Chambre 28-bis

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Où était-elle ? Elle n’était pas venue, elle n’était pas la seule. Elle n’était pas seule à n’être pas venue. Elle n’avait pas inscrit son nom sur le registre, elle n’avait pas remonté la rue à pieds, aucun taxi n’avait suivi le fléchage de l’hôtel indiquant, dans les méandres et en dépit des sens interdits, comment tomber droit sur cette rue, droit sur l’hôtel, sans hésiter, comment faire, comment y aller. Elle n’avait pas payé, pas réservé de taxi, elle n’avait pas téléphoné pour annuler. Elle avait téléphoné pour faire une réservation mais pas pour annuler, sans venir, sans se présenter ; et c’était comme si elle s’était effacée. On avait entendu sa voix une fois dans cette ville. Une seule fois. À moins évidemment qu’elle soit déjà venue, comment le savoir ? Qu’elle soit allée ailleurs, autre part, comment la retrouver ? Et qui, seulement, la cherchera ? Elle avait appelé pour dire qu’elle viendrait. Elle avait payé sa chambre. Elle avait le droit d’occuper cette chambre pendant une nuit entière de quatorze heures au lendemain onze heures. Elle avait payé pour occuper cette chambre pendant exactement ces vingt et une heures et plus personne ne pouvait lui poser de questions. Elle avait dessiné les contours de sa présence dans la ville puis, soudain, sans qu’on sache pourquoi, elle avait vidé ce lieu de sa présence, et n’avait laissé que la coquille vide et abandonnée de la chambre qu’elle n’avait pas occupée.

Pourquoi n’était-elle pas venue ? Les raisons de venir et de ne pas venir, de passer et de ne pas passer, d’être et de n’être pas, toutes ces raisons sont tellement multiples, sont si entremêlées ; comme les raisons de tenir parole et de ne pas tenir parole, de faire ce qu’on a dit qu’on ferait et de faire autre chose que ce qu’on a promis, arrêté, dessiné, de tenir sa place et de l’abandonner. Toutes ces raisons constituent des écheveaux de fils si complexes et si embrouillés et multiples et si défaits qu’il n’y avait aucun moyen de remonter de sa réservation à son absence, de son absence à la cause de son comportement. Les êtres disparaissent mystérieusement de la trame du réel, et la plupart du temps, on n’a rien à dire qu’à le constater. Il se joue des drames inessentiels et presque effacés dans chaque seconde du réel, dans chaque portion, aussi minuscule soit-elle, de nos existences. Il n’y a aucune raison d’y injecter du drame, et des grands sentiments, et des élans de vérité. Mais au fond, c’est un peu cela qui se joue, des élans de vérité des êtres, quelque chose qu’ils disent et ne disent pas d’eux-mêmes, qu’ils murmurent et qu’ils laissent passer dans un souffle, et qui traverse la texture du monde pour s’inscrire ou ne pas s’inscrire sur un registre. Il faut tellement de vérité pour aboutir à un mouvement. Il faut passer tellement d’élans pour ne pas rester immobile. Il y a tellement d’hésitations pour aboutir à un seul geste, à une seule affirmation, à la présence de soi dans le monde. Et on peut comprendre, après tout, qu’elle n’ait pas eu envie d'inscrire sa présence sur un registre, de la faire porter sur un registre, qu’elle était inscrite, ailleurs, dans un mouvement autre que celui d’une main qui n’était pas la sienne, la vérité de sa présence au monde.

On pouvait la comprendre, après tout, comprendre qu’elle ait porté ailleurs sa présence, et le peu de vérité qu’elle parvenait à arracher du monde, qu’elle parvenait à saisir d’elle-même dans les méandres de ses journées, et les impossibilités, et les murs qui soudain barraient les possibles, arrêtaient les élans ; alors on pouvait la comprendre. Après tout, elle ne faisait rien de mal, elle avait inscrit sa présence dans le monde, et puis finalement, elle l’avait portée ailleurs, elle l’avait inscrite un peu de côté, un peu ailleurs, un peu plus loin, on ne savait pas, on n’en savait rien. Elle avait glissé hors du cadre, comme on s’efface du monde, comme on sort d’un cliché, comme on efface son visage ou qu’on le cache entre ses mains lorsque la photo est prise ; alors, en somme, en quelque façon on est là, et on n’est pas là, on est saisi, pris sur le vif, et en même temps on a tourné son visage, on s’est replié ailleurs, sur soi, au loin de soi. Et il n’y a aucune raison pour que sortir du cadre, sortir de saisie photographique et visuelle du cadre l’oblige à s’effacer du texte, à ne pas inscrire dans le texte, comme dans la chambre, sa présence en creux, comme une absence, comme un possible qui ne s’est pas actualisé. Elle aurait pu être là, elle aurait pu respirer entre les lignes, passer dans les interstices du texte, dessiner des ponctuations nettes de sa présence et de sa certitude d’être, et de son désir intact de vivre, mais le hasard, les dés, le sort n’en avaient pas décidé ainsi. Il en était autrement. Il n’y a toutefois aucune raison pour que le texte lui impose ainsi le silence et ne porte pas dans les phrases, dans les respirations des ponctuations les creux et les déliés de la présence qu’elle avait choisi d’effacer dans le monde.

C'était peut-être la chambre de Schrödinger ?

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