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— Si tu étais un plat de pâtes, tu serais lequel ?

Je me penche au-dessus du magazine de Léna. Spaghettis, farfalles, tagliatelles, raviolis. Sauce crème, sauce tomate.

— Je dirais bolognaise.

— Vraiment ? On a mangé des carbonara ce midi.

— Avec toi, c’est des carbonara à vie. Mais juste moi, je pense bolognaise.

— Okay. Si tu étais un poisson ?

— Un requin.

— C’est pas un poisson.

— C’est un gros poisson.

— Avril, sérieux là.

Je regarde les différents poissons proposés. Bien ordonnés en ligne, le stylo en l’air, près à encercler le favori, les écailles qui luisent plus que l’autre.

— Celui-là. L’argenté.

— Okay. Alors les résultats. Six triangles, cinq carrés, trois ronds. D’après ce truc moisi de dix ans, ton animal totem c’est…

Léna est incapable de continuer. Elle éclate de rire, froisse la page, presque elle se pisse dessus. Je n’arrive pas à voir le résultat, j’essaie de desserrer son poing, pour apercevoir mon putain d’animal. Léna se pose contre le mur, des larmes coulent sur ses joues, elle déplie le magazine.

— Une hyène ? Oh putain non, je suis une hyène !

On hurle de rire. On déchire la page, ça ne s’arrête pas, les larmes, la morve, c’est incontrôlable. Un peu plus tard, on boit un verre d’eau et on se regarde, c’est reparti, on crache de l’eau par les trous de nez, sur le carrelage.

DING DONG

— Merde, y a Laeticia qui est là.

Deux trois gloussements, une grande respiration et Léna va ouvrir la porte.

— Salut les filles ! Ça va ?

Elle pose sa guitare contre le meuble, même si Léna lui avait dit que ce n’était pas la peine de l’emmener. On s’assoit dans la cuisine, Léna coupe un marbré au chocolat, des grands verres de lait, des feuilles, des stylos.

— J’ai trouvé une mélodie sur le riff de Ticia, dit Léna.

Elle me montre une feuille avec des phrases en traits. Ce sont le nombre de syllabes que je dois remplacer par des mots. Laeticia sort sa guitare et fait le riff en boucle. Je mange une part de marbré au chocolat, le stylo dans une main. C’est comme un jeu entre Léna et moi. Elle trouve des mélodies, fait des tirets sur une feuille et moi j’écris les textes. C’est notre méthode, c’est comme ça qu’on arrive à faire quoi que ce soit. J’écris aussi sans mélodie et après Léna galère pour transformer ça en une mélodie.

— Tu vois, dit Laeticia, le couplet peut durer comme ça :

Elle joue pendant trente secondes. Y a pas d’ampli, donc ça fait un peu ridicule de jouer de la guitare électrique. Mais on capte le truc.

— Puis là y a le pré-refrain qui arrive. On prend le segment du tout début qui dure quatre mesures et on le défonce sur le pré-refrain. Y a la batterie qui monte, un break et le refrain.

Léna essaie d’imiter une batterie en tapant de ses mains sur la table en carrelage bleu et blanc. Le son faible de la guitare électrique, les mains qui font BADOUBABADOUM puis POUCAPOUCAPOUCA.

— Ça rend plutôt pas mal, admet Léna.

Moi j’ai du mal à me concentrer. Je préfère le faire seule dans ma chambre. Il faut que je trouve au moins les deux premières phrases. Je gribouille des dessins au stylo bic et écrit dans la marge.

Je veux juste en finir / retrouve moi dans le lac

Danse sur la barre de métal / la réalité s’étire

Plus de souvenirs / Dans le terminal

A crocodiles / Dis moi comment

Rebondir /

Quand les crocs n’ont plus de pitié

Je relis les mots entre eux par des toiles d’araignées.

Mon portable vibre. Un message de Killie :

On se retrouve dans le bois ce soir ?

Je réponds :

Je ne peux pas je vais manger chez des amis à mes parents :(

Lui :

S’il te plaît Avril juste dix minutes j’ai besoin de sortir de chez moi

Puis :

J’y serai de toute façon, je t’attendrai une partie de la nuit

Je lui envoie un cœur et un smiley dragon. Il aime mon message.

***

Killie a l’air malheureux quand je le rejoins dans le champ, tout en bas du bois. Il est en plein milieu, des anciennes cages de foot à chaque extrémité. Les herbes sont sèches et hautes, ses cheveux se confondent dans tout ce jaune et marron qui casse et qui craque. Il est 22 heures passé mais l’heure bleue est toujours là, pas d’étoiles, pas de lune, pas de pull. Le visage de Killie est éclairé par son portable au bord droit cassé. Ses doigts s’agitent sur l’écran. Je m’assois à côté de lui, les herbes me piquent les fesses, rentrent dans mon short en jean rouge. Je passe ma main dans ses cheveux, embrasse son front. Je regarde l’écran.

— Tu joues à quoi ?

Il m’embrasse sur la joue. Ses yeux sont gonflés, la veine sur son front trop présente malgré la chaleur qui est redescendue.

— Subway Surfer. J’ai quasiment dû tout supprimer pour pouvoir l’installer.

Ses yeux reviennent sur l’écran. Il commence une nouvelle partie. Le personnage a deux couettes qui dépassent de sa casquette, une chemise à carreaux, un bermuda fuchsia et des grosses chaussures, qui décollent du sol pour atterrir sur un train, puis sur un autre, dans le tunnel, évite un train, saute sur celui qui arrive à droite, court, court, court, à gauche, tunnel, merde ! Un train l’a percuté.

Killie ne parle pas, il n’a pas envie, pas besoin, on peut rester là à jouer à Subway Surfer pendant trois heures, lui il joue, moi je le regarde jouer. Ma tête sur son épaule.

L’heure bleue est devenue sombre. La fille avec les couettes qui sortent de sa casquette voltige toujours entre les trains, les tunnels jusqu’à avoir une pluie d’étoiles : VOUS AVEZ FAIT UN NOUVEAU RECORD. Toutes les trente minutes, c’est un nouveau record. Mes fesses et mes jambes sont engourdies, je commence à avoir froid. Je regarde Killie, tripote le trou dans son jean.

— Encore deux parties, il dit.

Je souffle un “Ok.”. Je m’allonge dans l’herbe, c’est pas agréable, ça me rentre partout, je sens les bestioles qui traversent mes jambes nues, mes yeux ouverts sur le ciel sans étoiles. Killie arrive à avoir une dernière fois la musique, la pluie d’étoiles, VOUS AVEZ FAIT UN NOUVEAU RECORD, puis il se relève, me tend la main, me relève. Je baille.

— Tu rentres chez toi ?

Il hausse les épaules.

— J’sais pas. Je ne pense pas. Je vais peut-être marcher jusqu’à la plage. Regarder le lever de soleil, puis rentrer.

— Marcher ?

— Courir. Ou trottiner. Il reste pas mal d’heures encore.

On remonte le chemin plein de racines plongé dans le noir, main dans la main. Mes doigts font le tour des cales dans sa paume de main. On sort du bois, un chemin goudronné, un lampadaire, on est dans ma rue. Pas exactement devant chez moi mais sur le trottoir. Je le serre fort dans mes bras. Il m’embrasse.

— Envoie moi des messages, je chuchote, la voix engourdie.

Il acquiesce, me serre à nouveau fort, un signe de la main, un léger sourire, le premier puis il me tourne le dos et disparaît à l’angle de la rue. J’ouvre le portail et me glisse dans ma chambre par la fenêtre entrouverte. Ma petite sœur ne remue même pas quand je me glisse dans mon lit, à côté d’elle.

***

— Voilà, comme ça : BOUMBADA /break/ BOUMBOUMBADABOUMBOUMBADA.

Léna joue sur sa batterie électronique. Elle note le rythme sur un bout de papier. On est dans sa chambre, sous les toits, je suis assise sur de la moquette bordeaux et je crève de chaud. J’ai branché un ventilateur de poche mais ce n’est pas suffisant.

Léna continue :

— Ça c’est le break, puis le refrain. Tout est plus espacé dans le refrain, ça prend plus d’ampleur, c’est plus aéré, alors que les couplets on reprend un rythme du style POUCAPOUCA et je crie, tout va plus vite, c’est genre l’inspiration alors que les refrains sont l’expiration.

— Hmm Hmm.

— Avril, tu m’écoutes ?

— Oui, mais il fait trop chaud ! Regarde, ma basse glisse sur moi tellement je transpire.

Je lâche ma basse et elle tombe mollement le long de mon ventre, atterrit avec un BOUING métallique sur la moquette. Mon t-shirt gît par terre, on est en soutif avec Léna mais ça ne suffit pas, putain il fait trop chaud. Léna soupire mais elle aussi elle en a marre.

— Viens, on va manger un truc, dit-elle en remettant son t-shirt qui est un débardeur à moi. Elle m’a promis de me le rendre à la fin de l’été mais je sais que ça n’arrivera pas.

On descend, son père regarde la télé sur un canapé en cuir marron qui fait des bruits de souris qu’on écrase mais il reste frais l’été et ça, c’est un luxe. Léna nous sert deux grands verres de lait frais avec du marbré au chocolat, on n’a pas beaucoup changé notre régime depuis qu’on est petites. J’allonge le haut de mon corps contre le carrelage bleu et blanc. C’est frais. Presque trop. Je repense à la moquette bordeaux et au ventilateur minuscule. Non. C’est frais. Juste ce qu’il faut.

— Nos chansons sont bien, mais on ne peut pas être un groupe tant qu’il nous manque quelqu’un à la batterie. Je ne peux pas me dédoubler, grogne Léna.

Je gobe l’entièreté de mon verre de lait et me ressers dans la foulée. Léna est celle qui compose la plupart de nos chansons et j’écris absolument tout les textes et c’est elle qui les chante, moi des fois je fais juste des couplets un peu crades. Laeticia écrit ses solos de guitare et certains riffs mais on doit la stopper sinon elle nous foutrait des solos de guitare toutes les trente secondes. Léna fait de la batterie depuis qu’elle est petite, maintenant elle chante et elle joue de la guitare. Elle est super à l’aise et douée donc elle sera devant et avec sa voix c’est parfait. Moi je joue assez mal mais ça n’a pas trop d’importance, je hurle et je frappe des grands coups dans les cordes même si en vrai je suis sensée jouer des notes. Je le fais et si je ne m’en souviens plus ou si je ne suis plus en rythme, là je me mets à hurler et à frapper ma basse comme un bourdon géant qui va exterminer chaque humain qui croiserait sa route. C’est assez rigolo, et même impressionnant quand je m’y mets à 200%, je suis un homme des cavernes, qui grogne, marche les jambes super écartées, bave, les crocs devants, la mâchoire inversée, et puis je balance ma basse le plus loin possible. Enfin, c’est comme ça que je m’imagine dans un concert mais on n’en a jamais fait. Comme Léna vient de le dire, on n’est pas un groupe, on est un canard à trois pattes, il nous manque une batteuse pour pouvoir enfin leur cracher à la gueule à tous !

— On n’a même pas de nom de groupe, continue Léna.

Je bois mon deuxième verre de lait et me ressers. J’enfouis un bout de marbré au chocolat dans ma bouche, fixe un instant l’aimant offert dans le paquet : on a gagné un bout de la France où on a jamais mis les pieds.

— Viens on fait un brainstorming la semaine prochaine, je dis la bouche pleine. On met tout les noms possibles et on en choisit un pour toujours.

— Et la batteuse ?

— On la trouvera à la rentrée, j’en sais rien Léna. Mais avec un nom, on pourra appâter quelqu’un plus facilement. Au lieu de dire : salut on est trois meufs qui font du rock médiocre, on pourra dire : salut, on est BLABLABLA tu veux faire partie de notre groupe ? Oui ? Ok, cool.

Je lève mes bras et je dis en crachant des miettes.

— Aussi simple que ça.

— Aussi simple que ça, glousse Léna.

Et on rigole, comme deux hyènes qui ont trouvé une charogne dégueulasse. Nos doigts font cette drôle de danse, de pâtes gluantes qui s’accrochent et qui gigotent. L’excitation remonte, on gobe nos verres de lait, prend des bouts de gâteau avec nous et on remonte dans sa chambre. Je branche le ventilateur de poche, Léna se met à sa batterie électronique, moi à ma basse, on prend une grande respiration, les baguettes en l’air, et 1 2 3 4, couplet, c’est pas mal, on continue, break, refrain, puis couplet, ça glisse, ça se joue, puis solo ?, non Léna ne veut pas, elle veut une chanson rapide, simple efficace, sans aucun chichis. Pas de solo, donc. Juste le riff du couplet mais en plus rapide, tout s’accélère puis ça se finit brutalement. On se regarde, je hoche la tête avec un grand sourire : “ Ok, ça me va.” On recommence en se chronométrant : 2 minutes 45.

Ensemble :

— C’est parfait.

Le père de Léna toque à la porte.

— Les filles, on va à la plage, vous voulez venir ?

On le regarde, luisantes de transpiration.

—Oh oui, souffle Léna.

Je range ma basse, j’enfile mon maillot. Léna et moi, on s’entasse à l’arrière de la voiture. La ceinture de sécurité brûle ma main.

 L’eau salée fait disparaître le soleil, elle est trouble, je ne vois pas nos jambes dans les remous. Je remonte à la surface, prend une vague, repart vers le large, prend une vague, plonge sous l’eau juste après, nage, remonte à la surface. Je rejoins Léna. Je souris. Le soleil n’est plus si chaud contre ma peau parsemée de cristaux de sels.

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