveau m’envoient tout le décode.

Ce mouvement d’eau en entonnoir est semblable au piège des fourmis lions. Au fond de cette saloperie de mare, y a un truc qui a faim. Ma tête est proche de l’eau, si proche que ma propre ombre fait écran à la lumière de torches. Je les distingue à peine, mais mes sens identifient ses bêtes. Des nèpes d’eau, des gigantesques nèpes d’eau. Une punaise aquatique fantomatique, mais celles-ci sont dotées d’une immense trompe aspirante. Elles attendent au fond que leur succion leur apporte le repas.

Je suis saisi par l’image. Je tire du plus fort de moi-même pour ramener la femme a demi-noyée sur la rive. Mon amie m’aide. On s’épuise, mais on y arrive, on la sort peu à peu. Elle est vivante, épuisée, à bout de force. Je donne tout ce que j’ai pour la hisser, elle s’accroche à moi, je la pousse vers mon amie qui est en retrait sur le sol dur.

Elle sort de l’eau croupie. Agenouillé, à bout de souffle, je hurle « c’est un piège ! », ma voix s’étouffe. Je regarde vers la femme visqueuse et détrempée, mon amie est sous le choc. Terrifiée, elle tremble. Je le vois.

D’un coup d’œil, j’aperçois le chaos ambiant : des noyés aspirés dans les profondeurs, des nageurs se débâtant sur toute la berge pour leur vie, la panique, des bousculades. Et toujours plus de gens qui tombent. Alors que je veux me relever pour secourir d’autres personnes, toujours soutenu par une adrénaline et un courage qui m’étaient jusque-là inconnus. Je tente d’expliquer à ma camarade qu’il y a des choses sous l’eau.

Mais d’autres énormes secousses m’emportent. Mon genou à terre glisse et s’enfonce dans le liquide froid. Une bousculade et voilà qu’on pousse violemment dans mon dos. Le geste est malencontreux mais si fort que je n’ai que le temps de jeter un regard surpris, par-dessus mon épaule, à mon amie. Qui effarée me voit plonger buste en avant dans le flot verdâtre.

Je saisis toute la scène.

J’ouvre les yeux, tête sous l’eau. Je vois des gestes à la surface, les torches et les silhouettes qui se débattent. Tout à une teinte verte. Il y a un mètre entre moi et l’air. Je basse violement avec les bras. J’expire bruyamment, inspirant toute suite après. Mon amie est là. Son visage enfantin si gentil, est en larmes, elle me tend son petit bras, les deux genoux à terre. Je brasse encore. Je l’attrape au niveau de l’avant-bras. Je ne tire pas pour éviter de la faire tomber. Je bats fort des pieds, mais je suis lourd, imbibé de flottes.

Je commence à être saisi par le froid de cette eau automnale. Je me fatigue, mes muscles se crispent. Je sens alors la pression du mouvement d’eau être diriger vers moi. Merde, une de ces saloperies de bestioles vient de tourner son attention sur ma personne. Mon amie tente de me tirer, avec ces deux petites mains sur le bras droit. Elle m’aide mais je faiblis. Une autre main plonge pour me saisir la manche gauche. C’est la femme que j’ai aidée, grelotante, pleine de spasmes. Je mets toutes mes forces dans cette nage, j’insiste, je puise dans ma rage et ma colère. L’espace d’une seconde je me dis que cela va le faire. Je sens qu’on m’aide, que mon amie ne lâche rien et que la femme à plat ventre s’accroche à ma manche.

Le courant de fond redouble alors de puissance. Je bois la tasse une fois. Je respire, tousse et nage. Je bois la tasse une deuxième fois et je sors la tête de l’eau. Je me cambre pour éviter la noyade. Mes yeux dégoulinent de ce visqueux marais. J’ai du mal à voir mon amie. Mais je glisse entre leurs mains. Le maelstrom est le plus fort. Je m’enfonce lentement. Par à-coups cette chose me noie. Je sors une dernière fois la tête, j’aperçois mon amie, je sais ce qui est en train d’arriver. Puis je m’enfonce et les prises lâchent. Un bref instant je sens ma main droite frôler les petits doigts de ma camarade.

Je coule et mon air se fait rare. Je brasse, je brasse, mais la lueur des torches est de moins en moins vive. Je sais que je coule. Je vais suffoquer. Je passe ma tête sous mon épaule et j’aperçois la créature. Je vois le tourbillon de l’eau aller en cône jusqu’à elle. Je devrais être paralysé par la peur ou l’épuisement, mais ma tête me dit de ne pas renoncer. Enfoncée dans une cavité qu’elle a creusée la nèpe d’eau géant me happe en continue.

Mon oxygène se termine, brasser ne m’aidera plus. Mon cerveau m’envoie un éclair de génie, je dois la frapper ou la tuer avant qu'elle ne le fasse.

Je fais volteface, j’arrête de nager et me laisse violemment aspirer. Comme un parachutiste accélérant sa descente, je plaque mes bras et ferme les jambes. Ma plongée est foudroyante. La nèpe d’eau se rapproche, j’arme un coup de poing. Je le lance. Il loupe la face de l’insecte. Merde, je suis foutu.

Perdu pour perdu, j’envoie des violents coups de pieds en passant. Je la touche à plusieurs reprisent, mais je m’enfonce dans la cavité, sous cette chose. Son corps me bloque, je suis derrière elle au fond du trou. Je ne pourrais remonter. Je la frappe tout en me noyant. Je sens l’eau entrer, me compresser petit à petit. J’étouffe. La nèpe ne peut plus bouger elle-aussi, je la coince. Elle remue, tentant de me filer des coups de pattes. Je remue à mon tour, mais pour une autre raison, les derniers spasmes du corps. Ils me déchirent les entrailles. J’inspire. De l’eau. J’inspire. Toujours de l’eau. Ma gorge gargouille horriblement. Mes yeux se ferment sur une timide lueur de torches là-haut en surface. J’inspire et recrache de l’eau. Des bulles s’envolent. Je meurs !

Un noir profond apparait, je suis mort.

(Réveille en sursaut et en sueur. Je savais que j’étais passé à un cheveu de savoir que j’étais dans un rêve. Je caressais l’espoir dans ce cauchemar de me le rappeler, et m’accorder le pouvoir de respirer sous l’eau. Mais rien n’est venu et je me suis vu mourir.)

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