Boxe de têtes

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Justine était distributrice en chef de coups de boule, collectrice agrée de « aïe ! ». Sylvie, quant à elle, n'était qu'employée à la distribution des coups de boule et travaillait dans le cas où sa sœur réclamait l'usage d'une tête moins endolorie que la sienne. Si dans ce métier difficile Sylvie excellait surtout en matière de collecte, le problème était que les « aïe » dont elle permettait à l'affaire sororale de bénéficier, tout vibrants et sincères qu'ils fussent, péchaient par leurs caractéristiques redondantes et provenaient exclusivement de sa propre bouche. Du fait de l'origine constatable des produits apportés par Sylvie et des excès d'efficacité de Justine, les superbes frontons jumeaux de l'entreprise accusaient une mauvaise publicité permanente et bleue.

« Ce n'est pas un bleu, c'est de la douleur de Kevin ! C'est une fierté pour nous d'en porter la marque. »

C'était l'argument préféré de Justine. Elle le répétait sitôt que la situation l'imposait, bras tendus le long de son corps comme deux colonnes puissantes et sûres, sans voir qu'alors Sylvie se massait le fronton.

« Complètement givrée... » pensait Kevin, à propos de Justine, lorsque l'argument lui parvenait aux oreilles. Kevin craignait beaucoup la jumelle aux commandes, mais Kevin craquait pour la plus douce Sylvie, dont la douceur tirait certes sur le dur-amer mais dont le contact frontal, par contraste avec les briques, avait la saveur explosive d'une framboise l'éclaboussant de bonheur. Il aurait tout donné pour un coup de boule raté, glissant de coup de pif à coup de lèvres, de la jolie blonde aux bleuités faiblardes ; il sacrifiait même de bon cœur, de son bon cœur à l'amour secret, son propre front à l'ecchymose vorace de la sœur givrée, afin d'assurer sa disponibilité aux assauts occasionnels de sa bien-aimée.

Du triangle bagarreur au cœur saignant de garçon, on s'étonnait à travers la ville de l'appétence étrange pour cette boxe de têtes, un sport extravagant aux bruits de bitume, et de sa redoutable emprise féminine. On plaignait Kevin, essentiellement – certaines, rejouant leurs enfances, enviaient Justine –, mais l'on n'intervenait pas, on n'intervenait plus ; car lorsque l'on avait eu l'audace d'intervenir pour parler de maltraitance, on avait surpris le douloureux regard de reproche du maltraité, et, quand ce regard s'était détourné, on en avait remonté les fils d'un rouge empourpré vers l'une des deux jumelles, à la cécité de ciseaux ; enfin l'on s'était dit, et l'on se disait aujourd'hui derrière ses fenêtres, que l'on était déjà vieux, ou définitivement trop vieux, et que l'on ne comprendrait jamais les parades modernes des jeunes gens.

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