Chapitre 16

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 Discrète, elle se faufilait entre les tentes sans que personne ne la remarqua. Elle appréciait le moment, le sol sous ses pieds, le vent sur son visage. Étrangement, elle avait l’impression qu’elle n’allait pas pouvoir en profiter très longtemps. Une odeur de nourriture flotta jusqu’à elle, et son ventre gronda. Elle s’élança, sourire aux lèvres.

 Arrivée près des cuisines de campagne, elle resta dissimulée derrière une tente pour observer les lieux. Il ne restait que peu de personnes, à part les cuisinières. Elle aperçut N’Bewe qui quittait l’endroit en emportant deux bols de nourriture. Il allait vite se rendre compte de sa disparition. Elle hésita à repartir rapidement à la tente et jouer le jeu de la jeune fille effarouchée, mais rejeta vite l’idée. Simuler n’était pas dans sa nature, et les voir partir à sa recherche pouvait être amusant.

 Elle se faufila alors derrière les fourneaux. En tant que femme, il était plus logique de se trouver de ce côté. Lorsqu’elle fut à portée de son but, elle prit tellement naturellement le morceau de viande qu’elle convoitait que personne ne la remarqua. Elle repartit comme si de rien n’était, déçue que cela soit si facile.

 Quelques temps plus tard, il commença à y avoir de l’agitation dans le camp. Ils s’étaient mis à sa recherche. Un rictus déforma ses lèvres. Enfin, elle allait pouvoir se défouler.

 — Eh ! Toi là !

  Elle se retourna brusquement. Un homme, la trentaine, s’approchait d’elle doucement, la main tendue en un geste d’apaisement.

 — Reste calme, je ne te veux aucun mal, d’accord ?

 Elle s’avança à son tour. Arrivée à sa hauteur, elle lui sauta dessus, le prenant au dépourvu. Ils chutèrent lourdement sur le sol. N’ayant pas d’arme, elle joua des poings sur le visage du malheureux.

 — Arrête !

 Une violente poussée la fit basculer sur le côté. Quelqu’un d’autre essayait de la maîtriser. C’était le gamin de la forêt, qu’elle avait rencontré en même tant que le grand noir et Aile de Corbeau. Il n’avait lui non plus aucune chance face à elle. D’un mouvement souple, elle se retrouva dans son dos, son bras bien calé contre sa gorge. Elle serra. Le gamin se débattait inutilement. Il n’en avait plus pour longtemps lorsqu’une voix puissante lui intima de le lâcher.

 C’était Aile de Corbeau, qui pointait à nouveau une flèche vers elle. De sa main libre, la jeune femme dégaina le poignard que sa victime portait à sa ceinture. Le projectile siffla, s’enfonçant dans son épaule. Elle étouffa un cri de douleur et enfonça la lame dans le ventre du gamin. Une autre flèche vola, frôlant sa tête, mais ne la touchant pas. Elle se releva et s’enfuit, disparaissant entre les tentes.

 — Gard, ça va ? s’enquit Erik auprès du gamin.

 — Je devrais m’en sortir, elle n’a pas su frapper fort, fit Gard en enlevant le poignard et en compressant la plaie.

  Il souffla.

 — Rattrape-là, Erik.

 Sans attendre, ne pouvant de toute manière pas faire grand-chose pour son ami, Erik s’élança sur la piste sanglante que la démente avait laissée derrière elle. Sans les traces pourpres, jamais le jeune homme n’aurait pu repérer ses empreintes sur le sol foulé par des dizaines de paires de pieds depuis plusieurs jours. Il suivit le sang de longues minutes, une flèche encochée, s’attendant à tomber sur elle à chaque instant.

 Au détour d’une tente, il aperçut N’Bewe. Le grand noir lui tournait le dos, immobile. Il l’appela, mais son ami ne lui répondit pas. Lentement, le guerrier à la peau sombre bascula. Comme dans un rêve, au ralenti, Erik vit l’homme s’affaler à terre dans un bruit sourd, une flèche dépassant de sa poitrine. La femme qu’il cherchait se tenait devant lui, léchant ses doigts recouverts de fluide vermeil, un rictus aux lèvres. Elle avait arraché la flèche de son épaule pour l’enfoncer dans le cœur de N’Bewe. La fureur enfla en lui sans qu’il puisse la contenir.

 Aile de Corbeau tendit sa corde et tira. La tueuse plongea pour éviter le projectile et se releva rapidement, profitant du laps de temps où le jeune homme était désarmé pour plonger sur lui, la dague volée en avant. Ils basculèrent tous les deux dans la poussière. Sous le choc, Erik lâcha son arc. Il se retrouvait en mauvaise posture, couché sur le sol, la furie au dessus de lui, tentant de lui enfoncer une lame dans la gorge. Il avait réussi à empoigner ses avant-bras et luttait à présent pour sa vie.

 Jamais le regard de démon de la femme ne lui avait semblé plus enragé. Elle avait une puissance impressionnante et si rien ne venait l’arrêter, Erik savait n’avoir aucune chance. Il utilisait toutes ses forces pour limiter la descente de la dague vers sa gorge, et elle s’en rapprochait pourtant inexorablement. Il ne voyait aucun moyen de s’en sortir seul.

 L’expression de la femme changea soudain. De la folie furieuse, elle passa à une souffrance grandissante. Sa force déclina petit à petit, et au moment où Erik put enfin la repousser, elle lâcha son arme et tomba sur le côté, tenant son crâne à deux mains. Elle hurlait de douleur. Stupéfait, Erik l’observait sans comprendre. Il se releva et dégaina, prêt à se défendre si jamais elle se jetait à nouveau sur lui. D’un coup, elle lâcha sa tête et se cambra, les yeux écarquillés. Progressivement, son œil droit, couleur d’un ciel d’hiver, s’assombrit sous le regard ébahit d’Erik. Il ne fallut que quelques secondes pour qu’il devienne totalement brun, comme le gauche.


 — Drya ?

 La jeune femme, perdue dans ses pensées, ne réagit pas.

 — Drya ? insista Hemrik. Je pensais que tu voulais aller vers le sud-est ?

 — C’est bien ce que j’ai dit oui, répondit-elle.

 — Alors pourquoi dévions-nous encore vers le sud-ouest ?

  Se redressant et serrant les jambes, la guerrière stoppa sa monture. Hemrik l’imita. La forêt, riche de ses senteurs et de ces innombrables bruits, les entouraient. La route qu’ils empruntaient au milieu des arbres n’avait de route que le nom. C’était une ancienne voie utilisées par des marchands pour relier le Mycher aux royaumes du centre, mais peu de voyageurs avait dû cheminer dessus depuis un bout de temps. Les ornières étaient à présent remplies d’herbe et les arbres rétrécissaient le passage. La nature reprenait ses droits calmement.

 Perçant le feuillage clairsemé par l’automne, le soleil s’infiltrait jusqu’à eux et indiquait clairement leur direction. Drya resta quelques instants silencieuse, puis reprit :

 — On a dévié en effet. Ce n’est pas grave, continuons, nous trouverons bien un endroit pour bifurquer vers l’est plus loin.

  Et elle relança sa monture, qui en avait profité pour chiper une branche.

  Quatre jours s’étaient écoulé depuis qu’ils avaient quitté le village des pêcheurs, tous semblables entre eux, avec le bruit des feuilles mortes craquant sous les sabots des chevaux la journée et le crépitement des flammes le soir. La culpabilité serait son coeur. Sa faute était de ne pas savoir canaliser, contrôler Louve. Elle était trop dangereuse. Dans sa tête, les souvenirs de la Brume Rouge la hantaient. Elle se surprenait à penser que la flèche qui avait tué Erik aurait dû se planter dans son œil, pour crever à jamais son regard de démon. Celui que Jerm avait détruit guérissait, lentement, bien plus lentement que son épaule. Mais il guérissait. Elle aurait dû s’en réjouir. Quel borgne se serait plaint de pouvoir récupérer une vue parfaite ? Sans savoir pourquoi, cette guérison avait pourtant un goût de cendre.

  Depuis le départ, Hemrik l’a harcelait avec son histoire de direction. La jeune femme avait bel et bien décidé de partir vers le sud-est, car si ses souvenirs des cartes du continent étaient bons, il y avait une grande ville de ce côté de la forêt. Mais qu’importe qu’ils déviassent vers l’ouest ! Ils allaient chercher des informations sur un territoire immense et hostile, autant chercher une aiguille dans une meule de foin qui essaye de vous dévorer. Alors commencer à parcourir le Mycher à partir de l’est ou de l’ouest ne changeait pas grand-chose.

 Bien enfouie dans sa conscience, Louve n’aidait pas Drya à avoir des pensées positives. Elle restait cloîtrée dans un silence rancunier envers Hemrik, repassant sans cesse la fin de leur combat pour comprendre où se situait sa faute. Elle était plus forte que lui, plus expérimentée, plus agressive, il n’avait aucune chance ! Il avait pourtant gagné. Il n’aurait pas dû se relever. Il n’aurait pas dû avoir la force de la terrasser.

  Un demi-cadran passa avant qu’ils ne se décident à s’arrêter pour la nuit. Les nuages s’amassaient dans le ciel, menaçants. Les deux compagnons avancèrent encore un peu, cherchant du regard à travers les arbres un endroit où ils pourraient s’abriter. Hemrik signala soudain la présence de rochers une dizaine de toises plus loin.

  En fait de roche, ils découvrirent en réalité des ruines. Plusieurs siècles auparavant devait se tenir là une gigantesque infrastructure, aujourd’hui effondrée et recouverte de mousse. Certaines parties étaient encore visibles, tel un morceau d’escalier érodé ou des colonnes couchées, gisant sur le sol. Hemrik entreprit d’en faire le tour, cherchant le meilleur endroit où installer leur petit campement, Drya sur ses talons. Malgré les siècles qui avaient dû s’écouler depuis l’abandon des bâtiments, la pierre restait solide, et il finit par dénicher un endroit où l’édifice s’était écroulé en créant une petite grotte. Pied à terre, Hemrik testa la solidité de la structure en poussant à divers endroits sur la roche. Rien ne bougeait. Satisfait, il fit signe à Drya de le rejoindre. Le lieu était trop petit pour que les chevaux y entrent, mais il y avait assez de place pour les deux compagnons et un feu à l’entrée.

 Quelques temps plus tard, Hemrik et Drya s’installait devant le feu que la jeune femme attisait. La pluie commençait à tomber et ne tarderai sans doute pas à détremper toute la forêt. Pour s’occuper après avoir dîné de poisson séché, la cavité étant trop petite pour s’entraîner, Hemrik sortit son couteau et s’affaira à tailler une branche. Le feu dans la grotte venait de lui rappeler l’âtre de sa maison et la petite statuette de Manylia, déesse du foyer, qui reposait au dessus dans une petite niche. Son père l’avait taillée peu après la mort de sa mère, pour qu’elle protège la famille. Cela n’avait pas été très concluant, puisque des Germek il ne restait plus que lui. Néanmoins, il se souvenait avec tendresse du regard que son père portait à la sculpture. Manylia était le plus souvent représentée par un arbre, pilier de la famille, mais il avait choisi de la personnifier en une belle femme qui n’était pas sans rappeler sa mère à Hemrik.

 Lorsqu’il sentit ses doigts devenir gourds, il rengaina son couteau et rangea le début de la statuette dans la sacoche de sa selle. Ses yeux se posèrent sur le feu et il repensa encore une fois à cette nuit, quatre jours plus tôt.


 Au chevet de Drya, toujours inconsciente, qu'il avait éloigné du village, le jeune homme était dans la même position, assisen tailleur devant les flammes. Elana s'était approchée, les yeux rouges et bouffis.

 — J'ai pensé que tu allais avoir froid, alors je t'ai amené une couverture, murmura-t-elle en lui tendant.

 — Merci. Tu veux t'asseoir ?

 La villageoise s'executa.

 — Je suis vraiment désolé, pour ton père...

 — Je n'ai pas envie d'en parler, le coupa la jeune fille.

Hemrik ne répondit pas. Il connaissait ce sentiment. Ils restèrent ainsi immobiles, dans le silence de la nuit, jusqu'à ce qu'Elana s'agite. L'Erdrelien se lança en avant, juste à temps pour arrêter le bras qui s'abattait sur Drya, la pointe de la lame à moins d'un pouce de sa gorge.

 — Lâche mon bras, siffla la jeune femme.

 — Je ne peux pas.

 — Si tu as jamais eu des sentiments pour moi, lâche-le.

 — J'ai dit que je ne pouvais pas.

 Elana arracha son bras des mains d'Hemrik et se releva, furieuse.

 — Après tout ce qu'elle a fait, tu la protèges encore ? Tu es aussi coupable qu'ellesi tu la penses innocente !

 Dans ses yeux jadis si doux se reflétait à présent toute la rage et la haine qu'elle portait.


Hemrik se pinça l'arrête du nez. Ce regard allait le hanter toute sa vie...

Il observa Drya, figée. Il avait dit à Sélin qu'elle était innocente des crimes de Louve, mais il ne pouvait se leurrer lui-même : elle était coupable de ne pas parvenir à la contenir.

 Soudain, la jeune femme se leva – pour autant qu’on puisse se lever dans un lieu trop petit pour se tenir debout – et s’approcha du mur derrière l'Erdrelien. Captivée, elle observait une gravure dans la pierre qui lui avait échappé jusque là, uniquement révélée par le jeu d’ombre qu’Hemrik avait créé en s’installant pour la nuit. Elle était abimée, mais on distinguait nettement la représentation d’un dragon. Hemrik la considéra à son tour.

 — Un dragon ? Quelqu’un aurait gravé dans la pierre de ce bâtiment le signe de Belall ?

 — Non, le corrigea Drya, c’est autre chose. Le dragon de Belall à ses quatre membres sur le sol et les ailes repliées. Ici il a clairement les antérieurs levés, et il crache du feu en plus.

 La jeune femme caressa la gravure. Un frisson parcourut ses doigts.

 — Tu l’as senti toi aussi ? demanda Drya à sa deuxième conscience.

 — Oui. Comme un appel venu du fond des âges, mais c’était fugace. Encore une bizarrerie pour laquelle nous n’aurons pas de réponse.


 Le lendemain fut une morne journée sous la pluie. Ils avançaient lentement, emmitouflé dans leurs capes. L’humidité et le froid transperçaient leurs os.

 Vers le milieu de l’après-midi, Drya commença à se plaindre de maux de tête. Ce n’était au début qu’une faible gêne, mais plus le temps passait et plus cela empirait. Elle n’en dit cependant rien à Hemrik, qui se serait inquiété inutilement. Ne pouvant ni l’un ni l’autre faire quoi que ce soit contre la douleur, autant continuer leur route.

 Un quart de cadran plus tard, les deux compagnons aperçurent une silhouette s’approcher. À travers la pluie, il leur fallut un certain temps pour distinguer l’animal qui venait vers eux sans peur. Un faon, sans doute né tard dans la saison. La migraine de Drya était intolérable et empirait à mesure que la distance qui la séparait du cervidé diminuait.

 Hemrik jura.

 — Drya, tu as vu ça ?

  Elle l’avais effectivement vu, et cela la troublait autant que lui. Le faon, si à première vue paraissait tout à fait normal, était malformé. Sous son ventre s’agitaient convulsivement quatre pattes qui n’auraient jamais dû se trouver là. L’animal, pas du tout effrayé, s’avançait toujours. Drya mis pied à terre et le rejoignit, le faon ne la quittant pas des yeux. Arrivée à sa hauteur, la jeune femme s’accroupit et le petit enfouit sa tête sous son épaule. Elle flatta son encolure trempée, abasourdie, le crâne comme pris dans un étau. Elle ne comprenait pas pourquoi le faon n’avait pas peur, alors qu’il était d’une espèce d’un naturel extrêmement craintif. Relevant la tête, il planta ses grands yeux doux dans celui de la jeune femme. Et là, elle sut.

 D’un geste vif, elle dégaina et trancha la gorge de l’animal, ne lui laissant aucune chance de s’enfuir. Elle savait cependant qu’il ne l’aurait pas fait. Elle avait vu dans ses yeux sa volonté de mourir. Le faon s’écroula alors que sa vie le quittait par flots pourpres. D’un coup, la migraine de Drya atteignit son summum et disparut tout aussi vite. C’était trop gros pour une coïncidence. Elle ragea intérieurement. Elle en avait marre que d’autres questions s’ajoutent à la longue liste qu’elle avait déjà.

  Elle remonta sur sa monture sous le regard intrigué d’Hemrik. Elle ne lui expliqua rien, et lui ne posa aucune question. Il savait qu’elle n’en parlerait que si elle le décidait.

 Ils repartirent alors, abandonnant le corps du faon au bord du chemin, son sang fumant sous la pluie.


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