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— Vous êtes prêtes ? Un, deux trois, quatre !

Léna démarre avec le nouveau riff, elle le fait quatre fois puis je rentre avec une ligne de basse hyper simple mais qui rentre bien dans la tête, Liv fait BABOUMBABABOUM et Laeticia commence à jouer quand le rythme change pour SIMPABOUM/CAPOUPOUCA. Laeticia appuie à fond sur sa pédale et son son devient déchirant, il hurle à la mort, ça nous éclate les oreilles, alors moi je continue, impassible DOUDOUDOUDOU, mes deux doigts martèlent les cordes de cinq notes une boucle qui te donne envie de vomir et de danser frénétiquement, je me balance d’un côté de l’autre Léna se met à hurler les membres qui se déchirent les ongles fluorescents plongent dans les pupilles, je la rejoins pour la fin pour cracher dans le micro les reflets métalliques sur le corps difforme la boîte cancer dans notre dos on se fait des tresses avec notre tête la plus proche, la batterie s’arrête Léna s’arrête il ne reste que ses cris mon DOUDOUDOUDOU et Laeticia qui malmène sa guitare son solo n’est qu’un enchaînement de notes horribles qui s’écrasent contre mon son rond et répétitif, elles s’enroulent autour de la voix rauque de Léna des serpents aux crochets remplis de venin, Laeticia lève ses deux mains il ne reste plus que moi et les cris encore quatre mesures et je lève mes mains il n’y a plus que des sons en suspension, des ultrasons, des fréquences sinistres qui craquent dans l’air humide. Léna claque des dents tout crocs dehors dans le micro comme si elle voudrait détruire un truc invisible, un court silence et :

— J’ai bien aimé, dit Liv. Je crois qu’elle est bien comme ça.

— Grave, répond Laeticia.

Le minuscule chien qui a déjà pissé dans le coin du sous-sol aboie.

— Ouais, il est d’accord, rigole Léna.

— Le pauvre, il doit avoir mal aux oreilles. Peut-être qu’il est sourd.

— Vu les choses horribles qu’il a vu, je pense qu’il préférerait plutôt être aveugle, dit Liv avec une grimace et lui caresse les oreilles.

— C’était quoi ce boucan ? crie Caïn du haut des escaliers. Une nouvelle chanson j’imagine.

Un autre aboiement du chien minuscule.

— Il serait temps qu’on lui donne un nom au petit chien, dit Liv.

— Vous l’avez trouvé où déjà ? demande Caïn.

Je hausse les épaules.

— Il était au bord de la route, on ne pouvait pas le laisser il allait se faire écraser.

— Comme moi, il dit avec un sourire.

— Ouais on a trouvé deux chiens errants en une nuit, dit Léna.

— Alors, c’est quoi cette nouvelle chanson ?

— La suite de ce que tu as entendu ces deux dernières semaines. C’est la quoi, numéro trois, numéro quatre ?

— Ouais, numéro quatre.

— Avec toujours le même personnage, qui est un condensé du pire de vous quatre, c’est ça ? Votre hydre qui s’est échappée et qui essaie de survivre avec toutes ces idées dégueu qu’elle a dans toutes ses têtes.

— Tu suis, je fais avec un sourire. Ouais là c’est un peu la descente aux enfers mais en même temps y a un truc jouissif, toute cette liberté, toute cette violence. Ça fait du bien.

— Carrément, dit Léna, j’adore hurler ces trucs horribles, c’est des paroles gluantes, qui te collent à la peau. J’aimerais pouvoir faire un concert, pour voir la réaction des gens.

— Je ne sais pas si on pourrait vraiment capter toutes les paroles, vu tout le bordel qu’il y a derrière.

— Non, mais rien que des bribes ça doit quand-même t’attaquer en plein gueule, avec l’ambiance qu’on a crée en plus ça marche bien. Tu sais pas si tu veux danser ou nous tuer pour qu’on se taise le plus vite possible.

— Un mélange des deux sûrement.

— Faudrait que vous essayiez ces chansons devant un public, dit Caïn.

— Ouais, faudrait qu’on se bouge, ça peut être n’importe où, mais je veux pouvoir jouer à nouveau devant des gens.

— Qu’est-ce qu’il y a Laeticia ? Je vois que t’es pas d’accord, fait Caïn les yeux plissés.

— Non c’est pas ça, j’ai trop envie de jouer devant des gens, mais pas n’importe où. La dernière fois, c’est moi qui ai trouvé l’endroit et j’aurai mieux fait de plus me renseigner avant.

Un silence. Coupant, gênant. Caïn fronce les sourcils, le minuscule chien gémit. Je me rends compte que Laeticia se sent sûrement coupable de nous avoir menées jusqu’à ce concert, jusqu’à cette fin de soirée. Putain, pourquoi j’y ai pas pensé avant ? J’étais préoccupée par mon avalanches d’émotions habituelles, qui empiètent sur l’empathie que je ressens pour mes amies, puis brièvement la blessure de Liv, mais jamais je me suis demandée comment Laeticia pouvait se sentir après nous avoir foutues dans un merdier pareil. Ce n’est absolument pas de sa faute mais bien sûr que ces questions doivent la traverser, j’aurai dû me mettre à sa place, lui envoyer un message, lui parler une après-midi à la plage. Je croise le regard de Léna, je vois qu’elle pense à la même chose que moi. On est trop connes.

— Votre premier concert n’était pas si terrible, d’après ce que m’a raconté ton père Liv, souffle Caïn qui essaie de nous sonder. Il a senti la tension étouffante dans la pièce.

Il continue :

— Il s’est passé quelque chose pendant ou après ce concert ? Ça a l’air de vous tracasser.

Je panique, ce n’est pas comme si on pouvait se confier, ça ne résoudrait pas la situation, au contraire. Alors je souris, Liv aussi, ses dents débordent, pleines de mensonges.

— Non, on a trop kiffé, répond Liv. Les trois pauvres mecs qui sont venus, beaucoup moins. Mais c’était des tocards donc tant mieux pour nous. J’ai adoré le concert, surtout la fin, on a détruit la batterie avec Avril on l’a explosée comme si c’était le pire facho de la terre.

— R.I.P, je dis puis je me rends compte du double sens de mes propos.

Léna me lance un sale regard. Laeticia fixe ses pieds comme si ses yeux pouvaient dissoudre le métal le plus résistant. Liv n’arrive pas à s’arrêter de sourire, ça devient flippant.

— Ouais, je fais parce que j’ai juste envie de sortir de ce sous-sol. On va tout faire pour trouver un endroit à jouer. Je vais foutre le chien dans le jardin, je sens qu’il va bientôt chier sur le tapis.

Et, sans un regard, parce que je suis trop lâche pour les paires d’yeux qui me suivent, je pose ma basse, je prends le minuscule chien et je monte les marches, je passe devant Caïn et je sors dans le jardin, il pleut, putain c’est totalement débile je vais être trempée en deux minutes. Mais j’y suis, donc je m’accoude contre la façade en crépi et je regarde le minuscule chien aller renifler les tortues, chier dans les buissons, là où on ne le retrouvera jamais, je sens mon mascara couler sous les gouttes, je grelotte mais je reste jusqu’à ce que j’entende mon prénom depuis le salon. La nuit est tombée, trop tôt, ma selle de vélo a l’air humide et glaciale. Je soupire, j’ouvre la porte pour le chien, je m’accroche les cheveux et je rentre à l’intérieur.

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