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 Je suis allée à la grange, pas celle où on va jouer, celle dans la clairière. Il y avait des nuages, la lune n’était pas vraiment là mais on y allés quand-même. Je n’avais pas vu Jules, Léon et Sofiane depuis la rentrée. Il ne s’est pas passé grand-chose, cette fois c’était un crocodile mauve qu’il fallait avaler, mais je crois que l’oncle de Léon s’est trompé quand il les a fait, en tout cas je ne me suis pas endormie puis réveillée, j’étais réveillée tout du long, on a cherché ce que Jules nous avait dessiné sur le tableau à craies, c’était long, j’avais froid, Kill n’était pas de bonne humeur, mais après de longues heures à fouiller une forêt humide, on a trouvé. Il a fallu que l’on creuse, ça c’était le plus chiant, bien sûr il n’y avait pas de pelle, alors on a tous mis les mains dans la terre meuble et mouillée, et on a creusé, nos respirations se mélangeaient, personne n’a rien dit, on en avait tous marre. Mais au bout de trentes minutes, quand la boîte est apparue, là on a souri. Jules l’a attrapée et l’a posée sur de la mousse. La boîte était en bois mais elle n’avait pas moisie, des papillons en papiers avaient été collés et quand on l’a ouverte, il y avait un paquet de monster munch.

— Putain, Kill a dit.

— Vraiment, Sofiane a dit.

— Tu fais chier, Léon a dit.

Je crois que j’ai juste grogné.

Mais Jules a secoué la tête, comme si on était trop cons pour comprendre.

— Non, non, non, il a dit.

Puis il a fait :

— Invisibilité.

Parce que les monster munch sont des fantômes, vous avez capté ?

On est retourné à la grange, on a mangé les monster munch, bu chacun une gorgée d’eau croupie, c’était dégueulasse et on est rentré chez nous. Kill n’a pas prononcé un mot sur le chemin du retour. Je n’ai rien dit, je ne pouvais pas, normalement c’est moi qui fout tout en l’air, alors je me suis tue et je l’ai quand-même embrassé.

***

Je me suis réveillée avec le cœur d’un prisonnier en fuite. C’est aujourd’hui, c’est ce soir, putain je ne suis pas prête, je ne suis vraiment pas prête, comment je vais pouvoir jouer devant des gens, même si ce n’est que le père de Liv, son pote le magicien et deux tortues qui vont devenir sourdes, mais je ne remarque même pas quand je ne suis pas en rythme, il y a toujours un moment où je m’éloigne, je me mets à jouer trop vite, Liv veut me suivre donc elle aussi elle joue plus vite, Laeticia ne suit pas, et Léna doit avaler les mots comme un aspirateur déchaîné. Ça va être l’apocalypse, ça va être un carnage.

Puis, je souris, un vrai sourire, franc, à poil dans mon lit. Je souris parce que j’espère que ça va être un carnage, au point que leurs oreilles vont exploser, des geysers de sang, assez pour pouvoir faire du ventre glisse dans le dortoir à chevaux. Si ils ne sont pas contents, je leur fracasserai ma basse dessus. Et je partirai avec les tortues, je leur taillerai les dents en pointe, on fera des combats de tortues pendant notre concert. Je sais, c’est de la maltraitance animale. Pleurez, ça me fera une piscine.

Je me lève, ma mère n’est pas là, elle travaille ce samedi, en fait je suis toute seule, sinon la maison ne serait pas silencieuse. Je décide de m’habiller dès maintenant pour le concert. De toute façon, il est quatorze heures. Je mets un t-shirt à manches longues gris béton, les manches sont trop longues, je prends une paire de ciseaux et je fais deux trous, c’est parfait, je passe mes pouces, c’est parfait. Par dessus, je mets un t-shirt à manches courtes, il est violet gadoue mais j’ai dessiné deux personnes aux yeux injectés de sang en train de se décapiter l’un l’autre, avec leurs mains à la Dingo de Donald Duck. C’est crade mais c’est drôle. Leurs langues sont enroulées et on ne sait pas ce qui les emmerde le plus, le roulage de pelle ou la décapitation. J’enfile un jean délavé qui appartient à mon frère, il a plein de poches et de trucs qui dépassent pour accrocher d’autres trucs. Je fouille sur mon bureau, trouve trois porte-clés, merde trois, bon c’est pas grave j’espère que ça ne va pas me porter malheur. Un porte-clé avec des perles que ma petite sœur m’a fait quand elle avait cinq ans, un porte-clé à Killie avec une tête de mort sur un jet-ski et un porte-clé que j’ai trouvé dans la rue, c’est un Supreme, y a un aigle dessus et derrière il y a marqué : FUCK THE PRESIDENT. Je les accroche à tout les trucs qui dépassent du jean. Quand je bouge ça fait des bruits de grelots. Je m’assois par terre, devant le miroir de l’armoire. Je sors une boîte en plastique pleine de maquillage pas très propre. Je me fais un gros trait d’eye-liner qui serait sûrement plus stylé si je savais actuellement me maquiller. Je mets du mascara en gros paquets, comme si des araignées me sortaient par les yeux, du blush, même sur mes oreilles pour qu’elles paraissent encore plus gigantesques. Je me prépare un plat de pâtes à la sauce tomate et je mange sans respirer, je me repasse nos chansons en boucle dans ma tête, j’ai envie d’être une meuf cool qui n’en a rien a foutre de rien mais je me chie dessus, je suis une loser qui parle en bégayant, qui se fait pousser dans les couloirs et qui baisse les yeux au moindre haussement de voix. Elles ont bouffé quoi quand elles étaient petites celles qui ont des grandes gueules, des gros poings, qui ont de la répartie, qui savent cracher encore mieux que Liv, qui n’ont peur de rien ni de personne ? J’ai la colère et la tristesse, je déteste à peu près tout le monde, c’est pas sensé être un bon point de départ ? Je ne sais m’énerver que contre les gens que j’aime alors je pense que les grandes gueules elles ne voudront pas de moi. Je serais peut-être une grande gueule quand je ferais des tas de concerts, des tas de scandales, des tas de drogues. Mais bon, le rock est mort donc je serais sûrement une grande gueule quand mon patron m’agressera pour la cinquantième fois. Et encore.

Y a un post-it sur le lave-vaisselle, c’est l’écriture de ma sœur : “Maman m’a dit de débarrasser le lave-vaisselle, alors fais-le avant qu’elle rentre.”

Putain.

Vous vous doutez bien, je l’ai débarrassé.

Je reçois un message de Kill, ça fait trois jours que je n’ai aucune nouvelles, encore trois, aïe ça y est je stresse :

“ Salut Avril, désolée de ne pas avoir répondu à tes messages c’est la merde à la maison, Bryan est revenu.”

Je lève les yeux avec un grognement exagéré. Il continue :

“ Il a besoin de moi ce soir du coup je ne pourrais pas venir à ton concert. Je sais que tu vas t’énerver mais je n’ai pas le choix je sais à quel point c’est important pour toi mais là je n’ai pas le choix, genre vraiment pas, il faut que j’aille avec lui. Je t’aime ne fais rien de stupide je t’aime.”

Mon grognement se transforme en hurlement plaintif. Si j’avais été une mamie, j’irai le rouer de coups de canne. Mais ce n’est pas le cas, alors je peux aller le tabasser avec quoi ? Une batte de base-ball ? Non, je ne suis pas américaine.

— Putain, le salaud, je finis par dire.

Et quand je dis ça, j’insulte Killie et Bryan. En même temps. Il veut dire quoi par “ ne fais rien de stupide ?”. Il a peur de quoi ? Que je le largue et que j’aille coucher avec le daron de Liv ? J’aimerais le larguer, et lui envoyer des crachats et mon majeur par la poste mais je sais bien que je ne peux pas. Je n’ai pas envie. Et ça me rend encore plus en colère. Je ne peux pas tuer Killie mais je pourrais tuer son frère, et l’enterrer à plusieurs endroits différents pour être sûre que, cette fois, il ne revienne pas. Quel fléau, ce mec. Je sais que je devrais me calmer avant de répondre à Kill, je sais que je vais le regretter mais la colère est un sentiment profondément idiot.

Je réponds :

“ Bien sûr, Bryan est revenu. Bien sûr, tu ne peux pas venir au concert. La seule fois où j’ai besoin de toi. Ok. Ben, tu sais quoi, va te faire foutre, bien profond. Vraiment, bouffe ta merde, non bouffe la merde de ton frère vu à quel point tu aimes le coller au cul. Vous êtes une bande de gros bouffons, j’espère que vous allez crever ce soir. Je te déteste.”

Et j’envoie en espérant que ça va lui faire bien mal, qu’il va culpabiliser au point qu’il dégueule pendant deux jours. le “Ok.”, c’est un code qui signifie que la colère est à son niveau maximal. C’est un mélange d’indifférence, de froideur et de crachat dans ta gueule. Mais le reste du message fait vraiment pitié. Là maintenant, j’en ai rien foutre.

Il répond un message qui équivaut à un soupir. C’est ça la dynamique de notre couple : y en a un qui s’énerve et l’autre reçoit la colère avec une lassitude d’habitué de bar PMU. Je pense que c’est comme ça car si on était deux à s’énerver, y en a un qui finirait par tuer l’autre. Donc si y en a un qui donne une gifle, l’autre doit prendre sur soi pour partir parce que dans le fond on a envie de se poignarder autant de fois que l’on peut s’embrasser. Jusqu’à la fin, dans un bain de sang en forme de cœur, dans nos lits trop petits d’enfants, dans une rage adolescente puérile. Enfin bon, là j’ai envie de le tuer, donc il soupire :

“ Okay (vous avez vu, lui il dit pas Ok.), je savais que tu réagirais comme ça. Encore une fois ce n’est pas moi qui ait décidé je préférerais cent fois te voir en concert que gérer les merdes de mon frère. Je t’aime je t’aime”

Puis il écrit un message qu’il retire presque aussitôt :

“Tu fais chier Avril, tu pourrais comprendre quand-même. On n’a pas tous la chance d’avoir une famille qui n’a pas tout le temps des merdes”

Mon sang bout mais il a retiré le message, même si j’ai eu le temps de le lire dans mes notifications. Je décide dans un élan de maturité et surtout parce qu’il faut que j’aille retrouver les filles chez Liv de ne pas répondre. Je vais dans ma chambre, tartine ma bouche encore pleine de sauce tomate de rouge à lèvre. Je mets une veste à capuche noire, ma basse, mes baskets trouées et je me casse sur mon vélo, une musique qui me hurle de fracasser des BMW dans les oreilles.

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