Prologue - (Pt.2)

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Le silence revient dans la salle. Les enfants sont immobiles et l’on peut lire l’effroi dans leurs regards. Le visage de Megumi se dessine à la lueur des torches, alors qu’elle avance vers le centre pour mieux percevoir la scène. Ses yeux courent autour d’elle pour constater le chagrin qui a dévasté le visage des mères. L’une d’elles est à genoux, les mains jointes, tenant un chapelet dont la corde et les perles sont enroulées autour de ses doigts. La jeune mère croise le regard d’un enfant. Celui d’un garçon, tremblant comme une feuille, se tenant près du religieux. Assis sur un rocher, il semble terrorisé. Ses iris submergés par la peine lancent des appels à l’aide en silence. Le moine ferme alors les paupières, s’apprêtant à annoncer une information accablante.

— Pour cela, je vais devoir mourir. Mais c’est un bien faible prix à payer pour la liberté. Une seule vie pour des centaines d’autres ne suffira pas. Le petit garçon à ses côtés s’alarme, posant son attention sur lui. Personne ne dit mot, comme si le temps s’était brusquement arrêté.

— Pour nous sauver, il faudra sacrifier la nouvelle génération. Nous partirons tous dans un monde meilleur, mais les enfants devront éternellement payer la liberté de leurs parents.

La réaction des habitants de Kyoto ne se fait pas attendre. Des cris de protestation venant de toutes parts prennent tout à coup possession des lieux.

— Il est hors de question de laisser nos enfants à un monde pareil ! crie l’homme au fusil, défiant le prophète du regard.

Beaucoup d’autres complaintes résonnent dans le souterrain jusqu’à ce que la secousse d’un nouveau bombardement fasse taire la foule.

— Nous n’avons plus le temps… Il faut faire un choix, reprend le religieux.

Le cœur de Megumi se met à battre avec plus de férocité contre ses tempes. Instinctivement, elle resserre le nourrisson contre sa poitrine. Toute cette folie n’a pas de sens… Elle préfère encore mourir que de céder la dernière chose qui a de l’importance à ses yeux. Certains paraissent enclins à un tel sacrifice en désespoir de cause. Les couples sans enfant ou les solitaires ne voient aucun inconvénient à cela. Mais les parents gardent contre eux leurs progénitures, refusant de s’en séparer.

— Sachez qu’ils ne mourront pas. Nous serons tous envoyés dans un monde meilleur, une sorte… D’autre dimension. Il leur faudra du courage pour affronter ce qui les attend, mais ils pourront s’en sortir, explique le vieux moine, amenant à toujours plus de manifestations dans la salle.

Un nouveau déluge de bombes s’abat sur la ville, faisant trembler les murs de pierres autour d’eux et tomber la poussière du plafond. C’est donc ça le choix laissé aux citoyens ? Cela avait tout d’un rite malsain. Megumi ne comprend toujours pas ce qu’elle fait encore ici. Elle qui est venue chercher la sécurité et le réconfort, la voilà face à l’injustice. Si elle doit faire le choix entre sa vie et celle de son enfant, elle se sacrifiera sans hésiter. C’est une décision que ne devrait pas à prendre une mère. Le silence revient. Puis, un autre homme de l’assemblée s’approche. Les rides marquant son visage et la canne qu’il agrippe pour se maintenir debout sont la preuve d’une longue vie. Il se laisse tomber à genoux près du prêtre et lui attrape la manche pour l’implorer :

— D’accord, nous donnerons nos enfants ! Mais faites quelque chose, je ne veux plus avoir à rester là !

Des cris d’indignation s’élèvent en réponse.

— Si nous ne le faisons pas, nous mourrons tous ! Et nos enfants avec ! C’est ça que vous voulez pour notre génération future ? poursuit le vieil homme à la canne en essayant de convaincre la foule. La délivrance éternelle pour tous ! Nos enfants vivront encore plus longtemps, ils sauront trouver un moyen de se sortir des encombres !

— Non, mais vous vous entendez parler ? intervient pour la première fois Megumi avec dégoût. Vous voudrez laisser des enfants, et pire, des nourrissons dans la nature ? Dans un monde de chaos où les bombes seront leurs seules berceuses pour s’endormir le soir ?

S’ensuivent plusieurs autres cris aux intonations variées avant que le croyant ne réclame le silence.

— Quelle que soit la décision, à l’unanimité ou non, le temps presse. Décidez-vous tout de suite, après il sera trop tard. Il n’est pas impossible pour la génération future de se sortir de cette mauvaise passe. Il existe un moyen, mais c’est ensemble seulement qu’ils pourront trouver la paix.

En réponse à sa phrase, le vieil homme pose sa main dans la nuque du petit garçon à ses côtés et lui adresse un sourire attristé. Ce petit qui doit certainement faire partie de son entourage, de sa famille. Il est prêt à le céder à un sort bien pire ? À donner en pâture des innocents pour la seule raison égoïste de conserver son existence ? Ce jeune, âgé de dix ans tout au plus, ne proteste pas. Malgré l’inquiétude terrassant son visage, il accepte son sort. Comme si cette fatalité était irréversible. Soumis, docile, il se contente d’obéir à cette figure paternelle qui pour lui n’a aucun tort. L’une des femmes de l’assemblée embrasse le front de sa fille en caressant ses cheveux blonds. La fillette se jette dans ses bras en pleurant. Elle commence à comprendre ce qui est en train de se passer. À côté d’elles, un garçon, dont le regard rempli de courage surprend Megumi. Si jeune, et pourtant si fort… L’enfant prend la main de sa sœur dans un geste protecteur, fixant sa mère avec désapprobation. Cette dernière embrasse la joue du petit avant de se laisser aller au chagrin. Les observer plus longtemps devient si douloureux, qu’elle finit par détourner le regard.

Elle leur prend la main pour les amener tous les deux près du moine. Alors qu’elle s’éloigne, la petite se met à appeler sa mère qui n’a même pas la décence de lui accorder son attention. La blonde essaye en vain de l’interpeller, mais n’obtient aucune réponse. Pas même un signe. C’est son frère qui la prend dans ses bras pour apaiser sa souffrance, endossant le rôle du protecteur. Son regard de mépris orienté vers sa mère la suit tandis qu’elle se terre au fond de la grotte. La plupart des parents suivent le même procédé, sous l’air écœuré des réticents. Ils concèdent à abandonner leur progéniture pour sauver leur peau, ignorant les plaintes des enfants. Le cœur de Megumi se morcelle à mesure qu’elle les voit faire. Prise par une envie de vomir tellement puissante, elle se résigne à en voir davantage. La guerre à côté semble bien plus douce que l’horreur à laquelle elle assiste en ce moment.

— C’est un choix qui se fera sous le nombre de voix le plus élevé.

— Jamais je n’abandonnerais mon bébé, vous m’entendez ? s’énerve Megumi.

Des larmes ruissellent le long de son visage, mais la haine reste présente.

— Vous êtes des monstres. Comment pouvez-vous faire une chose pareille ? Ils sont à peine en âge de parler et vous les confrontez à ça ? Ce sont nos biens les plus précieux ! Notre avenir, et la chance de faire de ce désastre un monde meilleur !

— Je suis désolé madame, mais je crains que la majorité ne vote pour la délivrance, soupire le religieux qui préside l’assemblée.

Megumi se met à pleurer en resserrant le nourrisson qui s’agite dans ses bras.

— Vous avez choisi votre destin, mais pas moi. Je m’en vais d’ici. Je préfère me battre plutôt qu’abandonner mon fils à vos sombres desseins ! dit-elle avant de fendre la foule pour sortir des souterrains.

Mais avant qu’elle n’atteigne la sortie, deux personnes la rattrapent, l’empêchant d’aller plus loin.

— Lâchez-moi ! Jamais je ne ferais partie de votre meurtre collectif ! s’insurge-t-elle tout en protégeant son enfant que certains essayent de lui arracher.

Elle luttera jusqu’au bout, quitte à y laisser la vie, mais ils n’auront pas sa progéniture. Dans ce moment déchirant, elle en vient à penser à son époux. Qu’aurait-il fait de plus s’il avait été là ? Quelle décision aurait-il prise ? Sans doute celle de protéger sa famille. Elle peut encore ressentir la chaleur de cette dernière étreinte qu’ils ont échangée avant que sonne la sirène. Au fond de son cœur, elle a été consciente que ce serait la dernière fois qu’elle le tiendrait contre elle. Les images des soldats qui le mettent à genoux ressurgissent de sa mémoire. Elle les a regardés le malmener depuis sa cachette sans rien pouvoir faire. Megumi avait simplement attrapé le petit et s’était enfuie. C’est sur son chemin qu’elle a entendu retentir les armes à feu, signal funeste annonçant sa fin… Mais cette chaleur réconfortante, elle la retrouve en tenant son fils contre elle. Ce petit bout de l’homme qu’elle a aimé et qu’elle maintient fermement face aux damnés qui tentent de le lui retirer. Telle une lionne protégeant son petit, elle n’hésite pas à frapper quiconque oserait poser ses mains sur lui.

Finalement, c’est une femme, dont les cheveux noirs sont rattachés en chignon qui réussit à le lui prendre. Le kimono abîmé par la poudre des bombes et les getas usées qu’elle porte aux pieds reste gravé dans l’esprit de Megumi. La kidnappeuse s’excuse et emmène son bébé loin d’elle, vers le prophète qui mettra fin à toutes leurs douleurs. Megumi se brise quand ce lien est rompu. Se débattre ne sert à rien. Elle n’a pas assez de force face aux personnes qui resserrent leur prise sur elle. Alors qu’elle essaye de le récupérer, son fils hurle dans les bras de l’autre individu. La rage de Megumi ne tarde pas à éclater. Insultant la moindre personne de cette fichue caverne où le moindre parent qui croise son regard. La dame à la tenue traditionnelle japonaise endommagée pose le nourrisson près du vieillard, puis recule en baissant la tête, honteuse de son geste. Sous la torture qu’on lui fait subir, Megumi rugit le prénom de son fils à pleins poumons. Voyant que la lutte ne donne rien, elle finit par les supplier de la lâcher.

Autour d’elle, les derniers enfants sont arrachés de force des bras de leurs parents. Les quelques réticents sont maîtrisés par la partie de la population qui soutient cette tragédie. C’est avec un regard empli de désolation que le moine entame le rituel. Chacune de ses paroles les amène de plus en plus près de cette sombre fin. L’intonation de sa voix est couverte par les protestations, notamment celle de Megumi qui hurle son chagrin. Elle implore de tout son cœur pour que ce cauchemar cesse, plantant ses iris dans celles de ce petit être qu’elle ne pourra jamais voir grandir. De sa voix secouée par les sanglots, elle demande la pitié de ses bourreaux, mais aucun ne cède sous ses suppliques. La jeune mère observe avec douleur les enfants de tout âge, dont les plaintes rejoignent les autres dans un opéra dramatique. Megumi baisse la tête, impuissante. Les larmes s’ensuivent, mais elle ne tente plus rien. Comme si cette bataille ne pouvait être gagnée.

Le prophète dépose de la terre sur le front de chaque enfant, récitant ses prières dans un murmure. Il termine par le plus grand des enfants, qui s’est tenu immobile à ses côtés malgré la folie de son acte, s’excusant silencieusement en imposant un symbole en forme de croix sur son front. Le petit le laisse faire. Il sait qu’il doit prendre le relais. Même si sa peur domine, il accepte sa tâche sans sourciller. Le vieil homme s’empare d’un katana reflétant le massacre et le feu ardent des torches dans sa lame. Dans cette panique générale, Megumi n’entend plus que les pleurs des enfants et les plaintes d’agonies de la guerre en haut qui se mêlent à l’indignation de certaines familles dans le sous-sol. Elle en revient au prêtre et pousse une exclamation d’effroi. Il lève le katana devant la foule et finit par se le planter dans le ventre. Elle détourne le regard au moment où des effusions de sang jaillissent, songeant à tous ces enfants qui assistent à cette horreur. Une autre secousse a lieu, mais cette fois-ci, cela n’a aucun rapport avec les bombardements. Il s’agit d’un immense séisme dont la source est inconnue. De la poussière s’écoule du plafond à chaque frémissement de la terre. Une aura malsaine ne tarde pas à se faire sentir dans l’assemblée à l’apparition de volute de fumée noire. La petite fille blonde, dont les pleurs s’accentuent sous les vibrations, tente de retourner voir sa mère. Mais le garçon qui se tient près d’elle la ramène à lui en la serrant dans ses bras.

Une lumière émane alors du prêtre, les plongeant dans une clarté si puissante, que tous en sont aveuglés. Megumi regarde une dernière fois son bébé qui pleure sur ce rocher, agitant les bras en tous sens. Une larme dévale le long de sa joue avant de s’écraser sur le sol, alors qu’elle murmure à son adresse, un dernier « je t’aime… » Cela marque le début de la fin pour les ancêtres, et une porte de plus vers le purgatoire pour des descendants innocents. Ainsi commence leur histoire. L’histoire d’enfants d’une génération, maudite par l’égoïsme de leurs parents…

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