L'ascenseur
Geneviève entendit passer le train de quinze heures six. Le quatrième de la journée dans le sens Mons Bracquegnies. Elle sortit de la poche de son gilet le petit bristol où depuis le matin elle griffonnait ce qu’elle devait dire à sa fille. C’était décidé : elle parlerait avec Charlie aujourd’hui sans faute.
Elle eut un doute. Fallait-il dire parler avec ou parler à ? Charlie lui avait déjà expliqué la règle mais elle ne s’en souvenait plus. Il ne faudrait pas la lui redemander. Pas aujourd’hui.
À onze heures six, quand le deuxième train s’était fait entendre, elle s’était relue et avait raturé quelques mots.
Si ce train-ci était le bon, Charlie rentrerait dans moins de dix minutes. Le temps de descendre du wagon avec sa lourde valise et de la faire rouler sur les quatre cents mètres qui séparaient la gare de la maison. Elles pourraient manger une tartine ensemble. Geneviève n’avait rien su avaler depuis le matin. Pourtant, au lieu d’aller au supermarché comme d’ordinaire, elle était allée chercher leur pain préféré à elles deux au Petit Boulanger. Chez le Petit Boulanger l’aurait corrigée sa fille. Sur le chemin, elle s’était dit qu’elle lui ferait une bonne soupe avec les premières courgettes du jardin. Parce que Charlie elle mangeait pas bien à Paris, c’était sûr. Geneviève était allée chez elle quelques mois après son installation. L’appartement avait la taille d’une petite caravane. Voyant sa mère s’inquiéter de la petitesse des plans de travail, Charlie l’avait rassurée : — Je ne cuisinerai pas souvent, ici on mange dehors. Elles avaient d’ailleurs pris leur repas dans un petit resto en bas de l’immeuble. Geneviève se souvenait encore des deux malheureuses feuilles de salade qui faisaient office de légumes. C’était pour cela qu’elle avait eu l’intention de la soupe. Mais ça, c’était avant son échange avec Jeanne, la boulangère.
— Tiens Geneviève, ta fille ça va avec son boulot ? J’ai entendu qu’elle perdait sa quotidienne.
— Pardon ? Qu’est-ce que tu dis ?
— Ta fille a bien perdu son émission à la radio, ça fait un de ces foins.
— Mais… Comment tu sais ça ?
— Raphaël écoute Radio France, tu le connais, pour le faire changer ses habitudes… C’est là qu’elle travaillait, non ?
— Oui, je…
— Désolée je croyais que tu étais au courant…
— C’était quand ?
— Début du mois… je crois.
Jeanne avait eu l’intelligence ou la décence de changer de sujet. De toute façon, Geneviève n’écoutait déjà plus. Trois semaines. Trois semaines et elle apprenait la nouvelle d’une étrangère. Trois semaines que Jeanne savait. Et ne disait rien. Trois semaines que Charlie savait et ne disait rien.
Il était 15h24 quand Geneviève saisit son gilet et sortit. Si Charlie n’était pas là maintenant, il lui resterait le train de 17h06. C’était le dernier du week-end. Si elle le ratait, il faudrait aller la chercher quelque part. Geneviève devrait demander à sa voisine Florence de la conduire, elle ne lui refuserait pas ça. Mais elle la questionnerait. Pourquoi Charlie ne prenait pas un taxi comme d’habitude. Et il faudrait lui expliquer le gâchis.
Elle marcha les quatre cents mètres jusqu’à la gare même si son instinct lui disait que sa fille n’y serait pas.
Et elle n’y était pas. Elle n’eut dès lors d’autre choix que de revenir sur ses pas, repasser sous la voie rapide puis sur le pont-levis qui, infidèle à son nom, n’était plus depuis longtemps qu’un pont banal, élevé au niveau zéro du ras de l’eau.
Des quelques commerces encore présents dans le quartier, seul le café du Pont-levis avait conservé son patronyme désuet. Geneviève ne s’y était jamais arrêtée. Pourquoi payer cinq fois plus cher pour ce que l’on a chez soi ? Mais sa tête lui tournait. Quelle cruche d’avoir sauté le repas de midi. Ce n’était pas le moment de tomber, de se casser quelque chose. La terrasse était là depuis les beaux jours. Geneviève se dit qu’elle pourrait tirer une chaise, se poser un instant. Aussitôt assise, elle se sentit mieux. Elle pensait pouvoir s’éclipser sans rien consommer. Mais déjà, une serveuse s’avançait. Elle demanda un café avec du sucre, plus par réflexe que par envie.
De là où elle était, elle voyait un des coins supérieurs de l’ascenseur à bateaux. Il faut dire, avec ses septante mètres, difficile de le rater. Le plus grand d’Europe, ils disaient. Son Gilbert avait été fier d’y travailler début des années quatre-vingt. C’était un beau projet et ça payait bien. Si bien qu’il avait su s’acheter une auto. Et qu’il était parti avec. Charlie avait huit ans.
Elle avait dû subir le spectacle quotidien de la construction du briseur de ménage pendant les vingt années qui suivirent, et pour couronner le tout, tout le monde ne parlait que de ça. Certains le trouvaient affreux, redoutaient la dépréciation de leur maison ou avaient la crainte que tout s’écroule. Pour d’autres, c’était une chance. Pour la région, pour les emplois créés, pour l’écologie. Elle, elle se sentait plus proche de la minorité des habitants qui avaient dû quitter leurs domiciles, sauf qu’elle, c’était de son mariage qu’on l’avait expropriée.
Un jour, elle avait décidé d’arrêter de ruminer. Ça ne servait à rien, rien ne s’opposerait à son achèvement. D’ailleurs il n’était même pas terminé que des touristes et des gens de télévision venaient rien que pour lui. Déjà connu du monde entier. Par contre, qui connaissait la petite madame Vandecnocke ? Pas grand monde. C’était lui le gagnant. Elle s’était alors souvenue d’un conseil que sa mère lui répétait souvent : toujours se mettre du côté du plus fort… Et c’est ce qu’elle fit.
Pour commencer, Geneviève changea Charlie d’école. Fini celle du Coron d’En-Haut. Sans Gilbert, elle était désormais seul maître à bord. Dorénavant, sa fille irait à l’école de la place, comme le fils des Bodson, chez qui elle nettoyait le vendredi. L’école abritait une bibliothèque. Une vraie. Pas deux trois étagères avec des vieilleries dont personne ne voulait plus. Pendant les quatre années de primaire qu’elle y passa, Charlie eut un accès privilégié, quotidien et sans limites à toutes les connaissances offertes par les livres. En sixième, elle finissait troisième de classe. Elle avait reçu un dictionnaire en cadeau. Pas un de poche. Un illustré. Le petit Bodson, lui, n’avait rien eu. Par la suite, Charlie l’avait suivi à l’athénée. Évidemment, lui y allait en voiture, conduit par ses parents, alors que Charlie y allait en bus. La jeune fille suppliait sa mère de passer le permis et de prendre une occasion. Elle pourrait ainsi dormir plus. Geneviève lui répondait inlassablement, comme seules les mères peuvent le faire, qu’il serait toujours temps plus tard, si elle travaillait bien à l’école, de s’acheter une voiture à elle. En attendant, l’heure était aux économies pour l’université.
Pendant la construction du géant, des huit aux vingt-huit ans de Charlie, Geneviève n’avait cessé de l’utiliser comme exemple : comme lui, elle pourrait grimper tous les échelons, en une fois, en une génération, que c’était possible, qu’elle avait une bonne tête. Qu’elle pouvait passer de fille d’ouvrier à cadre supérieur. Que l’ascenseur le ferait bien, lui, remplacer quatre petits ascenseurs et deux écluses. Ça lui avait semblé être une bonne motivation. Un bon exemple.
Geneviève sortit le bristol de sa poche. Si elle avait eu un crayon, elle aurait ajouté : « juin 1992 cassure » suivi d’un point d’interrogation. C’était l’année du CESS. Elle l'ignorait mais c’était la dernière fois qu’elle assisterait à une remise de prix. Charlie continuerait à réussir, oh ça oui, mais elle ne convierait plus sa mère aux proclamations. Même quand elle sortirait de philo romane avec grande distinction, Charlie lui dirait : — Bruxelles, Maman c’est trop bête de prendre un train pour ça, tu sais ça dure dix minutes, c’est plus comme en primaire. Puis Charlie avait voulu faire journalisme. À Paris. Enfin ce n’était pas tant qu’elle voulait mais c’était qu’elle pouvait. Elle avait des capacités. C’était beaucoup d’argent, mais Geneviève n’avait qu’un seul enfant. Alors, autant tout lui offrir.
Elle allait rarement rendre visite à sa fille. En général deux fois par an pour donner un bon coup de propre. Geneviève n’était pas idiote, elle se doutait bien que, dans une si belle ville, Charlie devait avoir un peu honte d’elle. Mais quelle mère aurait-elle été, si pour un bête problème d’ego, elle avait décidé de freiner l’ascension de son enfant ?
Une voiture fit marche arrière sur le pont-levis. Elle manœuvra pour stationner sur la petite place du marché, face au café, de l’autre côté de la rue. Sa plaque était française. Un grand gaillard grisonnant en costume cravate en sortît. Elle reconnut Guillaume, un des collègues de Charlie. Il était arrivé quelque chose de grave. C’était certain. Elle aurait dû appeler sa fille dès le matin. Lui parler, la rassurer, lui dire qu’elle pourrait toujours revenir, rebondir, que rien n’était jamais perdu. Elle avait eu l’intention de le faire. Sauf qu’il y avait les trois semaines. Passées sans qu’elles ne se transmettent quoi que soit. Pas ce qui était important, pas que sa carrière s’arrêtait, que ses patrons ne voulaient plus d’elle, qu’elle ne faisait plus du bon travail. Qu’avaient-elles bien pu échanger toutes les deux pendant ces vingt-et-une journées ? Le temps pour une poule de couver et de donner vie à ses poussins. Quelle ironie. Cette période avait peut-être donné de mauvaises pensées à Charlie. Depuis le matin, elle avait repoussé l’idée de toutes ses forces. Mais Guillaume était là. Venu de France. En voiture. Ce n’était pas pour rien. L’homme enfila ses lunettes de soleil et traversa la rue. Geneviève se leva. Prête. Au pire.
Il lui claqua littéralement une bise sur les deux joues. Surprise, elle se raidit. D’abord parce que si quelqu’un devait annoncer une mauvaise nouvelle, il n’agirait pas ainsi et aussi du fait que décidément, ces Français ne faisaient rien comme les autres. — Bonjour, madame Vandecnocke, comment allez-vous ? Il ne lui donna pas le temps de répondre. — C’est trop bête nous venons de passer chez vous avec Charlie. Des amis l’attendaient et ils sont partis boire un verre en ville. Elle vous a déposé ses linges.
Seigneur Dieu, merci, elle allait bien. Elle laissa tomber sans retenue tout le poids de son soulagement sur la fragile assise de la chaise de terrasse. L’homme n’avait pas envisagé rester, mais interpellé par le mouvement las de son interlocutrice, il lui demanda l’autorisation de s’asseoir, désignant d’un geste la chaise face à elle — Comme vous êtes bien élevé, dit-elle. Ici on s’assied. On ne demande pas !
— Je vous trouve bien pâle, désirez-vous que je vous raccompagne chez vous ? Avec la voiture je veux dire.
— Deux cents mètres, pensez-vous. Si mon père savait ça, il viendrait me tirer par les pieds.
Guillaume n’eut pas le temps de réfléchir au sens ce qu’il venait d’entendre, la serveuse vint prendre commande — Un expresso s’il vous plaît.
— Et pour vous madame ?
Mais Geneviève n’entendit pas, elle rivait un point, loin derrière Guillaume, comme s’il était absent, inexistant ou transparent. Il vit la soucoupe et la tasse et demanda — Un café allongé, merci.
Quand la serveuse fut entrée dans le bistrot, Guillaume se retourna, curieux de ce que la mère de sa collègue pouvait bien contempler aussi fixement.
— Ah mais c’est le fameux ascenseur à bateaux où le père de Charlie a travaillé ?
Elle ramena son regard sur le jeune homme : — Oui. C’est lui. Et pour elle-même murmura — Le coupable.
— Coupable ?
— Il m’a volé mon mari. Oui. Le responsable de tous mes malheurs. Et non content de ça, il me prend ma fille.
Ses yeux s’embuèrent. Guillaume lui tendit un mouchoir propre et bien plié de sa poche de veston.
— Vous allez me croire pour une folle mais c’est vrai. Et le pire c’est que tout est de ma faute. C’est moi qui ai poussé mon Gilbert à y chercher de l’ouvrage parce que ça payait bien. Et il est parti. Et c’est moi qui l’ai donné en exemple à Charlie. Qui lui ait dit de suivre sa trace, de faire comme lui, d’aller droit au but, de sauter les étapes. Et je l’ai perdue. Je les ai perdus tous les deux. Eux montés si haut. Et moi restée en bas.
Geneviève se moucha.
— Je vous le laverai.
— Ne vous en faites pas pour ça…
— Quand le bazar a enfin été achevé, en 2002, Charlie avait 28 ans. Son père nous a invité toutes les deux à la fête d’inauguration. J’ai refusé. De chez moi, j’ai entendu les feux d’artifice. Ils avaient bien duré vingt minutes. C’était rare pour l’époque. Mais après l’apothéose plus rien. Gilbert n’avait plus eu de travail. Les simples ouvriers non plus. Les ingénieurs étaient partis sur un autre chantier. La main-d’œuvre se trouve sur place. Mais ici, c’était fini.
La serveuse déposa les deux petites tasses.
Geneviève mit dans la sienne son sucre en poudre et touilla plus qu’il n’était nécessaire.
— Et maintenant, c’est au tour de ma Charlie.
— Charlie ? Ah, euh, oui, je vois, vous faites référence à notre émission… Mais ce n’est pas pareil, rassurez-vous. Que pour son papa je veux dire. Le contrat avec la radio reste, nous passons d’une émission quotidienne à une hebdomadaire, c’est tout ! Au lieu de tous les jours, nous serons juste là le dimanche. Financièrement, cela ne change rien. Moralement, c’est vrai que c’est une claque, nous ne nous y attendions pas. Et Charlie est celle de l’équipe qui le vit le plus mal.
Geneviève aussi avait eu des coups durs. Quand les Bodson étaient partis en appartement et n’avaient plus eu besoin d’elle, elle avait perdu une paie sur la semaine. Vingt pour cent de revenu en moins. Décidément, quel était donc le monde dans lequel sa fille évoluait et où on pouvait perdre quatre jours de travail et garder son salaire intact ?
— Tout va bien se passer madame Vandecnocke. Il lui faut juste un peu de temps pour digérer. Je crois que les vacances tombent bien, elle va pouvoir venir se ressourcer ici.
Se ressourcer ? Ici ? Avec quoi ? Une croisière sur le canal du Centre ? Quand on a vécu à Paris pendant plus de dix ans, quelle blague ! Elle n’avait rien à lui offrir qui puisse avoir la même saveur que ce qu’elle avait rencontré dans cet ailleurs qu’elle-même connaissait plus par les livres et les reportages qu’en vrai.
— Vous auriez un bic ?
De sa main droite, il tira un stylo de la poche intérieure de sa veste et le lui tendit.
Geneviève sortit le bristol de son gilet, et au verso resté vierge, elle écrivit en lettres capitales « L’ASCENSION SOCIALE EST UN EXIL ». Et en plus petit : “Pour ceux qui partent comme pour ceux qui restent”.
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