L’Amant (1984) - Marguerite Duras

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L’Amant (1984) - Marguerite Duras

« Un jour, j’étais âgée déjà, dans le hall d’un lieu public, un homme est venu vers moi. Il s’est fait connaître et il m’a dit : "Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté."

J'ai fermé les yeux, sous l'effet de surprise. Quand je les ai rouverts, l'inconnu avait disparu.

Toute la journée, ces paroles ont défilé en boucle dans mon esprit. "Je vous connais depuis toujours".

Moi, Irène, caissière de supermarché le jour, seule la nuit, je croise des centaines d'individus.

Des contacts fortuits, de convenance. Sans profondeur. La routine mécanique m'a usée, et j'opère en robot.

A l'idée qu'un quidam m'ait regardé évoluer année après année, et observé cette lente dégradation, je rougis.

Le lendemain matin, je reprends mon service. Chaque client, je l'observe, le détaille. Je me surprends à sourire, à engager de brêves conversations. Le temps passe plus vite, et après ma journée, je traine sur le chemin du retour. La solitude de mon appartement, qui était devenu un refuge, me répulse. Je m'assieds à une terrasse, et je sirote une limonade. Les gens vont et viennent, comme dans les valses de Vienne. Le petit vent soulève les cadavres de feuilles, et les pousse un peu plus loin. Je frissonne et met mon foulard.

Un petit oiseau, un moineau certainement, sautille vers moi à l'affut d'un bout de pâtisserie que dans un geste inadvertant, je pourrais laisser tomber. "Mon joli, cette vie robotique, c'était avant. Regarde cette miette, je te l'offre, mais spontanément. Passe une belle journée".

Je ferme les yeux et je souris.

Quand je les rouvre, l'inconnu est apparu. Le plateau en main, il me demande si je souhaite renouveller ma commande. Alors c'est lui. Chaque jour, il m'a vu passer, et me délabrer au fil des saisons. De ses yeux azurs, il a du me proposer mille fois de faire une halte entre le supermarché et mon appartement. Mais sans cesse, je fixai mes souliers me hâtais.

En quelques phrases, il m'a réveillée, et m'a rendu la vie. Comment le remercier ?

- J'aurai du vous connaitre depuis toujours. J'aurai pu vous trouver beau quand vous étiez plus jeune.

Finalement, qu'importe. Parce qu'aujourd'hui, je suis redevenue jeune. Dévastée, mais plus jeune. Les collines de mon visage vont reverdir et c'est grâce à vous.

L'homme, interdit, reste béat, alors qu'elle enfile son manteau et pose un billet sur la table.

- Monsieur. Je vous donne rendez-vous demain, à cette même heure. Au fait, j'adore la tarte à l'abricot.

Taquine, elle abandonne le serveur et reprend la route en sifflotant.

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