Chapitre 9-8

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Royca poussa la porte de bois d’un coup d’épaule. Dès qu’il fut entré dans la petite maison, le jeune homme se sentit gagné par une chaleur bienveillante. Une chaleur qui n’avait rien à voir avec celle de l’extérieur, lourde et humide en cette saison : ici, elle était pure douceur, odeur chargée de souvenirs, atmosphère au goût paisible. Il y vivait depuis plusieurs années, pourtant cette impression lui semblait toujours nouvelle.

— Grand-père, lança-t-il d’une voix puissante et assurée, me voici rentré, grand-père ! Je ramène du marché quelques délicieux fruits, parmi les plus délectables de tous les étals, assurément ! Tu connais mon grand talent pour tout ce qui est fruits, nul ne peut le nier. Ha ha !

Royca posa sur une table de bois le panier débordant de ses trouvailles. Sans cesser de parler, il entreprit de faire place à ces mille et un fruits sur les étagères de la cuisine.

— J’ai par ailleurs pris la liberté d’acquérir divers œufs d’une qualité non négligeable. L’occasion s’est en effet présentée, et elle semblait si bienvenue que je n’ai pu me résoudre qu’à m’y plier. Mais n’aie crainte, grand-père, ces œufs offriront à nos repas la plus grande des joies, j’en suis persuadé ! Je m’engage à moi-même les joindre à notre prochaine recette. Tu m’en diras des nouvelles !

Son ouvrage terminé, Royca se mit en route vers le petit salon, dans lequel Malério, son grand-père, avait l’habitude de s’étendre au cours de la journée. Quand il ne s’affairait pas dans son atelier.

— Ces poules, grand-père, étaient d’une vigueur, d’une robustesse…

Il s’interrompit car, face à lui, allongé dans le fauteuil en bambou, Malério s’était assoupi.

— Fainéant forgeron, murmura Royca dans un sourire. Penses-tu que c’est ainsi que tes commandes seront honorées ?

Le garçon posa sa main sur celle, taillée par les années, du vieil homme.

— Tu devrais prendre ta retraite, dit le petit-fils comme pour lui-même, je peux assurer la succession. Je suis prêt pour cela, tu le sais bien.

Royca étendit sur les jambes de son aïeul une fine couverture. Puis il le laissa là, rejoignit la cuisine, attrapa une pomme bien rouge et poussa la porte de bois. Aussitôt il sentit le soleil inonder rudement son visage et ses bras, mais l’ardeur de la saison ne l’incommodait pas vraiment. Mordant avec conviction dans le fruit, laissant le goût sucré le combler de plaisir, il se mit en marche. Mais peu après il fut interrompu.

Face à lui se tenait sa petite sœur, en nage comme si elle venait de faire le tour de l’île en courant, essoufflée comme si elle n’avait pas respiré depuis le début de l’été.

— Eh bien, Elise, s’enquit Royca avec une lueur d’amusement, que se passe-t-il donc ? Aurais-tu enfin décidé de venir m’aider dans mes tâches ? J’allais justement rentrer quelques sacs de charbon pour le feu de grand-père !

Pourtant la fillette, qui avait fêté peu de temps auparavant son neuvième anniversaire, ne semblait pas d’humeur à plaisanter. Plus Royca l’observait, plus il parvenait à distinguer dans son regard une détresse qui aurait pu paraitre sincère. Le garçon insista, mais Elise se taisait, comme toujours. Elle avait repris son souffle et remuait ses bras en de grands gestes, de larges mouvements qui semblaient comblés de sens. D’un sens hélas qu’il ne comprenait pas.

— Calme-toi, dit Royca en s’agenouillant pour se porter à la hauteur de l’enfant, calme-toi et dis-moi ce qu’il se passe.

Il demeurait calme, comme il tentait de toujours le faire, peu importe les circonstances. Il ne pouvait savoir si Elise était réellement préoccupée ou si tout cela faisait partie de l’un de ses jeux — son imagination était débordante. Mais tant que le doute persistait, il ne pouvait la laisser seule. S’il s’agissait jamais d’une nouvelle crise, l’abandonner à son sort aurait été la moins bonne des idées. La petite ne cessait d’agiter les bras et les mains, les remuant comme si elle imitait une vague, les brassant comme si elle nageait, les glissant le long de sa taille comme si elle portait une longue robe.

— Quoi, des poissons ? devina Royca. Oui, il y en a dans la mer, je le sais ! À présent, je dois…

Mais Elise refusait de le laisser partir, elle saisit son avant-bras d’une poigne ferme et le tira vers elle, indiquant la direction de la plage.

— Elise, articula Royca sur un ton qui n’avait plus rien du jeu, j’ai encore du travail aujourd’hui. Dès ce soir, nous irons voir les poissons de la mer. Promis !

La fillette inspira longuement. Et, alors que son frère se détournait pour s’en aller, elle serra les poings et ferma les yeux.

— …Une s… sirène ! s’écria-t-elle, d’une voix tremblante, mal assurée.

Royca se figea. C’était sa voix, une voix douce et tendre, une voix aiguë de petite fille. Elle avait parlé ; pourtant parler lui demandait une telle énergie, une telle concentration, et une telle humiliation devait-elle penser, qu’elle évitait toujours de prononcer le moindre mot. Alors si elle avait parlé, si elle se l’était infligé malgré la difficulté, c’est qu’il ne s’agissait pas de l’un de ses jeux.

Royca se retourna. Les sirènes, ça n’existe pas, aurait-il voulu répondre, mais face à lui, Elise pleurait.

— Là… commença-t-elle, les yeux baignés de larmes, en désignant la plage, mais Royca l’interrompit et la saisit par la main, l’entrainant dans la direction qu’elle indiquait.

La plage était proche, à seulement quelques pas de là, dissimulée derrière un épais ruban végétal. Ils y parvinrent en quelques secondes. Derrière une petite bande de sable fin, déserte à cette heure de l’été, s’étendait à perte de vue une eau cristalline. Mais Elise ne désirait pas contempler la mer car là, sur le sable, à moitié recouvert par les vagues, se trouvait un corps. Royca se précipita à la suite de sa sœur, qui avait posé sa petite main sur l’épaule de celle qui était allongée dans le sable.

— Une s… sirène, articula-t-elle lentement, incapable de retenir ses larmes, mmm

Elle se tut. Le corps n’était pas celui d’une sirène, mais d’une jeune femme. Livide, couverte de sang et de sable. Ses cheveux étaient trempés, son flanc affreusement lacéré, ses bras et son visage couverts d’entailles. De son cœur s’écoulait un filet de sang qui glissait jusque sur le sable humide. Royca porta une main contre la joue de la sirène, puis son regard sur le visage de sa petite sœur, couvert d’inquiétude. Il aurait voulu la serrer dans ses bras, mais il devait agir vite.

— Non, murmura Royca, elle n’est pas morte. Elle est vivante.

Il observa un instant les blessures de la femme. Elle aurait besoin de soins, le plus rapidement possible, sans quoi elle ne s’en sortirait pas.

— Elise, annonça-t-il sur un ton aussi confiant que possible, cours jusqu’à la maison, étends un drap sur la table et rassemble tous les médicaments que tu pourras trouver. Vas-y, je m’occupe d’elle !

D’un coup, la fillette s’élança et disparut dans la végétation qui bordait la plage. Royca reporta son attention sur l’inconnue. Elle était jeune, peut-être plus que lui ; pas plus de vingt ans, sans doute. Son corps était robuste et musclé, mais malgré tout délicat, peu imposant. Aussi Royca n’eut-il aucun mal à la soulever hors du sable et de l’eau.

— Ne vous en faites pas, dit-il alors qu’il la portait doucement dans la direction de la maison de son grand-père. On va vous remettre sur pieds.

Déjà la petite bâtisse se dessinait face à lui. Il accéléra le pas alors que le sang glissait le long de ses mains.

— Tenez bon.

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