Barbara

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L'été écrase de sa pesanteur les coquettes villas du domaine des blasons. La touffeur ambiante absorbe l'air, fait fondre l'asphalte et contraint les habitants à rester au cœur de leurs foyers. Persiennes tirées, climatisation à fond, verres de boissons glacées à portée de main, ils boudent les extérieurs aux pelouses jaunies, aux piscines miroitantes, aux massifs de fleurs racornies par la canicule.

Le quartier ne s'anime que le soir, la journée, il somnole.

Enfermée dans son atelier, elle barbouille ses toiles de formes chaotiques et angoissantes. Derrière ses volets roulants, ses fenêtres closes, sous la lumière des spots, la jeune femme, frénétique, joue des pigments avec adresse. Les mains, les doigts, le corps souple et nerveux s'agitent au rythme de résurgences obscures. Son regard hanté laisse voir un abîme de peur ancienne, de douleur, de regrets.

Chaque ligne ou forme tracée lui broie le cœur et la soulage. Elle pose par petites touches, sur son œuvre en devenir, les tourments qui alourdissent son âme. C'est être mieux pour un court moment, parce que peindre ne suffira bientôt plus.

Comment empêcher les ombres qui minent son esprit d'exister ?

Elle cille, un geste hésitant, pose en tremblant le pinceau sur la palette, recule enfin. Sous la clarté artificielle, sa peau pâle, marmoréenne luit d'une fine sueur, elle écarte nerveusement de son visage une mèche brune venue s'y égarer, la replace derrière une oreille aux contours délicats.

Enfin, elle respire, se délecte des odeurs qui imprègnent la pièce, s'attache intimement à son art.

Térébenthine, pétrole, huile de lin, fusain, couleurs... Ravie, elle s'étourdit de ces divers effluves. Le calme la surprend, l'épouvante s'éloigne, elle s'arme de ses brosses. Son travail reprend.

Au gré des allées goudronnées, l'atmosphère exhale un parfum de fumée. Un incendie ? Près ou lointain ? Une musique syncopée, forte en intensité ; elle se coupe soudain. Quelques éclats de voix, un enfant que l'on gronde, une dispute conjugale, un soufflet qui claque.

Un canadair passe en vrombissant au-dessus des résidences dans un ciel bleu légèrement voilé par la chaleur. Le soleil est au zénith, son ardeur au maximum.

Midi, des senteurs de cuisine se mêlent à celles du feu qui incinère une forêt un peu trop proche. La face étincelante de l'astre du jour s'assombrit, sinistre présage d'une catastrophe à venir.

Elle s'arrête brusquement. Son esprit se vide, son corps s'épuise, s'affame. Impossible de continuer à jouer la musique des formes et des couleurs. Elle pose son archet pictural, sort à grands pas, laisse son tableau inachevé.

Un flot de soleil et de chaleur pénètre par les baies vitrées de la pièce à vivre. Ses yeux se plissent, aveuglés par une trop grande clarté. Elle s'empresse de fermer les panneaux roulants. Ceci fait, la jeune femme s'avance vers l'îlot central de la cuisine ouverte. Direction le réfrigérateur ; de quoi a-t-elle envie ?

À première vue peu importe : les clayettes sont quasiment vides. Un fond de vinaigrette, deux olivettes, elle se saisit de ces maigres denrées. Une salade de pommes d'amour vite confectionnée, vite avalée, l'artiste retourne dans son antre.

Quatorze heures, les résidences se courbent sous l'impitoyable brasier solaire. Au-dessus des collines environnantes, l'azur flamboie ; l'incendie est attenant. Les habitants calfeutrés sont connectés, depuis la mi-journée à leur chaîne d'information préférée. Ils s'interrogent, doivent-ils partir ? Le sinistre est proche. Mais ils sont attachés à leurs biens. Ne faut-il pas les défendre contre cette calamité qui rampe, sournoise vers eux ?

Certains se risquent à sortir sur leurs perrons. De forts remugles de roussi les prennent à la gorge. Leurs yeux remarquent le ciel qui rougeoie. Ils retournent vite au fond de leurs domiciles. Quelques-uns se décident à commencer leurs bagages. Les autres, pour le moment, resteront.

De multiples salissures souillent ses doigts créateurs, elle les essuie sommairement sur un chiffon qui pourrait passer pour une de ses réalisations. Du rouge sombre, du bleu-noir, du vert-de-gris, de l'olive, quelques éclats de jaune constellent l'étoffe usagée.

Une petite veine bat sur sa tempe gauche, sa mâchoire se serre, ses dents s'entrechoquent. Une cuisante douleur emporte son esprit, pulse et se cogne aux parois de sa conscience : une voix familière insiste, exige l'achèvement de l'ouvrage.

"Tu ne saurais abandonner maintenant !"

Un son de l'autre côté de l'atelier, une autre lancinance qui l'empêche de se concentrer. Cela arrive jusqu'à elle par vague, entrecoupé de courts silences, cela enfle, descend, remonte...

C'est insupportable, Cela doit cesser !

"Fais ce qui est nécessaire !"

C'est la voix qui murmure ainsi d'obscurs conseils. L'artiste sort de la pièce, monte à l'étage, ouvre une porte, passe le seuil d'une chambre pastel.

Tout s'arrête.

La jeune femme redescend l'escalier...

Le flamboiement est aux portes des maisons. Nombreux sont ceux qui évacuent, d'autres s'entêtent à ne pas bouger. Ils préparent des moyens dérisoires pour lutter.

Une fumée épaisse dissimule le soleil, l'avancée rougeoyante embrasse et embrase l'éther.

Brusquement, un véhicule écarlate pénètre les lieux, s'arrête sur une placette. Des hommes en descendent, casqués, protégés, bottés. Les habitants sont presque rassurés, ces guerriers sont là pour les sauver.

Les résidents viennent à eux, les entourent.

Mais, derrière les visières, les yeux sont cernés, les joues sales de suie, les lèvres craquelées. Elles s'abaissent en un pli désabusé, résigné. Ces chevaliers pourfendeurs de feu ont triste figure. L'un deux s'exclame, on sent l'agacement dans sa voix :

— Que faites-vous encore là ?

Un flottement dans le groupe, ils se regardent indécis, se consultent, s'interrogent.

— Disparaissez ! hurle le pompier.

L'attroupement se disperse, chacun retourne chez soi. L'urgence réside en leurs âmes.

Il est dix-sept heures.

Le tableau est en finition. La peintre en effervescence est hypnotisée, engloutie par les teintes d'ombres, de sang, de poussière, de hurlements. Ses ultimes coups de pinceaux sont fébriles, précis, agressifs.

La voix triomphante, la complimente, l'encourage, jusqu'à la dernière trace de couleur, puis se tait.

Harassée, l'artiste se laisse tomber sur le premier siège venu, contemple l'ensemble, frissonne d'appréhension, de fascination.

Un chaos sublime domine. C'est une tourmente : cris, cruor, cruauté. Une chute vers l'anéantissement. Une entité d'opacité et de folie s'enfle, se tortille, envahit la toile : est-elle son reflet ?

L'œuvre est épouvantablement belle.

La jeune femme semble fière et de regrets emplis.

Qu'a-t-elle commis ?

Peu s'attardent au cœur des demeures menacées. Quelques quidams, guère plus, se sont proposés pour aider.

Les guerriers accablés, puisent dans les bassins des propriétés l'onde salvatrice ennemie de la fournaise offensive. Ils creusent, à vif, dans leurs ultimes réserves la force de guerroyer encore.

L'adversaire est à présent dans la place, des langues ardentes lèchent les murs d'une maison dont le jardin est crépitant.

Les soldats armés de lances font face, courageusement, mais sont une bien dérisoire barrière face aux murailles incandescentes.

L'eau jaillit, un combat désespéré s'engage...

Dix-neuf heures passent.

L'oppression saisit l'artiste, elle fixe la porte, se voit plus tôt dans la journée la franchir pour gravir l'escalier, passer le seuil de la chambre puis...

faire taire le bruit

faire taire le

faire taire

taire

Silence...

Sa peau devient plus pâle encore, ses lèvres carminées tremblent, des larmes de sel brûlent ses yeux, coulent sur ses joues d'albâtre.

Elle secoue la tête furieusement.

Déni et désespoir.

"Non, non, non, non !"

La voix intérieure se manifeste.

"Il fallait un sacrifice, n'est-ce pas l'œuvre de ta vie ?"

Sa face ravagée et ravinée de perles ardentes fixe la toile. Tétanisée soudain, elle admet que cela en valait la peine. Pourtant, c'est intenable.

"Rejoins-moi."

Encore cette présence...

Ses iris sombres se détournent du chaos, se promènent sur ses matières, ses pigments, se heurtent à ses outils. Oui, c'est cela dont elle a besoin ! Elle se saisit d'un des instruments qui l'interpelle, choisi parmi ses couteaux, spatules et grattoirs, il est étonnamment effilé et aiguisé.

"Il est parfait !"

Est-ce elle où l'entité qui s'exprime ?

La jeune femme éprouve du bout des doigts l'acérité de la lame, ensuite elle agrée silencieusement du chef, pose l'objet sur sa gorge…

"Ruissellent et jaillissent les rivières pourpres, abreuvent la terre, sois heureuse, accepte l'immolation"

L'antienne l'emporte, tendre est la peau qui se fend, rubis est le flot, elle s'abandonne au néant.

La villa luit telle un phare dans la nuit. Les guerriers limitent les dégâts, empêchent que le sinistre ne s'étende au-delà.

Le brasier forestier marque le pas. Le vent tombe, des renforts arrivent, voilà l'adversaire maîtrisé. Pour combien de temps ?

Le Domaine des Blasons a de la chance, une seule maison touchée, quelques jardins roussis, des bassins vidés de leur précieux liquide. Cela tient du miracle.

Le ciel se couvre de nuées, gronde et s'illumine d'électricité. Inespérées, quelques gouttes tombent, lourdes, chaudes, chargées de cendres, vient l'averse et la pluie diluvienne.

Cette manne survient trop tard pour la villa consumée qui s'éteint peu à peu.

L'opposant vaincu, les soldats laissent leurs lances de côté, ils se détendent enfin .

Tous s'avancent, fixent le point qu'un guerrier presque effrayé leur désigne.

Devant leurs regards ébahis, au milieu des décombres encore fumants, se dresse

Sinistre

Hallucinatoire

Intacte

La dernière toile de Barbara...

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