Chambre 24bis, suite.

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— Tu vas faire quoi, alors ?

— Je ne sais pas.

La question restée dans l’air tenait. Suspendue. Dans la chambre. Dans la nuit. Il s’en suivit un long silence. Les silences de l’amitié sont des moments communs d’attente. Un silence en écho. Le silence de l’une se répétait dans le silence de l’autre. Se réitérait. L’amitié a une structure en écho. Les émotions de l’une se déploient dans celles de l’autre. Se relaient de l’une à l’autre dans les reprises du dialogue. Et s’atténuent dans la tristesse. S’amplifient dans la joie.

— Tu vas trouver.

— Je n’en suis pas sûre. Je ne vois pas. Je tourne en rond. Tu sais, je tourne en rond. Voilà des années que je tourne en rond.

— Justement … Ne t’inquiète pas.

— Pourquoi ça ?

De nouveau la question se suspend au-dessus de leurs têtes. Comme une fumée de cigarette.

On entend des rires dans la rue. Des rires de femmes. Aigus. Aiguisés. Tranchants. Des talons qui claquent. Ils se rapprochent de plus en plus. Elles entendent des femmes, sûres d’elles, péremptoires, riant et les hommes autour d’elles, attirés, en essaim. Elles perçoivent quelque chose comme un réseau finement tissé de tensions et d’attentions et d’attirance et de jeu, dans les rires suraigus des femmes, dans les basses des hommes qui à présent sont presque sous leurs fenêtres. Elles ne les voient pas. Elles sont allongées sur le lit, en travers. Elles fument, toutes les deux, tête-bêche, les yeux au plafond, loin de la chambre et de son désordre. Les chaussures, dont elles ont libéré leurs pieds dès qu’elles sont entrées, sont éparpillées sur le sol, et leurs manteaux sont jetés sur le fauteuil ; ils descendent peu à peu vers le sol au fur et à mesure qu’elles s’en détachent et se tournent ailleurs.

— Pourquoi tu dis ça ?

Les rires entrent dans leur chambre et dans leurs consciences. Elles les entendent. Elles entendent les volets qui claquent contre les façades de pierres. Elles entendent les protestations qui descendent des étages, qui tombent sur les femmes en même temps que leurs rires montent.

— Elles sont folles !

— Nous aussi !

— Oui, nous aussi ! C’est pour ça que tu vas t’en sortir. C’est pour ça !

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Tu tournes en vrille, tu tournes en rond, tu n’arrêtes pas ! Tu te prends la tête comme personne d’autre ! Personne d’autre que toi ne sait faire ça comme tu le fais. Alors forcément, tu vrilles, tu es un tournevis, un tire-bouchon, tu es en mouvement infini. Tu pars en vrille, tu es un vrai tire-bouchon, je t’assure …

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Tu vrilles, tu tire-bouchonnes, tu tires, tu bouchonnes depuis des mois, des années que tu tire-bouchonnes, tu vas bien finir par trouver une solution et par la sortir du goulot !

— Tchin !

— Ça va pétiller, ça va infuser, tu as distillé depuis des années, ça peut plus durer comme ça !

Les rires sont entrés en elles, ont traversé leurs consciences. Ces éclats felliniens les ont secouées d’abord mécaniquement. Puis ils se sont emparés d’elles. Elles rient toutes les deux, sans raison, elles rient de toutes les deux, elles rient l’une de l’autre, l’une à côté de l’autre. Elles rient de leurs chagrins, elles rient de leurs déceptions, de leurs désillusions, elles rient de leurs incapacités à bouger, à se défendre, à avancer. Elles rient et riant, se tournent l’une vers l’autre, elles pleurent, des larmes montent dans leurs regards, des larmes de rire. Ce n’est pas la fumée de la cigarette, ce n’est pas du chagrin, c’est la drôlerie de leurs chagrins, de leurs questions, de leurs silences, de leurs solitudes. C’est la drôlerie absurde de la vie dont ces femmes italiennes, dans la rue, rient aussi à gorge déployée.

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