Chambre sur rue

4 minutes de lecture

Un groupe arrive dans la nuit. Plus nombreux que l’on ne pourrait s’y attendre. Ou plus bruyant. On ne sait pas. On n’est pas en mesure de distinguer. Il est malaisé, dans la nuit, de prendre la mesure exacte du monde. On sait tellement peu de choses. Et la nuit n’est pas propice à la précision mais seulement à l’aiguisement des sens et des impressions, des pensées et des angoisses, des projections et des représentations déliées de toute pesanteur.

Les êtres s’aiguisent jusqu’à en devenir tranchants, et leurs présences sont affûtées comme les bords de cristaux brisés. On entend d’abord des cris. On ne sait pas de quoi ils sont. Ce sont des cris dans la nuit. On ne sait pas de qui ils sont. On ne sait presque rien discerner dans le noir, et les sens se ravisent à chaque instant, et les hypothèses défilent aussi vite qu’il est possible, se métamorphosent et se transforment les unes dans les autres : cris de joie peut-être, ce n’est pas exclu, les victoire sportive ont souvent cet effet-là, incompréhensible et hystérique ; cris d’ivresse, sans doute, à cette heure-là, ébriété de l’alcool qui coule dans les veines et bat contre les tempes, si forts, ce ne peut être que des cris d’ivresse. Ou alors des cris de douleurs multiples, perçantes, déchirantes ; il s’en suit un moment de presque panique, ce sont peut-être des cris de douleur, de danger, de panique, il s’en suit une précipitation. Il y a quelque chose d’animal dans l’attention que leur porte l’oreille de ceux qui dormaient ou ne dorment plus, ne dormaient pas encore, pensaient pouvoir dormir et certains se pressent aux fenêtres et les ouvrent. Les volets se rabattent lourdement contre les façades de pierre et le bois heurte la pierre. Impacts et claquements, à plusieurs endroits, en plusieurs hauteurs.

Au fur et à mesure que le groupe se rapproche, les impressions émanant de la rue s’accentuent ; elles se condensent autour de cette troupe comme un halo de certitude. Les hypothèses cessent enfin de tournoyer et de virevolter ; elles se compriment autour de leurs têtes qu’on aperçoit en contre-plongée. Leur gaieté est un peu ivre, sans doute, et assurément très italienne. Plus italienne encore que toute autre détermination de l’ivresse. Elle surprend et tranche et détonne dans la rue claquemurée sous l’ombre du clocher. Les hauts talons des femmes claquent sur les trottoirs de la ville et elles rient très fort et martèlent ainsi la nuit de leurs démarches et de leurs rires, de leurs éclats de voix. Il suffit de ces deux traits pour esquisser quelque chose de fellinien dans une rue qui servirait de décor à une rêverie d’Antonioni. La rue est soudain zébrée traversée, fissurée, hachurée de rires à l'italienne, et sort de la nuit un instant pour plonger dans une féérie assez démesurée pour que les habitants se penchent aux fenêtres et regardent.

Rires felliniens des femmes démesurées dans leur féminité déployée. On ne sait pas combien elles sont, et plus d’hommes encore les accompagnent ; font très peu de bruit ; se contentent de répondre par de légers rires à leurs éclats ; de faire cercle autour d’elles. L’appréciation de leur nombre, au jugé, est contrebalancée dans la nuit par l’hypothèse fellinienne de leur féminité qui va crescendo. Elles sont peut-être très italiennes et très peu nombreuses. Ce n’est pas impossible. Il suffirait, voyons, au jugé, de trois divas transalpines pour faire autant de bruit, pour rire aussi intensément, pour que leurs rires fusent dans la nuit et fracturent le silence des consciences et attirent aux fenêtres quelques visages effarés. Elles sont peut-être un peu plus nombreuses et un peu moins felliniennes.

La rue est sombre. Des quelques réverbères qui la ponctuent, seuls deux fonctionnent encore. On ne sait pas pourquoi. Sans les sonorités aigües-suraigües qui la traversent on ne l’aurait sans doute même pas remarqué. La pluie qui vient de cesser laisse les contrastes luisants. Toute la scène est étrangement sépia, avant même qu’elle n’ait cessé, qu’elle ne se soit éloignée dans la mémoire, et qu’elle n’ait reculé dans le passé. Le groupe s’arrête et se redéploye devant la porte fermée de l’hôtel ; se continue une conversation en Italien qui parle de voyage, et du temps qu’il fait en France, et de la pluie qu’ils viennent d’affronter. Et il se lève de grands éclats de rire, les femmes surtout, continuent de rire et les hommes sont étonnamment mezzo voce pendant que les rires des femmes continuent de fuser dans la rue, de monter, de rebondir de plus en plus haut contre les façades alignées et calmes et très refermées de la rue Cardinale, sépia et luisante. Un éclat n’a pas le temps de retomber, de monter le long des façades, de les lécher, qu’un autre le suit, le poursuit, le rejoint dans sa course de verticalité, le dépasse, monte encore plus haut le long des façades que le précédent n’est parvenu à le faire ; et cela ne cesse plus et on ne sait pas combien de temps une telle gaieté fellinienne pourra ainsi résonner dans la nuit aixoise et la faire voler en éclats.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Mon cher Edouard ! ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0