L'Enragée

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Le vacarme des cris et des rires rendent le trajet en bus pénible, mais elle en a l’habitude. Dommage qu’elle ait oublié son MP3 ; elle aurait pu se couvrir les oreilles et profiter de sa musique à fond la caisse, quitte à en avoir des acouphènes. Au moins, il y a le portable, flambant neuf, qui vibre au rythme des blagues envoyées par ses amies. Elle sourit, rit à haute voix.

Son voisin de siège imite son rire, pour se retourner vers son groupe la seconde d’après. Ce genre de réaction la surprends toujours. C’est vrai qu’elle a l’air idiote à rire toute seule comme ça, mais le sentiment d’injustice serre quand même sa gorge, lui fait monter les larmes aux yeux. Elle essaye tant bien que mal de se concentrer sur le paysage. La confrontation ne sert à rien. Il va faire comme s’il ne s’était rien passé.

Aucune importance. C’est juste un débile. Les lotissements et les centres commerciaux qui défilent derrière la fenêtre sont mille fois plus intéressants que lui. Elle range le portable au fond de son sac. Elle le sent toujours vibrer contre ses cuisses. Patience.

Le bus ralentit jusqu’à son arrêt. Le débile est parti depuis longtemps. Elle trottine dans l’allée. « Au revoir, Monsieur ! », puis descends prudemment les grandes marches jusqu’au trottoir bosselé. Personne ne l’y attends. Elle jette un coup d’œil vers la bibliothèque, le parking… Rien. Pas grave. Ce n’est pas la première fois qu’elle doit patienter.

Elle va s’asseoir sur les marches, loin de la route. Dommage que tout soit fermé à cette heure là. Elle ne pourra pas feuilleter les BD. Il fait un peu froid, alors elle serre les bras en essayant de se tenir bien droite. Ses muscles sont tendus et douloureux après le voyage.
Une vibration intense se déclenche dans son sac à dos. Vite, vite, elle saisit le portable et prends l’appel.

« Allô, Maman ? »

« Allô ma grande ? Ça te déranges de venir à pied ? Je n’ai pas fini de cuisiner. »

Elle regarde le ciel : les nuages sont lourds et noirs.

« Euh, il va sûrement pleuvoir. Ça m’arrangerais si tu pouvais venir. »

« Moi, ça ne m’arranges pas… Allez, ce n’est pas loin ! »

Elle soupire. Inutile d’insister, ça énerve Maman plus qu’autre chose. Elle se lèvre, remonte sa capuche et marche une demie-heure.

Enfin arrivée. Il n’a pas plu, finalement. Dans la cuisine, Maman est assise et fume une cigarette. Elle tourne la tête et sourit.

« Ça a été aujourd’hui, ma grande ? »

Elle hoche la tète : « Pas mal, oui. »

Maman la fixe longuement.Ça veut dire qu’elle veut dire quelque chose, mais qu’elle n’ose pas le faire.

« Bon, je vais dans ma chambre. »

« Tu as grossi, non ? »

Elle a osé, finalement. Elle se retourne et regarde Maman qui s’est levée, la cigarette entre les doigts. Silence pesant. Autre regard insistant.

« Mouais… Tu ne mangeras pas trop de pâtes, ce soir. Ok ? »

Elle respire un grand coup. « Non, Maman. »

Elle fonce dans la salle de bains, enlève le haut et se regarde dans la glace.

Ses bras sont énormes et tout durs.

Angoisse. Si Maman s’en est aperçue, tout le monde va les remarquer. Pour l’instant, elle peut encore les cacher avec des gros pulls, mais quand elle aura EPS…

Ne pas y penser. Elle grandit, c’est normal. Elle se rhabille et part dans sa chambre. Un peu de jeux videos, des devoirs, mais ces bras dégueulasses ne quittent pas son esprit.

Maman l’appelle pour passer à table. Elle a faim mais ne préfère pas manger.


***

En classe. Elle a du mal à ce concentrer. La nuit précédente était pénible. Elle s’est posée plein de questions et n’a pas suffisamment dormi. Au collège, personne n’a fait de remarques sur ses bras, pas même ses amies. En y repensant, ce n’était pas comme d’habitude : elle a remarqué des coups d’œil furtifs, puis les moments de silence. Peut être que ça se remarque en fin de compte.

Elle perds complètement le fil du cours et commence à se ronger les ongles. Elle a beau croquer, elle ne sent pas le craquement si satisfaisant sous la langue. Rien ne se décolle. Elle les regarde. Ils sont assez longs, pourtant.

La prof s’énerve : « C’est moi qu’il faut regarder, d’accord ? »

Elle se redresse brusquement, faisant grincer sa chaise. Les autres élèves la regardent avec intérêt. Elle se rends subitement compte qu’elle louchait sur ses doigts, à quelques centimètres du visage.

Une petite voix rauque : « Désolée... »

Le cours reprends. Elle fait de son mieux pour écouter mais ça ne dure pas. Trop de pensées parasites et de regards insistants.

La sonnerie retentit. Tout le monde sort, elle la première. Ses amies l’attendent au CDI. Il paraît qu’ils ont reçu de nouveaux mangas.

On tape un peu trop fort sur son épaule. Un garçon de sa classe la suivait, accompagné de deux copains.

« Hé, tu nous avait pas dit que tu étais un mec. »

Il a du mal à se retenir de rire. Les autres ne se retiennent même pas. Elle sait qu’on se moque d’elle, mais ne comprends pas pourquoi.

« Attends… T’as pas vu tes poils ? Même moi j’en ai pas autant ! »

Elle reste bouche bée. Pas le temps de répliquer ; le petit groupe s’en va en se marrant. Elle court vers les toilettes les plus proches et se regarde dans le long miroir éclairé à l’excès : des touffes de poils noirs couvrent le coin de ses lèvres, le tour du menton et le creux entre les sourcils.

Elle suffoque de dégoût. A coté d’elle, une fille l’observe., alors elle se retient de hurler. Elle doit s’isoler. Éviter les yeux. Éviter les rires. Éviter son reflet par dessus tout.

***

Même avec la cire de Maman, les poils s’arrachent mal. C’est trop tard, de toutes façons, ils les ont vus. Ils n’oublient pas. Tous les jours, des regards dégoûtés, des rires moqueurs, des insultes. « Trav ». Ils aiment bien « Trav », ça alimente des rumeurs. Ses amies se sont mises à y croire. Elles l’évitent ouvertement. Le portable reste silencieux. Elle les croise parfois. En essayant de les approcher, elle s’est fait crier dessus, ou complètement ignorer. Elle ne sait pas lequel est le pire, mais elle ne tente plus rien, maintenant.

Dans sa classe, le garçon qui lui a fait remarquer les poils s’assoit systématiquement à coté d’elle. Ses copains ne sont pas loin. Il y a aussi deux filles qui surveillent l’échange. Ça à l’air de bien les amuser.
La prof ne remarque ni les insultes chuchotées, ni les coups de poing dans les côtes donnés sous la table. Elle subit en silence. Parfois, elle l’imagine suspendu comme les punching balls de la salle d’EPS. Là, elle l’éventre avec ses ongles, devenus durs comme de l’acier, et déroule ses intestins lentement. Ils sont beaux et luisants.

Ce jour là, ses dents lui font mal. Elle sent que ses canines prennent trop de place. Elles poussent les autres dents les unes contre les autres. Quand elle bouge la mâchoire, elle sent le frottement. Douleur atroce. Elle n’ouvre plus la bouche, sauf pour boire. Manger est impossible.

La faim, la fatigue et la douleur détruisent sa patience. La haine se déverse en un torrent de cris gutturaux, tandis que son voisin la traite de « grosse gouinasse ».


« FERME TA GUEULE ! TA GUEULE ! TA GUEULE ! TA GUEULE ! TA GUEULE ! TA GUEULE ! TA ... »

Elle a ouvert grand les mâchoires à quelques centimètres de son visage. La douleur est plus forte que jamais, mais ce n’est pas grave. C’est une alliée. Elle lui donne la force de crier plus fort. Elle aime l’air terrifié sur le visage du voisin. Il se terre contre le mur. Ses yeux supplient.

Elle ne s’arrête pas, même quand on commence à la soulever par les aisselles. Le temps qu’elle s’en rende compte, elle est déjà dans le couloir, traînée par la prof jusqu’au bureau de la CPE.
La voix des adultes s’impose. Répétitive. Trop forte. Comme des coups de marteaux enfoncés dans son crâne.

«Quand tu es en cours, tu dois respecter tes professeurs. Ça ne va pas, de crier comme ça sur ton camarade ? Si tu es folle, il faut le dire tout de suite, et on t’éloigne des autres, hein ! »

« Il faut dire que tu es un peu bizarre aussi. Si tu ne prends pas soin de toi, comment tu veux avoir des amis ? »

Silence. Regard fixe, sans expression. La CPE demande une réponse. Rien. Elle soupire et fixe les sanctions. Premier avertissement et deux heures de colle.

Ça sort. Ça n’a pas de regrets, juste des sensations. Les couloirs sont vides. C’est calme. C’est agréable.

***


Dans le self. Ça a un plateau mais ça ne mange rien. Ça a faim pourtant, très faim. Ça boit juste de l’eau. Ça a du mal à fermer les lèvres. Les dents dépassent et s’enfoncent dans la chair. Parfois le sang coule. Ça l’avale. Le goût riche et ferreux soulage un moment.

Ça lève la tête de temps à autres. Les gens ont des contours flous. Ça sent leur chaleur. Ça entends leurs voix mêlées. Assourdissant. Douleur. Ça griffe ses vêtements pour se calmer. Le tissu se déchire. Ça ne se calme pas.

Ça se lève et va jeter le contenu du plateau. Le surveillant l’accuse de gaspiller. Ça ne réponds rien. Ça baisse la tête. Ça va se réfugier aux toilettes sous les regards insistants.

Personne. Au lavabo, ça s’asperge d’eau. Ça se regarde dans la glace, sans honte. Les poils ont repoussé. Ça n’arrive pas à les retirer alors ça les cache avec ses longs cheveux. Ça ouvre la bouche, doucement. Les canines ont poussé toutes les dents vers l’arrière. Les incisives se sont cassées en deux. Ça souffre toujours autant mais la douleur est devenue permanente. Ça vit avec. Ça n’y fait plus attention. Ça ouvre lentement la machoire. Craquements saccadés. La langue est pâle et engourdie.

« Ah, putain ! Il a pas exagéré en fait ! »

Ça sursaute et ça se retourne. Une fille est derrière, avec sa copine. Elles sont toutes les deux dans sa classe. Ça referme vite la bouche et commence à partir.

« Oh, tu fais quoi, là ? » L’autre fille est devant. Passage bloqué. Elle pousse. Celle qui parle fort saisit et jette dans une cabine ouverte. Ça s’écrase sur les toilettes. Craquement de la porcelaine. Douleur intense dans les côtes.

« T’as cru que c’était fini, ou quoi ? » Coup de pied dans la jambe. « Tu te lèves. Allez ! »

Ça se redresse péniblement. La main cache le bas du visage.

La fille qui parle éclate de rire. « Mais non ! Les mains aussi ! On dirait un camionneur, c’est dégueulasse ! »

La fille qui bloque rit aussi. Moue de dégoût sur leurs visages.

Ça tremble. Aucune issue. Ça veut parler mais sans montrer les dents. Ça gémit.

« Gneu, gneu ! Tu sais plus parler, mongole ? »

La fille qui parle saisit son poignet. Tire un grand coup.

Urgence. Dégager le passage. La main libre fait un arc de cercle, ongles en avant. Choc contre la cabine. Fracas.

Long silence. Visage humide. Ça regarde devant. La fille qui parle chancelle. Le sang chaud et vermeil gicle de sa gorge. La mâchoire inférieure à disparu. Ses yeux sont vitreux, écarquillés. Elle tombe.

Derrière, la fille qui bloque ne bouge pas. Elle ressemble au voisin, quand il se faisait crier dessus. Elle est aussi blanche que la porcelaine des toilettes.

Le passage est dégagé mais ça ne bouge pas non plus. Ça regarde sa main ensanglantée. Un cri. Des bruits de pas. Solitude.

Ça regarde en bas. Un corps froid. Un bout de mâchoire. Le dallage est rouge et visqueux.

Ça a tellement faim.

Ça se met à quatre pattes.

Ça ouvre grand la bouche.

La chair est tendre sous la langue.

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