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Salut tu viens pas en cours aujourd’hui ?

Pas de réponse. Il est dix heures cinquante-deux. Je regarde la chaise vide à côté de moi. Avec une lame de cutter, j’entreprends de graver T.L sur la table. Je me demande si il y a une épidémie de gastro, de grippe, c’est la fin de l’automne après tout, si Laeticia et Liv sont malades. J’ai envoyé trois messages à Liv depuis la première heure de cours, à huit heures, et elle n’en a vu aucun. Avec toutes les carottes qu’elle mange, je pensais qu’elle ne pourrait jamais tomber malade.

Il est onze heures onze, je suis dans le couloir. Je touche l’écran noir de mon portable : un deux trois quatre cinq et un, un deux trois quatre cinq et un, un deux trois quatre cinq et un, un deux trois quatre cinq et un, un deux trois quatre cinq et un, et un et un et un et un et un et un et un. Pas de nouvelles notifications, les élèves rentrent dans la classe, j’hésite puis je tourne les talons. Je sors, il n’y a pas de bus avant midi, je soupire et commence à marcher. Du goudron, des flaques, de la boue. Le peu qui ressemble à une ville, se transforme vite en logements épars, en champs, terrains vagues, des chantiers en cours, les maisons anciennes et les fermes se transforment en immeubles. Après vingt minutes sur une route droite, sans intérêt, je dépasse le panneau de ma ville. La voix ferrée remplace les trottoirs, un sanglier a dû percuter un train, il gît contre le grillage, comme si il dormait mais son ventre est un trou béant qui ne frémit plus, rose rouge brun, les intestins luisants, je peux sentir leur chaleur d’ici. Un chien qui s’est échappé vient renifler la carcasse, je me remets à marcher. Une voiture passe, bleue métallique, tape-à-l’œil, le capot long, le derrière carré, racé. La fenêtre du conducteur est baissée, je crois reconnaître Bryan mais elle passe si vite et il porte une casquette et des lunettes donc finalement j’en sais rien. Voir l’ombre de Killie me ferait trop mal alors je vois l’ombre de son frère partout. Je me suis promise que si je revois Bryan je ferais quelque chose, je ne baisserais pas les yeux, je lui crierais dessus, je l’humilierais, jusqu’à ce qu’il se mette à pleurer, à genoux, à vomir entre des slaves d’excuses et moi debout qui le regarde froidement, mon visage n’exprimerait pas le plaisir que je tirerais de cette situation mais quand je tournerais les talons, je ne sais pas si je pourrais cacher le sourire sur mon visage. Mon portable vibre, je crois que c’est un signe, c’est Kill, mais je me dis que c’est sûrement Liv. C’est Léna, elle veut savoir si je suis en vie, parce que Laeticia n’a toujours pas vu ses messages. Je réponds que moi je vais bien mais que Liv a l’air d’avoir chopé la même merde que Laeticia. Léna me demande si on devrait commencer à s’inquiéter, je lui dis que c’est la grippe ou la gastro, elles doivent dormir. Ça assomme, ces trucs-là. Je passe par un raccourci, un chemin où toutes les maisons sont abandonnées, à vendre ou bientôt détruites. Le portail tombe quand je le pousse. Je marche sur le jardin de la plus petite maison, il est couvert de détritus, d’outils, de bâches en plastique déchirées. La porte est fermée à clé par des planches en bois et un cadenas rouillé. Je fais le tour et je trouve des fenêtres pas barricadées, une brique et la vitre pleine de poussière explose. Mon jean accroche contre les bouts de verre mais ils n’ont pas le temps de transpercer ma peau. Le parquet ploie sous mon poids mais ne s’effondre pas. A chaque pas, ça grince. Sur la pointe des pieds, je visite chaque pièce, les matelas des squatteurs potentiels, les canettes de bières vides, les magazines contre les vitres, les graffitis sur les murs pourris, les tapisseries moisies. Je regarde les escaliers, des bouts sont manquants, une structure incertaine, je reste un moment à jauger le danger mais une porte entrouverte à l’étage me fait faire le premier pas. Je ne regarde pas vers le bas, la plus légère possible, une à une, je regarde vers le haut, et non vers les tremblements, les bouts de bois qui se décrochent. Je me dis que Liv aimerait cet endroit, ses recoins biscornus, les boîtes de conserve des années 90. C’est bon. Je suis à l’étage. Je me glisse vers les rayons de lumière que reflètent le carrelage de la pièce où la porte est encore là, debout, dans ses gonds. Sous l’épaisse couche de poussière, le carrelage est orange granuleux bleu tendre, riche, profond. Des mouches énormes sont posées sur le miroir. Mon reflet est tordu, morcelé, des paires d’yeux noirs me fixent. La baignoire traces de rouilles, blanc craquelé, joints moisis, ça se fend quand je rentre dedans. Je m’allonge, les jambes recroquevillées la baignoire est trop petite, carnet à spirales contre ma veste. La couleur noire ne marche plus, donc ça sera du bleu. Je n’écris pas d’adresse. Je ne la connais pas.

Killie,

Je ne sais pas pourquoi tu m’écris pas. Pas un putain de sms. T’as peur que je sois en colère et t’as raison. T’as peur qu’à la moindre nouvelle, je t’inonde de tristesse au point que tu reviennes, parce que se barrer comme ça. Je sais pas. C’est nul. Je crois que je pourrais écrire une bible entière en lettres majuscules, une notice de la haine, de l’amour trahi, du couteau dans le dos que t’as planté dans nos deux mains. Je m’en veux une heure sur cinq de n’être pas partie avec toi. Mais on va enregistrer tout ce qu’on a écrit ces derniers mois et ça va casser des trucs sévères. Et putain qu’est-ce que j’ai envie de remonter sur scène, le volume au max sur des amplis pourris. Quand j’aurais un matelas à eau et des dorures sur mes poignées de portes, est-ce qu’on pourra arrêter de se démener ? De s’agiter dans tous les sens, de s’essouffler pour y arriver le plus vite possible ? Je sais pas où on va mais quand on y sera putain, je ne ferais plus rien de ma vie. Et toutes ces merdes auront valu le coup. Y a un truc que je t’ai pas dit, Kill. Un truc corrosif, qui me bouffe, qui m’attaque du cerveau au cœur jusqu’à la chair. Après notre concert, le mec est devenu fou, il allait nous séquestrer y a des choses horribles qui se seraient passées je suis sûre, on allait toutes les quatre mourir l’une après l’autre, il a poignardé Liv avec un putain de tournevis je te jure c’est vrai je suis désolée j’arrivais pas à t’en parler j’arrive pas à en parler tout court. A l’écrit ça passe mieux, même si je ne respire plus depuis que j’ai commencé à l’écrire. J’ai cru que Liv était morte, j’ai cru que c’était mon tour, mais on était quatre il était seul je ne sais plus qui a eu le courage en premier de ne serait-ce que bouger d’un millimètre mais tout s’est accéléré après. On voulait juste s’échapper mais il n’a pas voulu abandonner, alors rush d’adrénaline sale jusqu’à ce qu’il ne bouge plus putain Kill jusqu’à ce que ce soit sûr qu’il ne bouge plus. Personne nous aurait cru, tout se serait arrêté, on n’a pas réfléchi on s’est barrées. Depuis, on est tombées dans un creux le monde est resté le même mais nous on a changé. Voltigement à 380 degrés. Si je découpe un bout de ma peau, que je le retourne il ne sera pas rouge sanguinolent, presque vulnérable non il sera comme des poumons de fumeur, noir calciné tapissé d’une couche suintante crade collante des souvenirs en boucle plus nocifs que toutes les merdes qu’on ingurgite, je sais quand je ferme les yeux le soir ce qui m’attend. C’est pas beau Kill. Même quand la personne en face l’a mérité, on se sent misérable. J’ai pas fini le lycée que j’ai déjà le dos courbé. Quand je serais riche j’aurais mon portrait en tableau comme Dorian Gray. Dans une pièce dégueulant l’opulence, sous clé. Je viendrais le regarder au cas où les années adouciraient l’acide sur les blessures. Si tu veux je pourrais mettre le tien à côté du mien, deux histoires d’amours en parallèles deux personnes plus de faces qu’un labyrinthe de miroirs. On ouvrira un musée entier secret, nouvelle théorie du complot. J’espère que quand tu liras ça, tu ne m’en voudras pas trop. De pas te l’avoir dit plus tôt. Les mots étaient bloqués dans mon estomac, un tas de pierres honteuses qui gardaient mes yeux rivés sur le sol, la langue rouge de ce que je n’arrive pas à dire. Je suis désolée. Je t’aime, tu me manques. Ça fait cinq ans qu’on se connaît Kill, c’est parfait. Ironiquement, cinq ans, puis t’es parti. Pourquoi ? Envoie-moi des messages de temps en temps. Au moins. Une adresse, ce que tu fais. Pourquoi t’es parti ? Je t’aime, je t’aime. Je ne sais pas ce qui me manque le plus : que tu me regardes ou que tu me parles. Le silence ensemble ou des discussions sans reprendre notre souffle. Ne reviens pas si tu comptes repartir. Moi je vais me casser avec les filles, direct après le lycée. Dans un an et demi, on a le temps d’avoir des démos carrées, de faire des concerts, de préparer le terrain. Les barreaux de cette ville on les élimine ensemble toutes les quatre quatre à quatre. Bref, la page est pleine et j’ai mal au poignet. Je suis dans la plus petite maison de la rue des baraques abandonnées, celle qui nous manquait à explorer. J’ai réussi à aller à l’étage, je t’écris depuis la baignoire, vide, je ne voulais pas prendre le risque d’ouvrir les robinets pour voir une pluie d’araignées se déverser sur l’émail. Je te l’envoie en suivant. Tu me manques, je t’aime. Reviens vite.

Avril

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