King Of Cabs

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Dorothy écrasa sa cigarette sur le goudron. Elle entra dans un taxi jaune sans lever les yeux du portable ancré à la paume de sa main. La portière claqua derrière elle.

“84ᵉ Rue.” marmonna-t-elle dans son col en fourrure.

Son rouge à lèvres bordeaux se déforma en une moue de dégoût quand elle remarqua la saleté de la chemise du chauffeur, qui devait avoir été blanche. Son éducation lui interdisait de faire un commentaire, alors elle enferma le bas de son visage dans son manteau et s'enfonça un peu plus profondément dans le vieux cuir marron de la banquette.

BLEEP

BLEEP

Elle tapota une réponse dans un claquement d'ongles manucurés. Un point d'exclamation rouge apparut.

Impossible d'envoyer le message. Réessayez plus tard.

Dorothy soupira en serrant la mâchoire. Pourquoi diable n'avait-il pas de réseau téléphonique en plein cœur de Manhattan ? Mais elle n'était du genre à laisser tomber. Ce message atteindrait son patron, coûte que coûte. Il fallait qu'elle le garde à portée de main. Elle avait sué sang et eau pour atteindre ce poste. Elle avait écrasé trop de têtes pour abandonner au sommet de la pyramide. Son vernis d'un rouge brillant commençait à se fendiller tant elle tapotait avec agacement sur l'écran qui, d'un coup, vira au noir.

“Non... NON ! Pas maintenant ! s'écria-t-elle en tentant de le rallumer (mais elle n'était accueillie que par un pictogramme d'éclair alors elle lâcha un) Et merde.”

Elle jeta son portable de l'autre côté de la banquette, puis se ravisa et s'étira pour le récupérer en râlant. L'appareil contenait des données confidentielles qui pourraient mettre en péril sa précieuse carrière. La directrice des ventes observa le conducteur du coin de l’œil et soupira une énième fois, prenant la voix la plus fluette et sympathique possible.

“Excusez-moi, auriez-vous un chargeur de téléphone, je vous prie ? C'est très urgent.” lança-t-elle au dos de l'homme au volant sans grand espoir qu'il eut la politesse de lui répondre, ce qu'il n'eut pas.

Aucun regard dans le rétroviseur, rien. Sa silhouette était immobile, rigide, collée au dossier de son siège comme s'il en était une extension, une protubérance humaine recouverte de peau craquelée et de quelques fines mèches de cheveux qui s'accrochaient à son scalp pour ne pas tomber sur le sol rejoindre les miettes et la poussière. Depuis quand n'avait-il pas nettoyé sa voiture ? Un rat avait dû mourir là-dedans. L'odeur de pourriture y était de plus en plus insoutenable et la businesswoman préférait encore s'asphyxier avec les gaz de Times Square.

Elle se tourna vers sa portière. Il n'y avait ni poignée ni bouton pour ouvrir la vitre. Elle faillit jurer, mais se mordit la langue.

“Pourriez-vous ouvrir la fenêtre arrière, s'il vous plaît ?” souffla-t-elle en se frottant les paupières.

Le chauffeur ne réagit pas. En plus, elle avait le bout des doigts recouvert de khôl. C'était la pire soirée de sa vie. Dans un soupir, elle épousseta ses pommettes enneigées de mascara et cala son coude sur le rebord de la fenêtre. À défaut de pouvoir l'ouvrir, elle inspira son propre parfum, à moitié dans sa fourrure, l'autre moitié dans ses phalanges. Ni le tabac froid ni le Chanel n°5 ne suffisaient à rendre ce trajet supportable. Qu'il n'espérait pas la revoir de sitôt dans un tacot pareil. Elle préférait encore traverser New York à pied plutôt que de remonter dans un taxi. Maudit garagiste, ce n'était pas si compliqué à remplacer, un moteur de Volkswagen, si ?

Elle croisa ses jambes recouvertes de collants opaques en se cognant les genoux contre le siège de devant. L'idée que son costume à 5000 dollars soit en contact avec la moindre particule de cette déchetterie lui laissait un goût amer dans la bouche.

Alors elle se distrayait avec le monde extérieur. Elle laissait vaquer ses yeux sur chaque publicité, fascinée par le flot de visages retouchés, le clignotement des couleurs chatoyantes. Les gigantesques panneaux dominaient la ville et recouvraient les gratte-ciel de toute leur hauteur. Ils étaient partout, reflétés dans les vitres des voitures sur la route et les fenêtres des immeubles autour, dans le métal des charpentes qui abritaient la porte d'entrée de la salle de spectacle sur sa gauche. Tous ces écrans qui s'animaient en même temps lui donnaient le tournis, mais elle refusait de détourner le regard de peur que les ampoules ne s'éteignent et ne la ramènent à la réalité de son taxi, de son chauffeur, de la puanteur que la meilleure baignoire d'Amérique n'arriverait pas à atténuer.

Hypnotisée par les publicités qui défilaient dans une boucle infinie, elle réalisa que son carrosse ne bougeait plus et que les autres véhicules non plus, d'ailleurs. Ce n'était pas étonnant, vu l'heure qu'il était. Les gens sortaient du travail, d'autres partageaient des moments avec leurs amis, allaient voir des spectacles en famille. Dorothy n'était pas de ce genre-là. Elle ferma les yeux un instant. Elle se voyait dans sa voiture, seule, tranquille. Elle aurait programmé son concerto préféré sur l'ordinateur de bord. Elle aurait pensé aux sels de bain et aux bougies qui l'attendaient dans son appartement. Elle aurait envoyé un dernier message coquin à son patron, comme à son habitude. Sa tête était si lourde. Ses cervicales craquèrent. Elle se réveilla dans un sursaut.

Les ronrons du moteur faisaient vibrer les talons de ses escarpins. Elle ne savait pas si c'était ce bruit lancinant ou l'ennui qui l'avait plongé dans une telle fatigue. Sa journée de travail avait été longue. Peut-être que cela n'arrangeait rien à son état. Toujours était-il qu'elle eut de plus en plus de mal à garder les yeux ouverts. Sa vision était devenue floue. La brillance des phares, du feu tricolore, des publicités, des réverbères, tout se mêlait à la fumée des pots d'échappement dans un nuage de lumière aveuglante qui l'enveloppa dans une dernière étreinte. Tout tournait autour d'elle. Ou bien était-ce elle qui tournait autour de tout ? Elle fut prise de hauts-le-cœur et ravala la bile qui titillait ses cordes vocales.

“Ouvrez les fenêtres, je vous en prie.” supplia-t-elle d'une voix faible et gutturale qu'elle ne soupçonnait pas.

(il faut dire qu'une femme comme elle n'avait pas souvent l'occasion de supplier un inconnu)

Le chauffeur ne cilla pas. Il ne se retourna pas pour constater le désespoir qui tordait les traits symétriques de sa passagère. Furieuse, celle-ci se jeta sur la plaque en plastique qui les séparait et frappa dessus de toutes ses forces, la paume grande ouverte.

“OUVREZ-MOI CETTE PORTE, BON SANG ! LAISSEZ-MOI SORTIR !” hurla-t-elle, ne prêtant pas attention à la bave qui s'échappait de sa bouche, ni aux larmes qui lui donnaient un goût salé et une teinte noirâtre.

BONG

Dorothy sentit quelque chose de dur de l'autre côté de la vitre. Elle avait touché l'arrière du crâne de l'homme. Pourtant, il n'eut ni spasme de surprise, ni éclat de voix. Sa tête se décrocha dans un craquement et atterrit sur le volant. Le klaxon résonna, accompagné par les cris d'horreur de la dame à l'arrière.

Elle se détacha de la vitre et vomit un restant de salade sur sa jupe de créateur. Son corps entier tremblait comme du papier dans une tempête. Il était mort. Allait-elle mourir, elle aussi ? Qui conduisait cette voiture ? Elle ne put s’empêcher de jeter un dernier coup d’œil à la tête qui avait roulé sous la boîte à gants. Le regard vitreux déchira ses poumons d’un hurlement strident. Dans un dernier élan, elle projeta son corps contre la fenêtre, le visage collé sur le plexiglas et fixa ses yeux globuleux sur les trottoirs remplis de la vie nocturne new-yorkaise.

“À L'AIDE ! JE VOUS EN SUPPLIE, SORTEZ-MOI DE LA ! AIDEZ-MOI ! Je vous en prie... ” finit-elle dans un sanglot.

Personne ne la regarda. Personne ne l'entendit. Personne ne prêta la moindre attention à Dorothy, comme si elle ne faisait déjà plus partie de leur monde. Seule la trace de son fond de teint étalée de haut en bas sur la glace trahissait sa présence. Son existence même n'était réduite qu'en un tas de chair roulée en boule, étriquée dans une jupe crayon et un chemisier tachés de noir, de rouge, de beige.

La femme d'affaires s'enfonça dans le creux du cuir comme dans un bain de boue. Ses larmes suivirent les courbes du siège et allèrent s'éclater contre le sol, entre les miettes et la poussière, entre ses escarpins et son portable. Leur transparence se changeait peu à peu en carmin, comme si la banquette aspirait la couleur de ses joues, de ses lèvres, de sa peau qui devenait de plus en plus terne, de plus en plus sèche, de plus en plus dure. Ses yeux bleus perdirent leur éclat et se teintèrent de gris-blanc, pâle imitation de la fumée des voitures qui grondaient dehors, toujours immobiles. Dorothy rendit son dernier souffle. Le moteur du taxi rugit de plaisir.

Le corps du chauffeur s'effondra sur lui-même dans une avalanche d'os et de dents, recouverts d'un film de peau rêche et tannée et de la chemise sale. Son siège se plia dans un claquement et engloutit les restes de l'homme. Puis, il se déplia d'un mouvement délicat, comme un bourgeon qui éclot au printemps. En son cœur se trouvait la femme momifiée, décoiffée, la bouche béante, figée dans une expression de terreur. Ses bras se soulevèrent en parfaite synchronisation, comme tirés par les fils d'un marionnettiste invisible, et virent se déposer sur le volant.

Le trafic s'éclaircit peu à peu. Le taxi reprit sa course. Il roula quelques mètres avant de s'arrêter sur le bas-côté. Une femme enceinte s'approcha, mais un homme en complet gris se faufila dans le véhicule avant elle. La portière claqua derrière lui.

“77E Rue.” glissa-t-il en posant un doigt sur son oreillette.

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