Chambre 5-bis

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Nos nuits ne sont jamais les mêmes.

Elle ne pensait à rien d’autre lorsqu’elle tourna dans la serrure la clef de la minuscule chambre 5. Elle ne pensait à rien d’autre qu’à cet emprunt, fait à Racine, "nous avons des nuits plus belles que vos jours", de la Lettre XIV, ces mots et ces rythmes raciniens, empruntés, dérobés ; au passage ils ont perdu leur musique, ces sonorités qui montent et redescendent, et remontent encore, cet emprunt à Racine. Et si seulement, cette phrase, cette seule phrase suspendue dans l’obscurité, "nous avons des nuits plus belles que vos jours".

Elle était rentrée seule et avait déposé sa veste et son chemisier sur la petite chaise, à côté de la fenêtre. Le vêtement qui, l’entourant, conservait tout à la fois sa chaleur et la fraîcheur de la nuit ; elle les avait déposé, d’un seul geste, tout d’un seul, avec sa fatigue et la tension et les irritations du jour et les angoisses et les refus. Elle était passée rapidement dans la salle de bains, avait fait couler de l’eau dans la baignoire, de l’eau chaude et fumante, puis, sans attendre, était ressortie de la petite pièce attenante, et avait ouvert la fenêtre qui donnait sur les toits. La ligne des toits, montante et descendante, la ramenait à un autre lieu, loin dans sa mémoire, et toujours aussi présente, mais loin, seulement dans sa conscience, une autre ligne de toits montante et descendante. Elle avait attrapé un sachet de carton et l’avait plus ou moins coincé tel quel sur le toit, sans trop de précautions, sans marquer d’inquiétude, presque rien, pas plus que cela, puis elle avait disparu de nouveau dans la salle de bains.

La baignoire était presque pleine, elle laissa le reste de ses vêtements tomber là où elle se trouvait et ils dessinèrent, autour d’elle, à ses pieds, un cercle de tout ce dont elle se dépouillait. Ils se dessinèrent, sombre, sur le carrelage clair de la salle de bains. C’est seulement ensuite qu’elle prit conscience de la nudité de ses pieds, du froid qui remontait le long de ses jambes, provoquant sur celles-ci long frisson en même temps qu’elle remontait ses longs cheveux, les attachait, et dégageait ainsi ses épaules. Puis elle se glissa dans l’eau très chaude et fumante, alluma une cigarette et regarda la fumée qu’elle soufflait, se mêler à la vapeur d’eau, puis sortir, par bouffées, par la fenêtre qu’elle avait laissée entrebâillée. L’eau avait à peine le temps de refroidir, qu’elle remettait des vagues d’eau chaude, puis rallumait une cigarette et on aurait dit qu’elle tentait de la fumer en provoquant le moins de remous possible. Elle ne bougeait presque pas, ne pensait presque pas, ne provoquait aucun remous. Elle resta ainsi si longtemps qu’elle oublia le temps, elle n’avait plus que la conscience circulaire du petit cercle incandescent que dessinait sa cigarette, puis des cercles concentriques que faisait son genou, ou son orteil quand elle laissait une partie de son corps émerger de la surface de l’eau. Ligne de l’eau, horizontale. Elle se redressa, émergea, soudain. Elle ne savait pas un instant auparavant qu’elle allait se lever ainsi, elle n’en savait rien. Personne nulle part ne l’attendait, personne nulle part n’attendait de lui parler, personne ne demanderait de ses nouvelles. Elle avait prolongé étiré autant qu’il était possible, étiré prolongé ce moment ; mais à un moment, il fallut bien sortir, sans savoir pourquoi, elle sortit.

Cela n’avait aucune importance, mais elle avait obtenu de dissoudre dans l’eau toute impression du temps. Elle s’enroula dans une de ces immenses serviettes blanches que l’hôtel mettait à disposition, sur des barres parallèles qui pouvait être aussi chaudes qu’il faisait froid dehors, dans la nuit désœuvrée.

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