La blanche page

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Quelque part, dans le présent :

Les conditions idéales étaient réunies.

Ses écouteurs diffusaient une mélodie apaisante.

La musique avait toujours protégé Solwen de l'extérieur et de ses pensées.

Reste dans ce moment précis, écoute moi, rien n’est plus important que toi, moi et ce que tu veux écrire, lui fredonnait-elle.

Le bureau était juste assez rangé pour avoir l’esprit clair.

Il était surtout juste assez en désordre pour s’y sentir à l’aise.

Pas d’injonction à la perfection, criait tout bas le bureau.

Il y avait autour de lui précisément assez de mouvements pour le rassurer.

Tout va bien, le monde continue de tourner, lui susurrait l’air qui l’enveloppe.

Il était lui-même d’une humeur joyeuse, excité par tout ce qui pouvait naître et bouillonnant intérieurement de mots, comme autant de clefs d’un univers imaginaire auquel seul lui avait accès jusque-là.

Il était prêt, tout pouvait commencer.

Pourtant, tout n’est plus que doute depuis que Solwen l’a rencontrée.

Il la regarde, elle aussi.

Son insolence l’agace.

Il s’interdit de détourner les yeux.

Ce serait abandonner, perdre la lutte.

Elle le remet face aux limites qu’il pensait fuir.

La page, celle de tous les possibles, celle de ses impossibles, le toise.

Elle le nargue et semble s’adresser à lui.

Alors ton roman, celui qui allait être différent de tous les autres, il est où ?

Tu as de belles paroles, mais quand passeras-tu à l’action ?

Je ne sais pas pourquoi on y croit encore. Tu déçois encore et toujours.

Pour qui te prends-tu ? Tu ne m'habilleras jamais des mots que je mérite.

La blanche page, qu’il n’arrive ni à toucher ni à marquer, est d’une beauté immaculée , celle de l’origine de tous les univers.

Dès lors que tu l'auras altérée de tes mots imparfaits, plus rien ne sera pareil, lui répète une voix intérieure.

La vacuité du document menace de l’aspirer et l'annihiler ou pire, de le faire se sentir tout petit.

Attiré par ce support où tout pourrait prendre vie, Solwen se dit qu'il pourrait se perdre.

Tu es un papillon nocturne qui se grille les ailes à l’approche d’une lampe, lui suggère une autre voix. Tu disparaîtras par arrogance en pensant y voir le Soleil, continue la voix.

Il se sent paralysé par la multiple de choix, assailli par les idées d’histoire qui se bousculent sans jamais trouver une cohérence interne ou même un chemin vers la feuille vide.

Il faut agir.

Il dévisage la page blanche une trentaine de minutes de plus.

Il faut se lancer.

Sa main s’approche du clavier, jusqu’à sentir les touches.

Le jeune homme était confiant, mais ses doigts ne s'animent pas du mouvement fluide qu’il avait espéré.

Ils s’élèvent, marquent un temps arrêt au-dessus de l'ordinateur, attendent l’inspiration, celle qui viendra tout changer.

Mais l'inspiration ne lui manque pas, elle est juste coincée dans ce monde abstrait qui lui appartient.

Elle s’agite, se brouille, se désorganise.

Toutes ses idées veulent sortir en même temps, se bloquent comme dans un entonnoir.

Que dire, quand et comment ?

Comment commencer ?

Il me faut un début qui accroche, celui qui créera ce besoin de tout lire.

Mais encore une fois tout lui vient simultanément, donc il en reste à ne rien écrire.

Ses mains se posent sur ses genoux, alors qu’il réalise que ses rêves sont menacés.

La musique est trop forte et l'irrite.

Le bureau est trop rangé et lui rappelle que sa vie n’est qu’un vaste désordre.

Solwen est découragé, triste et doute de tout.

L’action à tout prix ne l’aide pas. Mais que faire si ce n’est agir ?

Il baisse la musique. Il faut faire le point.

Que représente cette feuille pour lui ? Toute réponse n’est que partielle.

Peut-être ne trouve-t-il que des réponses farfelues, tirées par les cheveux.

C'est vrai qu'il a pensé à son rapport à l'échec.

Solwen revoit la déception sur le visage de ses parents, morts avant d'avoir pu un jour être fiers de lui pour quelque chose. Il sent les stigmates de la solitude, de l'amertume, du regret qu'il ressent lui-même en faisant un bilan de sa vie.

Il s'est effectivement aussi interrogé sur le perfectionnisme.

Pourquoi est-ce que son roman devrait être le meilleur de tous les temps pour avoir une valeur à ses yeux ? Pourquoi devrait-il être le meilleur pour avoir une valeur ?

C'est vrai aussi qu'il a osé penser au fameux "syndrome de l'imposteur", si à la mode qu'il a eu d'autant plus de mal à s'autoriser à considérer cette hypothèse.

Solwen doit se faire violence pour s'attribuer ses propres victoires. Il en a eu quelques-unes pourtant. Elles étaient toujours suivies d'une conviction qui le consumait de l'intérieur : j'ai eu de la chance et cela se saura. D'ailleurs, il ne les voit jamais comme des victoires quand il passe sa vie en revue.

Quelque part, dans le futur :

Cette expérience d'écriture improductive a été douloureuse, mais Solwen a entamé un travail que peu de personnes autour de lui avaient fait.

Solwen n'a pas écrit ce jour-là, ni le suivant. Il est en paix avec cela. D'ailleurs, il y a perçu sa première victoire : une avancée dans sa connaissance de lui-même et un peu de patience et d'indulgence envers lui-même. C'était pour lui la stratégie la plus difficilement imaginable, la plus dure à déployer à ce moment de sa vie.

Le texte qu'il a écrit et publié par la suite n'est pas le meilleur du monde, mais c'est le sien et il a pris du plaisir à l'écrire. Il en est fier et sa plume délicate et sensible a été saluée par la critique.

Je le vois avanver vers le bonheur depuis les nuages, mon fils Solwen.

On dira ce qu'on voudra, la blanche page n'altère pas la plume du crapaud.

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