Chambre 6

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Qu’est-ce qu’ils font, à cette heure ? Qu’est-ce qu’ils font à cette heure-là, à faire comme s’ils étaient seuls ? Comment ils ont encore quelque chose à faire à cette heure-là, quelque chose d’autre que se taire ou oublier et se faire oublier ? Ils peuvent pas se douter, ils peuvent pas, c’est pas possible, mais je dors, moi, putain, j’ai réussi à m’endormir, j’ai réussi, tu crois que c’était gagné, toi ? De dormir, tu le crois, toi ? Mais ils croient quoi ? J’en ai marre, j’en ai ma claque, des touristes qui pique-niquent dans le TGV, des extatiques de l’arrivée en gare, des dégaineurs d’iPhone, j’en ai ma claque, je veux dormir, qu’ils la ferment, tous, et qu’ils rentrent chez eux. Ils peuvent pas rentrer se coucher, non, et sans déranger les voisins, après tout, on leur demande rien, seulement de pas déranger les voisins, on leur demande pas grand-chose, qu’est-ce qu’on lui veut, à l’humanité, à part qu’elle nous laisse tranquilles ? C’est un chouette monde, non ? Un chouette de vrai de vrai de chouette de monde, extase téléphonée qu’on envoie par email à ses copines : TA VU C TROP BIEN LOL ! Et puis l’autobus pour la ville, parqué, sage, tu ne bouges pas, et tu restes là où on te dit, et puis à l’hôtel, tu descends, tu fais pas de bruit, s’il te plaît, y en a qui dorment, y en a qui ont quelque chose à oublier, tu vois ? Peut-être pas toi, mais dis-toi bien une chose, dans pas longtemps, toi aussi tu auras une chose à oublier. Tu descends si tu veux dans le même hôtel que moi, mais tu te tais et tu me laisses oublier que je suis moi ! Et tu dis à ta copine de pas abuser du Côte de Provence, et vous allez vous coucher maintenant …

Va te coucher, allez, va dormir ! Mettez pas la télé, tout ça pour vous abrutir encore un peu plus ce qu’il vous reste de neurones, si jamais vous en avez eus, c’est pas sûr, faut voir, pour savoir quoi ? Savoir qu’on triche en sport, que les politiciens nous méprisent, que de nouvelles épidémies se préparent, qu’on tue des mômes partout dans le monde, c’est pas la peine que t’allumes la télé ; eh oui, tu vas pas faire comme si ça te surprenait non ? Ou alors tu fais juste comme si ça te surprenait pour te donner bonne conscience, et puis tu zappes après la larme à l’œil et tu regardes le truc le plus abêtissant que tu puisses regarder, inventer, imaginer, pour oublier les tsunamis, les viols, les meurtres, les haines, bref, l’humanité, quoi ? Tu préfères pas l’oublier l’humanité ? Moi je comprends que les mecs de la télé, ils soient payés chers, immensément chers, indécemment chers : ils y perdent tous leurs neurones, les uns après les autres à nous faire oublier ce qu’on est, l’humanité. Il faut se décérébrer, se dévertébrer, se désosser complètement pour inventer des nullités aussi crasses pour nous faire disparaître dans un bain acide qui nous dissout avec toute notre humanité souffrante et massacrante. Alors oui, leur fric ils le méritent, même si moi j’échangerai pas mon cerveau contre dix ans de leur salaire de clowns sous acide. Je préfère regarder la télé japonaise les nuits de jet-lag. Putain, s’ils allument la télé, je vais les voir, les deux, là, je vais leur dire, moi, et leur changer leur chaîne ! Qu’ils écoutent au moins un truc que je peux supporter, tiens, Purcell, ça me fera l’affaire, ils sont quand même pas déjà sourds, les deux, là ? Purcell à fond les ballons, à une heure trente du matin, ils vont comprendre ce que c’est que le baroque, les deux, là.

Et elle glousse, cette petite cloche, elle glousse, elle croit qu’il l’aimera toujours, qu’elle l’aimera toujours, et elle croit quoi ? Qu’elle est différente, qu’ils sont différents ? Elle le croit vraiment, cette petite conne ? Elle sait ce que c’est, l’humanité ?

Elle en a pas idée avec son mec à côté d’elle qui pue le Côte de Provence et qui ronflera avant elle ? Mais elle aussi, elle y viendra, elle aussi, elle ronflera. Ils croient quoi tous les deux ? Que je vais leur laisser exprimer leur humanité tranquilles ? C’est une croix. Il avait vu juste, Beckett, il avait bien vu, direct dans la gueule : c’est notre destin d’exprimer ce qu’est l’humanité actuelle, c’est notre destin. Faut le porter, jusqu’au bout, jusqu’à tomber sur des extraits d’humanité comme eux dans un hôtel et avoir envie de partir en pleine nuit en courant loin d’eux tous, et finalement se contenter de chercher des petits bouchons de mousse orangés tendance fluo et se les fourrer dans les oreilles le plus loin possible …

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