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Des garçons vont mourir ce soir.

A travers les télévisions, à la lumière nue des antennes,

des garçons vont mourir ce soir.

Étouffés dans leur sommeil, déchiquetés dans leur fast-food favori, des clous dans leurs slips ridicules, des lunettes de piscine translucides reflètent le geste qui précède le silence je bois leurs dernières douleurs sous le regard fuyant du rat qui partage mon égout chacune de mes têtes repose mollement contre la moisissure personne ne saura personne ne nous trouvera personne ne croira Danny non il n’a pas vu de monstre il ne sait plus quoi inventer même nous on n’a pas voulu de lui ce que l’on veut c’est ceux aux épaules musclées ceux qui ne restent seuls qu’un instant et notre corps peut faire disparaître n’importe quel garçon -

J’arrête d’écrire. J’entoure le paragraphe avec un stylo Bic quatre couleurs et je note “Pas mal”, puis “ début troisième chanson ?” Je soupire. Ma tête me lance, j’ai trop bu hier soir. Je passe ma main le long de mon dos, de mes côtes, de mes bras. Des aspérités, des croûtes, un changement de couleur, de texture sur ma peau, c’est rugueux, ça me fait mal, j’ai l’impression que j’ai muté. Je souris, je me demande dans quel état est Kill. On est deux créatures préhistoriques aujourd’hui. On est comme Godzilla et King Kong, on a tué plein de trucs pour pouvoir se retrouver. Je reçois un message de Léna : c’est une photo d’elle dans son lit avec plein de balles de ping-pong autour d’elle. La légende dit : ??? puis,

Léna : Ça va ? On n’est pas rentrées ensemble

Moi : Je suis explosée, c’était fou hier

Léna : T’as retrouvée Killie ? Je l’ai croisé à un moment

Moi : Ouii, je suis trop contente

Léna : Quand je suis rentrée chez moi, y a tout qui tournait j’ai cru que j’allais gerber à un moment mais j’ai pensé à un super riff

Moi : Oh moi j’ai écris le début de notre troisième chanson

Léna : (Vous a envoyé une pièce jointe)

Moi : Putain ça va trop bien avec ce que j’ai fait, regarde

Léna : Vas-y je continue, je t’envoie si j’arrive à faire des choses chouettes

Je me remets à fixer le plafond. Je ferme les yeux et j’essaie d’imaginer où notre hydre pourrait bien aller la prochaine fois.

***

 J’enfonce mes pieds nus dans le sable grossier. C’est froid, humide, je croise mes bras pour serrer ma veste contre moi, mon bonnet enfoncé sur ma tête. Je marche jusqu’aux premières vagues, la mousse polluée avale le sol, prend des morceaux entiers. Le contact avec l’eau froide me donne envie de pleurer. Je fixe un moment le va et vient de la mer, mes pieds sont solidement ancrés dans le sable, je ne bouge pas, je ne frémis que des orteils. Des chiens aboient derrière moi, montrent les crocs aux vagues, hésitent à se mouiller mais se mouillent quand-même. Ils éclaboussent mon jean, viennent me lécher la main, je caresse les oreilles noires ébouriffées et je les laisse repartir quand l’eau arrive. Je retourne m’asseoir sur ma serviette. J’ai envie de demander à Léna ce qu’elle s’imagine pour notre futur proche, si ce premier concert était aussi le dernier, si ce sentiment de danger, d’insécurité, comme si on nous observait en permanence allait rester jusqu’à la fin de notre vie, est-ce qu’on peut mourir de culpabilité, mais je ne me sens pas coupable seulement hantée. Liv non plus ne se sent pas coupable, mais peut-être que c’est le cas pour Laeticia et Léna. On n’ose pas aborder le sujet toutes les quatre, comme si ne pas en parler pouvait effacer nos souvenirs, les emmener loin, les empêcher de remonter à la surface. Mais ce silence commun rend notre besoin de parole chaque jour un peu plus impossible. Plusieurs fois, j’ai hésité à retourner à la grange, pour m’assurer qu’il n’y ait pas de banderoles, de voitures hurlantes, la clé toujours à l’intérieur, contre son corps froid, contre l’odeur suffocante, les yeux encore ouverts, accusateurs, détenteurs d’une vérité qu’on veut taire. J’ai l’impression qu’on est tombées dans une faille avec les filles, qu’on n’est pas là où on devrait être. Personne nous cherche, nous interroge, nous juge, nous punit. Il n’y a pas de répercussions pour ce que l’on a fait. Un truc horrible est arrivé dans nos vies puis, plus rien. La banalité, la routine, les mêmes personnes, les mêmes comportements, sauf que notre monde à nous n’est plus pareil. Il a basculé, il a changé à jamais. Et je n’arrive pas à le gérer. Cette pâte gluante me colle entre les doigts, et j’ai beau frotter, frotter, frotter, ça ne part pas. Alors, je l’étale sur le miroir, sur toute surface qui me reflète, et à défaut de ne plus pouvoir me voir, de ne plus pouvoir le voir, je respire enfin. L’air salé parvient jusqu’à mes poumons et je ne vois des fantômes que dans les flaques d’eau trop propres. Le mot fantôme a, je trouve, une connotation trop douce, trop vaporeuse, pour définir le geste du tournevis qui s’enfonce dans le cœur encore et encore, une boucle où le dernier regard épie chacun de mes gestes parce que finalement je suis vivante et lui non, je n’ai pas de cicatrices à montrer, je ne peux pas ouvrir mon corps, ouvrir ma tête, montrer ce qui s’est immiscé dans les plis visqueux de ma chair, pourtant si je le pouvais, je m’ouvrirai volontiers en deux, j’exhiberai ce qu’ils veulent de moi, cette saleté qui colle encore plus que de la nicotine aux poumons. J’aimerai pouvoir le prouver et que l’on nous comprenne, pour avoir au moins une chance de passer à autre chose. Mais personne n’a découvert ce qu’il y a dans cette pièce, et si ça avait été le cas, je doute que qui que ce soit prendrait le temps pour nous écouter, pour être de notre côté. Comme des animaux au regard fuyant qu’on n’a pas trop envie d’approcher, on nous séparerait, puis on nous mettrait sûrement loin de tout, jusqu’à ce qu’on abandonne, en boule dans un coin de la pièce, on se laisserait mourir sans que quiconque daigne nous accorder un dernier regard. Alors, on est dans une faille, un instant flottant où on fait semblant que notre vie est la même, on ignore l’amertume au fond de la bouche car on sait que, si ça pourrait être mieux, ça pourrait aussi être bien pire.

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