Chapitre 2 (deuxième partie)

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Il ne fut pas rare, les jours suivants, pour Mickaël de trouver toute sa petite famille autour de la grande table du salon, épluchant courageusement ce que Maureen avait appelé "Le journal d'Héloïse".

Les enfants en avaient presque oublié le rassemblement et Ingrid ayant trouvé les tissus convenables à Glasgow, elle avait proposé de réaliser les costumes pour les enfants et de les apporter, puisque Henry et elle-même feraient le déplacement à cette occasion. Maureen avait cependant profité d'une matinée d'école pour retourner au grenier et regarder ce qui se trouvait dans les autres malles, mais il n'y avait aucune autre trace d'Héloïse. Par contre, elle avait retrouvé les kilts de Donan et de Steven que Mummy avait été très heureuse de revoir. Elle les avait lavés en se demandant si Mickaël souhaiterait en porter pour le rassemblement, mais il avait décliné la proposition : il ne se voyait pas faire la cuisine en kilt. Et comme il n'aurait pas le temps de participer aux défilés…

Chaque jour, dès qu'elles avaient terminé ménage et cuisine, Maureen et Mummy se penchaient sur le journal d'Héloïse. Dès les premières pages, elles avaient été profondément émues, surtout lorsque la narratrice avait rapporté ce qu'elle savait de la bataille de Culloden et qu'elle avait évoqué son mari, Kyrian, dont elle citait là le nom pour la première fois :

Aujourd'hui est un beau jour d'été. C'est aussi l'anniversaire de mon mariage, mais Kyrian n'est pas avec moi. Nous sommes toujours sans nouvelles de lui et d'Hugues, et plus le temps passe et moins mes proches sont optimistes. Je veux m'efforcer de croire qu'ils sont toujours vivants, mais lorsque me reviennent à l'esprit les mots des prisonniers de Fort William, je ne peux m'empêcher d'avoir peur et de craindre que la mort ne les ait frappés comme elle a emporté Caleb et Dougal, sur le champ de bataille de Culloden.

Cela fait presque un an que Kyrian est parti pour rejoindre Charles Stuart. Je revois encore et toujours ces derniers moments que nous avons passés ensemble, comment il nous a dit adieu, comment il a embrassé les enfants. Je ne peux oublier la chaleur de sa voix, la profondeur de son regard vert, la force de ses mains quand il m'a étreinte une dernière fois. Qu'ils étaient beaux, nos hommes partant pour libérer l'Ecosse ! Je sais que Kyle est bon conteur, mais je le crois sur parole quand il nous a rapporté combien la plaine de Glenfinnan était magnifique avec toutes les couleurs des clans rassemblés, toute cette euphorie, tout cet enthousiasme à mener le combat que nous savions juste.

Je me suis assise à la petite table de ma chambre et, par la fenêtre, je peux voir la baie de Dunvegan et la mer d'un bleu si profond. J'entends les cris et les rires des enfants, et nul doute que les miens jouent gaiement. Quand mon regard plonge vers la plage, j'aperçois la tignasse rousse de Roy qui, avec Gowan, Galyn, Ervin et les garçons de Manfred, s'amuse à jouer aux preux chevaliers pour savoir lequel emportera les cœurs de Marie et de Kayane. Mais je vois aussi Tobias apprenant à Eilidh et à Lowenna à nager. Qu'il est réconfortant pour mon cœur blessé de voir mes enfants et leurs cousins jouer en toute innocence.

J'aimerais tant que Kyrian puisse les voir lui aussi...

Mummy interrompit sa lecture et sa traduction, Maureen écrivit les derniers mots et releva la tête. La vieille dame était pensive. Maureen demanda :

- Pensez-vous que son mari soit mort à Culloden ?

- Si peu ont survécu… Peut-être l'apprendrons-nous plus loin, fit Mummy.

- Si Héloïse dit avoir vécu à Dunvegan, c'était qu'elle était proche du laird, n'est-ce pas ? s'interrogea encore Maureen. Le château semble avoir été un refuge pour elle… Qui était laird à cette époque ?

- Skye a toujours été une terre des MacLeod, mais pas la même branche que la nôtre, expliqua Mummy. Tu peux peut-être consulter les arbres généalogiques ?

Maureen entama alors des recherches sur internet et trouva assez aisément les arbres généalogiques de plusieurs clans : malgré la répression féroce qui avait sévi dans les années suivant la défaite de Culloden, la plupart des grands clans avaient toujours conservé des archives et certains avaient rendu une partie de ces informations accessibles au plus grand nombre, notamment pour les enfants d'exilés ou pour tous les expatriés vivant aux Etats-Unis, voire en Australie. Si la diaspora écossaise n'était pas aussi nombreuse que l'irlandaise, ses lointains descendants restaient attachés à la culture du pays d'origine de leurs ancêtres et il n'était pas rare de voir des touristes émus venir se recueillir sur les lieux-mêmes où vécurent leurs aïeux ou entamer de longues recherches.

Bien vite donc, Maureen trouva des données généalogiques sur le clan MacLeod de Skye.

- C'était un certain Manfred qui était laird à l'époque de Culloden, dit-elle à Mummy.

- Il se pourrait donc bien que ce soit l'homme dont Héloïse parle parfois.

- Tout à fait. Mais comment une Française a-t-elle bien pu se retrouver sur Skye en 1746 ? s'étonna Maureen.

- C'est tout à fait mystérieux, fit Mummy. J'espère qu'elle nous racontera ses souvenirs, au fil des pages, et pas seulement ce qu'elle est en train de vivre, même si c'est déjà fort intéressant.

- Mummy, je crois que je vais ouvrir un autre document, nous y noterons tous les noms qu'Héloïse cite et, au fil des pages ou de nos recherches, nous compléterons les informations que nous pourrons trouver afin de savoir qui est qui, suggéra Maureen. Elle dit que ses enfants lui apportent du réconfort, mais là, impossible de savoir parmi tous ces noms lesquels sont ses enfants. Elle parle aussi de cousins…

- C'est une très bonne idée, Maureen. Note donc ce que tu as trouvé sur Manfred. Y a-t-il des dates le concernant ?

- Oui, il est né en 1707 et est décédé en 1770. Son père était un certain Craig et il avait un frère, apparemment… Caleb.

- Peut-être le Caleb dont parle Héloïse, dit Mummy.

- Attendez, je vais rechercher... Hum, il y a de fortes chances, oui. Ecoutez cela : "Caleb MacLeod participa au soulèvement jacobite, bien que les hommes de Skye restèrent longtemps hors des guerres et rébellions. Il mourut à Culloden avec la plupart de ses hommes, le 16 avril 1746. Son frère, Manfred, était laird à cette époque."

Mummy hocha la tête et Maureen s'empressa d'ajouter ces nouveaux éléments.

- Dans ce que je viens de traduire, dit Mummy d'un ton qui faisait penser qu'elle réfléchissait à haute voix, une chose m'intrigue : elle parle des prisonniers de Fort William. Comment a-t-elle pu en rencontrer alors qu'elle se trouvait à Dunvegan ?

- Ce point de détail est fort intriguant, en effet, approuva Maureen. Je crois que j'irai faire un tour aux archives de la ville, j'y trouverai peut-être quelque chose d'intéressant.

- Le fort figurait parmi les trois principaux que les Anglais avaient construits le long du Great Glenn. Il n'y avait rien, auparavant. La ville s'est développée après, rappela Mummy.

- Oui, je me souviens que Mickaël m'avait expliqué tout cela, la première fois que nous étions venus. Il abritait une garnison, mais a servi aussi de prison, lors des guerres jacobites.

Mummy prit une gorgée de thé et poursuivit sa lecture :

- Ah, nous allons en apprendre plus sur Héloïse, je crois, Maureen. Elle raconte désormais son mariage :

Ce fut en ce jour du 20 juillet 1734, à Lures, lorsque j'avais tout juste dix-huit ans, que j'épousai Kyrian MacLeod. C'était il y a douze ans déjà, et pourtant, je revois chaque moment de cette journée, le long habillage qui avait précédé la cérémonie, mon insistance pour porter une fleur de chardon dans les cheveux, et cet instant hors du temps où j'entrai dans la chapelle du château de mes parents, et où je vis Kyrian porter son costume pour la première fois. Il était si beau, ses couleurs si éclatantes ! J'en avais oublié toute l'assistance autour de nous et je crois bien qu'il ressentit la même chose lui aussi. Mais je n'étais pas au bout de mes surprises, car après avoir échangé nos vœux, il prononça également les siens selon la formule consacrée dans son pays, en gaëlique. Je lui demandai alors la possibilité de les répéter et je fus bien maladroite dans la prononciation ! Je me suis améliorée depuis, fort heureusement… Mais ces mots résonnèrent si agréablement à mes oreilles ! C'étaient les premiers mots que j'entendais en gaëlique et ils demeurent si particuliers à mon souvenir… Quand, à l'occasion d'une noce, je les entends à nouveau, je ne peux m'empêcher d'être très émue et de revivre ce moment. La troisième surprise que me réservait Kyrian fut de m'offrir en alliance un anneau gravé avec des fleurs de chardons. Elles furent comme une réponse à celle que je portais dans mes cheveux.

- Voici le mystère de la bague éclairci ! s'exclama Maureen. La bague que nous avons trouvée dans la malle est certainement cette alliance…

- Oui, les alliances gravées sont rares, du moins, à cette époque. Et je ne vois pas pourquoi il s'agirait d'une autre… fit Mummy.

- Pensez-vous que les tartans que nous avons retrouvés aient appartenu à son époux ? demanda encore Maureen.

- C'est possible, répondit Mummy. Mais ils sont de trop bonne qualité, j'ai des doutes. Le tartan qu'il portait le jour de son mariage n'était certainement pas un tartan neuf, qu'il aurait fait confectionner pour l'occasion.

- Nous trouvons cependant réponses à d'autres questions, poursuivit la jeune femme. Héloïse était donc bien française et s'est mariée en France, puisqu'elle parle du château de ses parents. Nous nous demandions comment elle est arrivée en Ecosse, mais peut-être devrions-nous plutôt nous demander comment son mari est arrivé en France ! Car elle l'a certainement suivi jusqu'en Ecosse.

- Oui, c'est plus vraisemblable que les choses se soient passées ainsi. Nous sommes à l'époque où les liens entre l'Ecosse et la France étaient importants, face à l'Angleterre. Il est possible qu'il soit venu pour assurer une mission diplomatique ou qu'il ait été un partisan de Jacques Stuart. Et c'était un MacLeod.

- Comme Donan, fit remarquer Maureen.

- Tu sais, il y a beaucoup de MacLeod, de MacDonald, de MacGuillan, etc. Savoir à quelle famille exactement il appartenait sera compliqué si Héloïse ne nous en dit pas plus.

- Peut-être appartenait-il au clan de Skye ? s'interrogea Maureen.

- Peut-être, répondit Mummy. Mais il n'était certainement pas un des fils du laird, puisqu'il n'est pas fait mention de lui dans l'arbre généalogique. Mais, cherchons du côté d'Héloïse, veux-tu ? Sa famille était noble, trouves-tu quelque chose sur le château de Lures ?

Maureen fit quelques recherches, mais ne trouva rien de concluant, hormis quelques photos d'un beau château dont la construction devait remonter à l'époque de la Renaissance française, et était situé sur les bords de la Loire. Mais il existait aussi un autre château de Lures, en Bourgogne. Rien ne permettait aux deux femmes de savoir dans lequel Héloïse avait grandi.

- Nous trouverons peut-être d'autres indices plus tard, dit Mummy. Poursuivons.

Elle reprit sa lecture, mais se racla bien vite la gorge :

- Et bien, je ne pensais pas qu'Héloïse nous aurait livré autant de détails !

- Que raconte-t-elle ? demanda Maureen, intriguée.

- Rien de moins que sa nuit de noces... Il ne faudra pas faire lire ce passage aux enfants. Ce n'est vraiment pas de leur âge.

Maureen sourit. Mais nota cependant soigneusement tout ce que Mummy lui traduisait. Elle mesura combien Héloïse et Kyrian avaient été amoureux l'un de l'autre, combien il avait été soucieux de sa jeune épouse. Elle ne put s'empêcher de penser à Mickaël, la première fois qu'ils avaient fait l'amour, à la tendresse et l'attention qu'il avait développées envers elle-même. Quand Mummy eut terminé, elle fit remarquer :

- Ils s'aimaient vraiment très fort.

- Nous l'avions deviné déjà, mais nous en avons la preuve ici.

- J'ose espérer qu'elle le retrouvera… dit Maureen avec émotion.

- Cela me rappelle le temps où j'ai attendu des nouvelles de mon Steven, pendant la guerre. Héloïse et Kyrian ont traversé eux aussi une guerre… soupira Mummy.

Les deux femmes s'interrompirent à ce moment-là, d'une part car l'heure tournait et que les enfants n'allaient pas tarder à revenir de l'école, mais aussi parce que le journal d'Héloïse se poursuivait sur un tout autre sujet, quelques jours plus tard. Maureen sauvegarda ses recherches et la traduction en cours, puis elles rangèrent un peu la table.

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