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« Ce matin, un épais brouillard envahit la ville. On distingue à peine deux silhouettes sur le quai de la gare. On entend le train au loin. Il entre en gare. Il ne s’arrête pas. »

Des mains frappent et des visages hurlent contre les vitres embuées des voitures. La rumeur des passagers en colère atteint à peine le quai en contrebas. Léon, le visage pincé, détourne son regard au passage de la rame. Joseph, indifférent, allume une petite torche, la serre entre ses dents, note sur son carnet: « TER 86603 - Part Dieu - troisième passage ». Léon attend, téléphone en main, un signe de son chef. Il sautille, l’air enfantin, pour se réchauffer. Arrivant en sens inverse, un autre train fend l’atmosphère humide et froide de la gare sans s’arrêter. « TER 75730 - Clermont-Ferrand - deuxième passage ». Joseph range dans la poche de sa polaire sans manche son Bic Original au capuchon bleu mâchouillé.

– Léon, contacte le camarade Ramirez pour lui annoncer nos bonnes nouvelles.

– Je l’appelle chef ?

– Mais non imbécile. Tu sais bien que le camarade Ramirez ne se lève jamais avant

dix heures trente !

– Mais oui. Il boycotte Pascal Praud, énonce syllabe par syllabe Léon. Sa diction hésitante montre qu'il débite ce qu'il a appris par coeur.

Joseph tend le carnet sous ses verres en demi-lune et dicte ses derniers relevés. Léon s’applique à presser les bonnes zones du clavier tactile.

– Pas trop vite chef, déjà que j’avais du mal avec le T9, là il faut tout réapprendre.

Joseph ne prête pas attention à la demande de Léon.

– Et tu signes, Meilleures salutations syndicalistes, camarade Joseph.

– Et moi chef ?

– Non, il n’y pas la place.

L’écran plein donne raison au chef. Léon, admire la toute-puissance de son supérieur et appuie délicatement sur envoyer.

– Joseph mérite vraiment son poste de chef, murmure-t-il.

Tapis dans l’escalier qui grimpe depuis le passage sous voies de la gare, un peloton de gendarmerie évalue la situation sur le quai où Joseph et Léon s’agitent pour résister au froid. L’officier ordonne la charge. La panique s’empare immédiatement des deux hommes, acculés au bout du quai. Leur issue serait de sauter sur ces voies, désormais dangereuses, empruntées par des trains qui ne s’arrêtent pas. Au loin retentit le sifflet lénitif de l’INTERCITES 4502 en direction de Nantes. Le regard de Joseph s’éclaire. Le train pénètre avec fracas dans la gare, freinant l’assaut des quelques secondes nécessaires à la fuite du duo. Joseph, solide rempart d’un Léon apeuré, avance à la rencontre du train. Les gendarmes hésitent à reprendre la charge face à cette figure héroïque qui semble les défier. La porte d’une voiture s’ouvre, et laisse apparaitre le bras vigoureux et demi-nu du camarade cheminot. Les mains des deux hommes s’emboitent comme les deux briques d’un même Lego. Joseph se sent décoller, happé par le membre puissant de son alter-ego. Il interpelle Léon :

– La photo Léon, prend la photo !

Léon, décontenancé, s’agite photographier son chef tenu en équilibre sur le marchepied du train.

– J’en ai pris trois, lui crie Léon en courant vers lui, comme pour valider son droit d’entrée sur la plateforme.

Joseph tend à son tour son bras resté libre, attrape un Léon essoufflé en bout de quai par le col de sa doudoune sans manche et le hisse dans la voiture. Ils sont chaleureusement accueillis, pris tour à tour dans les bras de leur hôte providentiel. Il les tapote dans le dos, poings fermés pour marquer sa virilité.

– Bonjour camarades…

Joseph déchiffre péniblement le nom sur le badge. Trois lettres semblent avoir été grattées d’un prénom qui devait être Charles.

– Bonjour camarade Carl! Je suis Joseph et ça c’est Léon. Au nom de la Section Syndicale des Bonnets Roannais, je te remercie de nous avoir sauvés de la charge enragée des chiens de garde.

– C’est moi qui vous remercie, camarades. Je vous ai vus apparaitre sur ce quai comme les révolutionnaires que j’attendais. Vous êtes un don du ciel ! Permettez-moi de vous accueillir dans ce train au nom de la Division des Beurrés Nantais.

Carl leur explique qu’il s’est barricadé dans le compartiment du chef de train pour échapper au courroux des usagers. Cela fait vingt-quatre heures maintenant que les agents grévistes de la SNCF font rouler leur matériel et leurs passagers, sans marquer aucun arrêt. Les passagers usent, en vain, de toute leur énergie pour mettre un terme au détournement de leur train et à leur kidnapping. Ils semblent maintenant résignés.

– Comment osent-ils ! C’est pour eux que l’on se bat, déclare Joseph.

Une tablette dans un coin diffuse CNEWS et ses dernières informations concernant le conflit social qui oppose syndicats et direction de la régie ferroviaire française.

– Ils disent toujours être pris en otage par les syndicats, hein ?! Cette fois, c’est pour de bon ! On relâchera les usagers quand nos revendications seront prises en compte par la direction, raconte un gréviste cagoulé à la perche tendue par un journaliste depuis une voiture qui poursuit sur un tronçon de route parallèle un train à destination de La Rochelle.

Carl vérifie sa montre. Neuf heures approchent. Il coupe la retransmission.

– Je coupe toujours avant que Pascal Praud prenne l’antenne !

Joseph acquiesce. Léon l’imite.

– Camarades, nous devons passer à l’action, maintenant. Vous voyez, ces plateaux repas de première classe sont les derniers qu’il nous reste. Nous devons les apporter en cabine de pilotage pour les partager avec le camarade machiniste. Il n’a pas mangé depuis plusieurs heures !

- Touché, Joseph répond :

– C’est inacceptable ! Nous devons agir au plus vite !

– La chose n’est pas simple Joseph. Il va falloir traverser trois voitures pleines d’usagers enragés.

– Le risque fait partie de notre mission de service public !

Carl plie à l’avis éclairé de son nouveau camarade. Il sent une once de honte se dissiper en lui. Léon admire la dévotion qui illumine leurs visages.

Entre la cabine de conduite et les trois hommes, une voiture de seconde classe, une de première et une voiture dévolue aux cyclistes, avec ses emplacements pour suspendre les vélos.

– Es-tu armé, demande Joseph, d’un ton grave.

Carl lui présente une ramette de cinq-cents tracts aux couleurs de leur syndicat.

– Du Clairefontaine 120 grammes, déclare surpris Léon.

– J’ai utilisé l’imprimante du chef de gare de Nantes. Il est toujours bien fourni.

Joseph se saisit d’une poignée de feuilles. Carl confie les plateaux repas à Léon. Ils échangent un dernier regard et entonne à tour de rôle :

– Un jour,

– Une lutte,

– Une victoire !

Dans un grondement uni, les trois grévistes s’engouffrent dans la voiture de seconde classe qui jouxte leur compartiment. A l’avant, Carl et Joseph, une demie ramette de papier chacun, roulée en épaisses matraques cylindriques dans chaque main. A l’arrière de ce rempart prêt à en découdre, Léon, les bras chargés des derniers vivres du train. Les passagers, alertés par les rugissements à l’entrée de la voiture, rassemblent leurs dernières forces pour régler leur compte au personnel gréviste. Ils s’abattent tour à tour, carte de réduction et billets en main sur les trois hommes déterminés. Carl assène les premiers coups de trique de papier. Les usagers étourdis s’écroulent tels des marionnettes sans ficelle sur les sièges, les bagages dispersés ou les passagers trop faibles pour mener l’insurrection surprise.

Joseph concentre son attention à protéger le porteur des plateaux. Il réagit, aussi vif qu’un chat, aux offensives des adversaires les plus sournois. Camouflés derrière des sacs, ou feignant l’endormissement, ils attendent le dernier moment. Quand l’espoir d’un repas leur chatouille les narines, ils bondissent sur Léon. Les coups pleuvent, de plus en plus précis et puissants, sur les pauvres gueules affamées des usagers. A tel point que, plus loin dans la voiture,

les autres se ravisent d’attaquer. Exceptée une femme. Les yeux emplis d’une colère glaçante, elle grimpe, forte et discrète telle une tarentule, sur le porte-bagages qui surplombe sa place. Elle surveille la progression du groupe occupé à combattre au sol. La situation s’apaise quand la majorité des usagers se retrouve terrassée. Les gourdins effeuillés par le combat ressemblent à un bouquet de fleurs écrasé entre les portes d’un ascenseur. La femme en profite pour s’élancer depuis son perchoir sur un Joseph déconcentré. De rage, elle hurle le nom de sa cible. Il s’effondre sous l’impact. Elle l’étrangle de ses mains veinées.

– Relâche nous Joseph, ordonne-t-elle.

– Mais Martine, que fais-tu là, balbutie-t-il, la trachée écrasée. Et ton arrêt maladie ?

– Mon médecin est bloqué à Bastia à cause de la grève des contrôleurs aériens !

Je n’ai pas pu prendre un train plus tôt !

Joseph résiste, sans pour autant arriver se défaire de l’étreinte venimeuse. Carl à l’avant du combat, se retourne voit son camarade pris au piège. Il fonce et tire à deux mains Martine par les cheveux. Elle résiste de tout son poids, entrainant Joseph à bout de bras. Un avion en papier s’immisce subitement entre le couple et se plante dans le cœur à découvert de la femme. Son souffle coupé, les mains desserrées, Joseph en profite pour se dégager. Au pieds de Léon, l’empilement des quelques plateaux avait fait office d’atelier de pliage. Léon récupéra le dernier tract oublié dans la ramette avant l’assaut et l’avait transformé en chasseur supersonique. Joseph feint un remerciement d’un hochement de tête. Les trois hommes s’éloignent reprendre leur souffle sur la plateforme avant la deuxième voiture.

Martine toussote et se réveille. Elle extrait de son chemisier un médaillon dans lequel l’avion s’est incrusté. Elle l’ouvre, sourit, heureuse d’y retrouver le portrait intact de son sauveur, Bernard Thibault. Elle dégage le pliage et examine en riant le papier.

– Du Clairefontaine 120 !

Devant la porte de la première classe, les mousquetaires démunis réfléchissent. Carl rassurant sort des poches de son pantalon, une arme de distraction massive.

– Des M&M’s, s’étouffe Joseph. Tu crois que ce n’est pas trop ?

– C’est la première classe en face de nous. On ne peut pas les attraper avec du vinaigre.

Joseph, distrait par le souvenir de douceur du chocolat et le croquant de la cacahuète, ravale sa salive.

– Guerre au capital, paix pour le prolétariat, annonce-t-il revigoré.

Il ouvre d’un geste ample et bruyant la porte coulissante du compartiment et, Carl, accroupi, jette ses poignées de bonbons qui s’éparpillent entre les rangées de sièges. Des rangées silencieuses, s’élèvent les oreilles alertes des passagers affamés. Il se jettent au sol, gobant goulument les offrandes roulant au sol. Les trois drôles de gonzes s’envolent par-dessus les créatures misérables. Ils prennent appui sur leur dos, rebondissent sur leurs mains tendues vers un chocolat ou écrasent leur visage dans la moquette. Ils atteignent facilement l’autre bout de la voiture, tant la distraction est efficace. Malheureusement la porte refuse de s’ouvrir, bloquée par les trop nombreux bagages des voyageurs aisés. Joseph s’attèle à dégager le passage alors que Carl protège leurs arrières. Un usager, dont l’appétit se retrouve aiguisé par les rares amuse-bouche, se précipite sur Carl espérant croquer sa dose de protéines. Il plante ses dents suintantes dans son torse et se ravise aussitôt. La bête, écœurée, recrache sa bouchée jusqu’au dernier morceau. Carl se relève fièrement sous l’œil médusé de ses camarades. Il éventre son uniforme mitraillant des boutons de son gilet de sa chemisette le passager méfiant. A même sa peau, tel un panneau kevlar pare-balle, Carl avait disposé des tranches de cake aux fruits invendus.

– Personne n’aime le cake aux fruits, gronde-t-il à l’usager apeuré.

La porte s’ouvre enfin, amenant le trio à se confronter à la troisième épreuve. Dans tout le pays, les trains poursuivent leurs embardées sans fin, traversant les gares et les villes sans ralentir, en donnant même le tournis aux vaches qui les regardent passer.

– Les multimodaux, je déteste ces types-là, énonce Joseph la mâchoire serrée à l’entrée de la troisième voiture.

Le groupe doit faire preuve d’imagination pour remporter le défi qui les attend. Léon, d’une voix timide, demande l’autorisation à son chef de formuler une suggestion. Joseph, décontenancé, offre son silence à Léon.

– J’avais humblement pensé qu’on pourrait couper l’électricité dans la voiture des cyclistes. Ainsi, les batteries de leurs vélos, de leurs ordinateurs, de leurs téléphones, plus rien ne sera en charge. Ce sera la panique et nous pourrons en profiter pour nous faufiler. Qu’en pensez-vous ?

Joseph interroge Carl du regard, ne sachant quoi penser. Carl approuve d’un hochement discret. Il s’approche du panneau et inspecte la serrure qui nécessite une clef spéciale. Joseph décroche de son porte-clefs l’outil patiné par les années et le tend à Carl.

– C’est la clef triangle de mon père. Il l’a utilisée en mille-neuf-cent-quatre-vingt-quinze, pendant la grève contre la loi Juppé.

Carl s’en saisit religieusement, compte jusqu’à trois et désenclenche les interrupteurs. Les ténèbres s’abattent dans la voiture, illuminée seulement d’une triste lueur naturelle. Les écrans des ordinateurs s’assombrissent, les batteries arrêtent de clignoter, les charges s’arrêtent, laissant aux voyageurs l’angoisse de l’inévitable déchargement. La panique explose la grappe de hipsters en un troupeau de poulets sans tête. Ils s’égosillent, répétant en boucle les pourcentages de charge restante de la pléthore d’équipements. L’équipe virevolte, tournoie, danse entre ces corps dépourvus de raison jusqu’à atteindre la porte de la cabine de pilotage. L’individualisme de ces pendulaires éco-responsables hypnotise leur sens. Ils ne remarquent ni les agents, ni les plateaux garnis de vivres biosourcés et produit localement.

Carl tend la clef héritée à Joseph. Il la saisit à son tour avec solennité comme un relais et l’insère délicatement dans la serrure. La porte s’ouvre sur un halo de lumière intense, transmise par le pare-brise de la motrice qui semble voler au-dessus d’un champ de colza en fleur.

– Camarade machiniste, nous t’apportons ton plateau, annonce fièrement Carl.

Le siège pivote, offrant aux cheminots anoblis par leurs succès, une découverte stupéfiante. Installé au poste de pilotage, vêtu de l’uniforme règlementaire épicé d’un gilet aux couleurs du syndicat, un robot, être de métal sans âme ni acquis sociaux, les scrute de son regard électrique.

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