69 – 1er février 2023 (plus tard) – Action !
Action, action, ha ! Mitchum disait qu'il avait appris à boire sur les plateaux de tournage. Tout le monde n'a pas la patience de Peter Sellers, qui se mit aux échecs pour défier le grand Kubrick, ou l'abnégation de Marilyn Monroe, qui sombra dans la dépression.
Un raccourci ? Ah, bon ? Ca ne me ressemble pas. Tiens, je dirais même que, sous couvert de logorrhée plus ou moins maîtrisée, j'use avant tout de pudeur et d'esprit de synthèse. Le chemin le plus court d'une idée à l'autre n'a pas toujours bonne presse dans mes registres-mémoires, mais je vous assure que si Marilyn a calanché avant de se momifier dans sa légende telle une Greta Garbo blonde platine, c'était exclusivement parce qu'elle manquait de patience.
Et je le prouve, na ! La robe d'anniversaire lorsqu'elle fête celui de Kennedy en lui chantonnant l'hymne adéquat de sa voix d'éthaïre plus chaude qu'une plage à Rio, devant une Jacqueline médusée, s'il n'y avait rien dessous – rien de textile, disons – c'était pour gagner du temps. L'impatiente Marilyn croquait la vie à pleines dents et refusait d'attendre. Sa fameuse pose nue, étalée sur un drap de soie, alors qu'elle n'a pas vingt ans, la peau diaphane et le sourire clinquant comme du chrome, c'est parce que Norma Jean brûle les étapes afin de se renommer Marilyn. C'est comme si elle hurlait, toute chatte dehors : « Sus à la procrastination ! »
Sur le plateau, tout le monde travaille et pourtant, tout le monde s'emmerde. Du figurant le plus statique au technicien vis et boulon. Tout. Le. Monde. L'ingé-son reste sur le qui-vive, à l'affût du moindre pet. Le sourcil froncé, le nez plissé, l'oeil concentré. J'ai eu l'occasion de tester sa vigilance en souriant bruyamment lorsqu'elle a crié, plus fort que les autres, et pourtant fort respectueusement – une performance – qu'il y avait beaucoup trop de bruit sur la plateau.
« Je t'ai entendu rigoler, là ! »
Ca n'avait rien d'un ricanement, d'un sarcasme, d'un éclat. Plutôt une inspiration nasale un peu forte sur des commissures libérant une crispation de lèvres. Rien que du feutré.
C'était drôle. Elle sourit. Sous tension mais tranquille. Je m'excuse ostensiblement, le rire en coin toutefois.
Les techniciens traînent leur masse lourde d'un outil à l'autre. Y compris les maigrelets, les fluets, les sportifs, les athlétiques, les musculeux que traverse un flux d'énergie. Leurs pas s'alourdissent d'heure en heure. Je suppose que c'est dans le cahier des charges.
Les assistantes et assistants stressent. C'est là leur principale fonction et leur première compétence. Ils stressent à la place des autres : les comédiens, les figurants, les techniciens, et le réalisateur. Celui-ci est un grand typé dégingandé aux yeux vitreux. La lassitude imprègne chacun de ses gestes. Sa voix se perd dans une vague sourde et s'il n'y avait l'assistante de prod pour reprendre son « action » cataleptique, on ne tournerait pas grand chose de l'épisode du jour. Ce gars se rêvait peut-être en Cimino ou en Cassavettes et il se retrouve à vivre une vie où seules ses factures le motivent à investir chaque matin ces hauts lieux de création artistique. J'imagine qu'il n'y a pas de sot réal mais j'ai du mal à le voir autrement qu'en pacha alangui au centre de sa cour de circonstance.
Petite phrase cueillie hors-contexte :
« Ils cherchent un électro sur le plateau.
- Y en a d'jà trois. Ca va aller, non ? »
On se plaît à imaginer la magie d'un monde merveilleux où les membres d'une équipe dévouée se consacrent corps et âme à l'élaboration collective d'une œuvre commune, le tout au nom de l'art et de la création. On aimerait chercher du sens dans la fabrication d'un objet visuel, se raconter des histoires métaphysiques sur l'homme qui se réalise en groupe dans un même projet, dans un agrégat où chaque cellule trouve sa place, où l'on accouche ensemble d'un songe enfin matérialisé, d'un fantasme partagé. On mythifie les frontières qui nous séparent de l'écran et de l'intrigue qui défile, là où les seules frontières qui valent se résument souvent à des chiffres sur les feuilles de salaire des techniciens plateau, sur le clap de la séquence, sur la fiche technique des cadreurs. Quand je regarde un film, je vois les décors peints à l'arrière-plan, le fond vert déguisé en planète, en falaise ou en désert, l'ombre de l'ingé-lumière qui a décidé, à la dernière minute, de glisser trois bougies en plus du spot de rigueur, la coupe étrange du costume choisi par l'habilleuse, le mouvement des caméras cachées sous le pot de fleurs, le figurant que l'on reconnaît à la fois dans le champ et dans le contre-champ. Ce que j'apprécie, somme toute, dans la cinéma et sa petite sœur ingrate, la télévision – sans parler de leur petite cousine bâtarde, la plate-forme – c'est que tout y est faux, factice, prodigieusement fallacieux. Plus ça a l'air vrai, crédible, réaliste, proche du réel, plus on nage dans l'artifice et l'invention. Pour que la fiction dépasse la réalité, elle doit se montrer plus vraie que nature. Sans quoi, on distingue la fermeture-éclair sur le costume du monstre et le spectateur s'en détourne dans un soupir défait.
Pour que l'histoire prenne vie et que les personnages s'incarnent, les cinéastes mentent et s'appliquent à mettre en scène une immense chorégraphie du mensonge. C'est magnifique et brutal. Brutal, oui. Je ne vois pas d'autre mot. Le cinéma nous rappelle à chaque instant que notre esprit souhaite qu'on le détourne du réel. Notre esprit veut qu'on l'arnaque, qu'on l'esbroufe et qu'on le manipule.
Marcello Mastroianni abondait dans ce sens lorsqu'il estimait, au cours d'une célèbre interview accordée sur le tard en compagnie de Vittorio Gassman, que le meilleur comédien reste et demeure une outre vide, une silhouette sans âme, une chose creuse que l'on remplit au gré des films qu'il faut tourner, des personnages qu'il faut jouer. Gassman renchérissait de son rire d'Italien volubile, lâchant dans un accès de folle désobligeance qu'un De Niro portait trop de valises pour prétendre habiter un rôle. « C'est fatigant de le regarder, » disait-il.
Que les acteurs se vannent entre eux donne raison à Marcello et n'enlève rien à Gassman ou De Niro. Ni même à Bruce Willis, pourtant pas du même calibre. Si je devais nommer l'acteur ultime, je suppose qu'il emprunterait la dense folie de Daniel Day-Lewis, la technicité virtuose de Michael Caine, le talent purulent d'Orson Welles. Mais qu'y puis-je ? J'aime bien Adam Sandler aussi, et lequel est le plus creux des quatre ? Certainement pas Orson Welles.
(On vient de m'installer derrière un bureau qui fait aussi office de comptoir, lunettes sur le nez, engoncé dans une blouse blanche fraîchement repassée. Maman serait fière de son rejeton, je viens d'être promu dans la police scientifique.)
Et là, une fois de plus, j'attends.
La différence, c'est que je suis dans le champ. Les cadreurs s'activent autour des caméras. Des personnes au rôle indéterminé pratiquent le va-et-vient permanent. La script briefe les acteurs. Ca grouille de mouvements.
Et silence, on tourne.
(…)
Ah ben non, raccord maquillage.
« On se presse pas surtout. Ca sert à rien. (…) Vous vous rendez compte, ou pas, de la mollesse du truc ? De la léthargie ambiante ? C'est angoissant. »
C'est le réal. Je retranscris à mesure qu'il cause. Sa colère est froide, polie, que dis-je, policée.
Silence. Cette fois, c'est la bonne, on enchaîne les séquences.
(…)
Arrêt caméra. Reprise du fourmillement et des petits pas pressés. Ca se vanne dans les coins, j'entends quelques contrepèteries, j'y vais de la mienne. Ca ne les amuse pas. J'ai encore oublié que le chat doit pouvoir choper la ficelle pour qu'il trouve ça marrant. L'ambiance semble détendue mais les traits s'affaissent et les rides se creusent. On sent monter la crise de nerfs tandis que l'épuisement des uns grave des cernes sous les mirettes des autres. Quelques regards se sont éteints voilà déjà quelques heures.
Je m'aperçois que mon écriture interroge et agace. Le réalisateur me zieute avec un drôle d'air. Un technicien essaie de lire par-dessus mon épaule. Je lui souhaite bien du courage. Vu mon écriture, j'ai loupé ma vocation de médecin – ou de serial killer, y a deux écoles.
La responsable-plateau de notre équipe de figurants semble réellement intriguée. Je me dis que l'acte d'écrire a disparu de la sphère publique. Une jeune fille – vraisemblablement stagiaire – me demande carrément si j'écris « des vrais trucs » ou si je « fais semblant ».
Dans le contexte du tournage, la question m'apparaît on ne peut plus légitime, même si je trouverais très inquiétant qu'un figurant continue de mimer l'acte d'écrire entre les prises si j'appartenais à un corps de métier du cinéma. Une part de mon être la juge toutefois un rien insultante. Comme si je n'écrivais pas. Comme si j'avais besoin de montrer quelque chose à une bande d'inconnus qui payent des inconnus pour incarner des inconnus anonymes aux traits brouillés par la focale. Moi, faire semblant d'écrire. Vous me la copierez cent fois, celle-là.
Toujours est-il que, dans ce contexte de création industrielle, la production d'écrit se perçoit avant tout comme une bizarrerie, au mieux une excentricité. L'un des techniciens m'a clairement demandé ce que j'écrivais. Je lui ai dit que toute journée où j'ai pu écrire n'est jamais une journée foutue. Manifestement, l'explication lui a suffi.
L'acteur joue son rôle et je fais semblant d'être quelqu'un d'autre qui prend des notes en lisant un faux rapport d'autopsie. Et ma plume rédige les mots que tu lis en ce moment. C'est beau.
Et on enchaîne les prises. Il fait froid. On a éteint le chauffage – une clim réversible – à la demande de l'ingé-son. Je vis le rêve américain.
« Y a le sol qui grince.
- Faut changer de sol. »
Magique, je vous dis.
Curieux, ce rapport d'autopsie contient des papiers de la CAF.
Le dialogue entre les comédiens a ceci d'extraordinaire que je n'arrive pas à me décider s'il est mal écrit, mal joué, ou les deux.
« Non, son ADN ne correspond pas à ce qu'on a trouvé sur la scène de crime. »
Plim, plam, ploum, les semelles qui grincent. Clap de fin, on la garde.
Je sais. Deux longs textes le même jour, qui plus est un mercredi. Du jamais vu dans le journal qui ne s'achève pas vraiment. Tu mesureras de toi-même le temps passé à attendre sur un tournage en tant que figurant. Les autres attendent aussi, tout comme moi, mais ils ont la tête pleine et les nerfs à fleur de peau. Pour une fois qu'on me paye à écrire, j'en ai profité.
Demain, autant prendre les devants, il n'y aura pas de texte du jour. Ceci étant posé, tu admettras que je t'ai gâté. Des phrases, j'en ai posé plein. Demain, c'est harmonie et répétition avec un illustre inconnu que je ne fréquente pas vraiment au sein de mon cours de solfège. J'ai juste lancé à la cantonade : qui a besoin de cachets pour compléter son intermittence ? Qui veut former un duo ? Et paf, deux duos en moins de cinq minutes. Ne mettons évidemment pas la peau de l'ours avant la charrue dans l'oeil du voisin, mais disons qu'il faut bien vivre.
Passe une journée douce, il est temps de pioncer.
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