Le Prix du Silence

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Émile n’a jamais compris l’engouement des gens pour les marchés du dimanche. Il les observe de loin, assis sur son banc en bois, son regard dirigé vers la foule. Celle-ci ondule sous les étals colorés, les voix s’élèvent en vagues sonores, les mains, calleuses ou délicates, se tendent dans un ballet d’échange. L’odeur du pain chaud et des fruits mûrs flotte dans l’air, se mêlant aux éclats de rire et aux palabres animées.

Lui, il reste immobile. Son vieux manteau, râpé aux coudes, lui colle à la peau comme une carapace. Il a passé sa vie à accumuler l’argent, à le compter, à le ranger dans des tiroirs dont lui seul connaît les secrets. Donner ? Partager ? À quoi bon, quand chacun ne pense qu’à soi ? Radin, disent certains. Égoïste, disent d’autres. Il laisse dire. Se taire est plus facile.

Dans cette ville dominée par le monopole d’une grande enseigne commerciale, les petits commerçants s’effacent. Émile a vu l’agonie silencieuse des boulangeries, des échoppes familiales, des artisans. Il a regardé, sans rien dire. Son attitude a toujours été la même : il observe, il juge, mais il ne s’implique pas.

Ce dimanche-là, une fillette s’arrête devant lui. Son manteau trop grand glisse sur ses épaules frêles. Elle tient une boîte en métal cabossée contre sa poitrine.

— Monsieur, vous avez des pièces ? C’est pour mon papa.

Émile fronce les sourcils. Il la reconnut de suite. C'était la fille du boulanger. Autrefois prospère, il a été balayé par un supermarché flambant neuf. Ses vitrines sont desormais vides et son enseigne poussiéreuse.

— Pourquoi devrais-je donner ? demanda-t-il d’un ton méprisant.

La fillette baisse les yeux, ses doigts serrés autour de la boîte.

— Il dit que les gens oublient ceux qui ne parlent pas.

Une fissure. Infime, quelque part sous le roc de ses certitudes.

Il se souvient. Il y a longtemps, il avait eu un ami, un rêve. Quelque chose qu’il avait laissé mourir parce qu’il n’avait rien dit.

Son cœur bat un peu plus vite. Un frisson parcourt sa peau.

Il plonge une main tremblante dans sa poche. Une pièce. Ancienne, usée. Celle qu’il garde depuis toujours sans savoir pourquoi.

Il la dépose dans la boîte.

La fillette lève les yeux et sourit.

Émile la regarde disparaître dans la foule, sa boîte serrée contre elle.

Il se demande si, pour la première fois, il ne vient pas de faire le plus grand investissement de sa vie.

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