Chambre 24bis…

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Les vies sont poreuses. Elles se traversent d’impressions qui ne sont pas les leurs. Elles se répondent, comme deux amis se répondent, dans la nuit. Sans doute l’amitié est-elle le point le plus extrême de cette porosité. Ou bien : l’affection est la porosité des vies. Ou bien : la capacité des êtres à être affectés est leur porosité.

Il existe des matières si légères et si traversées d’air. À l’inverse, j’en ai caressé une si compacte et si lointaine qu’un simple éclat d’elle n’aurait pu tenir dans ma main. Fascination de cette étrangeté. Je comprends mieux les pierres si légères, faites d’une matière si poreuse, qu’un enfant peut en soulever une énorme sans le moindre effort. Il existe des pierres traversées d’air. Sommes-nous, comme elles, traversés de ce que nous ne sommes pas ? Sommes-nous traversés des questions que nous laissons en suspens autour de nous ?

— Pourquoi suis-je partie ?

— Pourquoi ne suis-je pas partie ?

— As-tu eu la réponse ?

— À quelle question ?

— Celle que tu n’as jamais posée.

— Pourquoi ne l’ai-je pas encore posée ? Je crois que c’est trop tard.

— J’aimerais tant avoir la réponse à toutes les questions que je n’ai jamais posées.

— Pourquoi avons-nous les réponses que nous ne voulons pas ? Elles tombent comme des pierres. Elles s’abattent sur nous.

— Pourquoi ne posons-nous jamais les bonnes questions ?

— Tu entends, comme la voix déraille, dérape, et c’en est fini ?

— Pourquoi ne les posons-nous pas ?

Il se trouve des questions comme de l’air que nous respirons, et dont le silence nous étouffe. Le ciment gris du réel qui prend autour de nous enserre nos velléités, se nourrit du silence, les enserre, nous transperce, nous vrille. Et les questions oppressent notre respiration. Nous avons besoin de les exhaler. Nos soupirs sont des questions muettes. Il nous fallait les poser mais la phrase est finie et s’éloigne et nous ne pourrons plus la retenir.

— Nous avons besoin de respirer. L’air vicié n’y suffit pas.

— Inspiration/expiration. Nous avons besoin de sentir notre cœur battre.

— Diastole/systole.

— Mais il ne s’agit pas seulement d’électricité. Il faut le bruissement des affects.

— Nous nous tenons en équilibre.

— Entre vivre et mourir.

Il n’y a rien à combler. Il n’y a pas de vides sous-entendus, pas de creux inatteignables dans leur dialogue. Les silences les continuent et continuent l’entente et la prolongent.

— Parfois j’ai l’impression que je tombe …

— La nuit ?

— Oui, en m’endormant. Tu sais, cette impression étrange, tout d’un coup, de trébucher dans une horizontale.

— Je vois, oui …

— C’est surprenant, je ne savais même pas que je marchais et tout d’un coup mon pied accroche, sans doute l’irrégularité d’un pavé, un pavé qui dépasse, ou une racine peut-être. Tu sais, de ces racines affleurantes, comme celles autour desquelles nous avons joué si souvent dans la cour de récréation, tu t’en souviens ?

— Je me souviens des marrons polis et énormes que nous ramassions et qui étaient les personnages de nos jeux, et de ces villes imaginaires dans les racines des arbres, et de ces immensités que nous trouvions aux pieds des arbres, et comme la vie nous paraissait immense alors …

— Et comme les jours nous paraissaient immenses …

— Moi il me semble que je monte, que je m’élève, et tout d’un coup, je suis précipitée dans le vide.

— Je déteste ça …

— Il paraît que le cerveau vérifie ainsi que nous sommes vivantes.

— Bizarrerie, tiens, c’est bien de toi, ça ! Je te reconnais : le cerveau nous précipite à terre pour vérifier que tout va bien ? Nos cerveaux sont absurdes …

— J’aime bien l’absurdité du monde.

— Je n’ai jamais compris comment tu faisais …

— C’est plus facile pour aimer la vie.

— Sans doute …

L’amitié permet ce jeu suspendu dans le temps. Ne pas se comprendre et s’entendre très bien. Ne rien comprendre du tout. L’autre demeure un mystère. Et on laisse l’autre se déployer comme il le veut, dans les directions qui sont les siennes, c’est même cela que l’on aime. Ne pas très bien le comprendre n’empêche pas le moins du monde d’entendre sa note mélodique, de l’écouter dans le silence de soi. Jusque dans le silence.

Elles restaient ainsi, l’une à côté de l’autre, et laissaient le rythme de leur conversation varier. Les moments de silence qui parfois s’instauraient entre elles — on entendait alors le très léger frémissement de la ville dans les pas d’un passant, on en saisissait la présence dans la caresse lumineuse des phares d’une voiture sur les murs de la chambre — n’étaient pas le vide de la distance mais seulement l’attention soutenue à la phrase qui venait de se terminer. Les êtres ne sont rien d’autre que la note tenue de leur présence. Le silence rend possible la musique. Le silence au cœur même de la musique la rend possible, et l’amitié entre les êtres rend les silences possibles. On en conclura ce qu’on voudra à propos de la musique.

On ne se comprend pas toujours mais on s’entend. Il n’y a pas besoin de traduction, de sous-titres. L’amitié entre les êtres fait le lien entre les phrases. Elle restitue la fluidité du dialogue. Alors on peut écouter en même temps le bruissement de la nuit et les battements du cœur. Et se blottir dans le silence.

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