Mon enfant éternel
Je n’ai même pas besoin de te dire bonjour, car tu n’existeras jamais. Tu resteras un rêve impossible. Tu seras à jamais une projection de ma pensée. Je ne saurai jamais ni à quoi tu ressembleras ni à quoi tu aspireras ni si j’ai fait le bon choix.
Mon enfant, c’est un pari que je fais. Je renonce à toi malgré ce que peuvent crier certaines parties de moi.
Je t’ai longtemps désiré. T’imaginer dans mon ventre, à te porter au plus près de mon coeur, te protéger comme jamais je ne pourrai le faire plus tard.
Te donner vie est impossible pour moi. Être responsable de ta venue sur cette terre serait un meurtre pour moi. Meurtre le mot est fort. Mais la vie et la mort ne seraient-elles pas intimement liés ?
Ne pas te mettre en vie serait te rendre éternel à mon esprit. Ce serait la plus immense manière de te protéger.
En renonçant à cette rencontre merveilleuse mais forcée, je te sauve de la vie qui t’aurait attendu.
Te mettre en vie serait mon plus beau cadeau et mon plus terrible malheur.
Car moi-même si j’avais eu le choix, j’aurais préféré ne jamais naitre.
La vie est magnifique seulement par comparaison. La teinte des horreurs est complémentaire à celle des bonheurs. Tout est une question de perception dira-on ? Je n’y crois pas.
La violence, la mort, la souffrance, la faim, le froid, les maladies, le désastre climatique, l’autoritarisme, les oppressions et ses oppresseurs, les mains pleines de sang de centaines d’années de colonialisme, les personnes mortes pour notre vie, les personnes qui souhaitent notre mort, les personnes qui nous souhaite la vie dure, les coeurs brisés, les organes qui nécrosent, la perte de conscience, la prise de conscience, la perte des proches, la prise électrique…
Mon enfant, je te protège de ma fatigue de ce monde que je porterais en moi quand tu seras de mon corps. Cette tristesse est tellement encrée au plus profond de mon être que tu seras le seule à la voir de si près. Tu en sortiras tachée de ce dégout. Il sera lui aussi inscrit en toi. Il coulera dans tes veines dans un sang taché de haine indélébile.
Mon enfant, tu n’aurais pu qu’être malade de la vie, et malade tout court. Maman est malade, et tous les autres avant nous aussi. Mon enfant, si j’avais réussi à te donner vie, ça aurait été un parcours compliqué. Tu aurais été soit prématuré, soit malformé. À croire que mon corps avait déjà choisi à ma place, il n’est pas disposé réellement à t’accueillir. Te donner la vie serait un risque pour toi avant même que tu naisses. Laisse moi t’expliquer la suite.
Comme je t’ai dit, la vie est horrible pour moi. Je ne pourrais jamais aimé te voir ni vivant ni mort. Je projetterai en toi tout ce que j’ai été. Ce sera impossible si tu es de ma chair de te donner envie de rester, te montrer les belles choses, la vérité, les obscénités. Mon plus beau cadeau que je puisse te faire mon enfant est de t’éviter ça.
Je prends la décision. De ne pas te donner une tête mal formé et malade comme moi. De ne pas te montrer notre terre qui se meure. De ne pas t’offrir les privilèges qui nous restent de cette société gouverné par des nécrophiles. De ne pas t’imposé un combat constant contre tout ce qui t’entoure, tout ce que tu es, tout ce que tu vis, tout le temps.
Je prends la décision. De ne jamais voir tes yeux ébahis devant le vol des oiseaux migrateurs. De ne jamais te donner la main chaque fois que tu en aurais eu besoin. De ne jamais t’entendre rire, chanter, m’épater. De ne jamais savoir ce que tu m’aurais appris. De ne jamais sentir ton coeur battre et combattre contre le mien. De ne jamais ressentir pleinement l’amour que j’éprouverai toujours pour toi.
Mon enfant, avec les larmes qui m’empêchent maintenant d’écrire, je prends la décision de ne pas te rencontrer. Mon enfant, je te protégerais pour toujours de ce monde en ne naissant jamais.
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