Chapitre 10-5
Ce fut le soleil qui la tira du repos. Ses rayons glissaient sur son visage comme de douces caresses l’invitant à doucement rejoindre le jour. Alors qu’elle quittait confort de ses draps, Elaena sourit. Quelques jours auparavant, sa vie avait été sur le point de prendre fin. Les pires émotions l’avaient consumée pour ne laisser d’elle qu’une enveloppe presque éteinte.
Quelques jours auparavant, pas davantage.
Alors, construire ce genre de souvenirs… Les instants qu’elle passait sur cette île lui paraissaient ceux d’une autre vie, une vie qu’elle avait l’impression d’usurper. Quel est donc le pouvoir de cette île ? Son sourire l’abandonna. Je ne peux pas me laisser dépasser par ce confort. Je dois rejoindre Nahel. Sa blessure guérissait à vue d’œil, elle marchait désormais sans trop de difficultés. D’un geste, elle écarta les fins rideaux et porta son regard vers la mer. Je serai bientôt en mesure de regagner le continent. Au premier bateau qui vogue vers Saphir, je partirai.
Dans le ciel de Kernel, le soleil déversait déjà son intense chaleur. La journée était bien entamée. Elaena enfila les vêtements que Royca lui prêtait chaque jour — une chemise et un pantalon trop grands pour elle qui lui donnaient un air presque comique —, posa un chapeau de paille sur ses cheveux et quitta la chambre dans le calme de la maison. Elle en atteignit la pièce de vie sans rencontrer personne, ils doivent être occupés à leurs tâches quotidiennes, attrapa un fruit d’une étrange couleur dans la corbeille, et plongea dans la ferveur de la journée.
Elaena parcourait le village en silence. Évoluant sur les chemins de pierre et de terre, elle glissait entre les petites maisons, les jardins colorés et les arbres exotiques. Elle prenait plaisir à la flânerie, à l’absence de responsabilités et de pression, aussi étrange cela pouvait-il lui paraitre après tout ce qu’elle avait traversé.
Au cours de son exploration, elle rencontra peu d’habitants du village. À cette heure de la journée, la majorité d’entre eux devaient travailler dans les champs ou s’abriter du soleil. Les seules personnes qu’elle aperçut, principalement des enfants ou des personnes âgées, l’observèrent avec curiosité : il ne devait pas être banal de croiser des étrangers à la peau si blanche dans cette région. Elaena s’amusait de leur étonnement et leur lançait d’aimables sourires, qu’ils lui rendaient la plupart du temps.
Au fil de ses déambulations, Elaena remarqua que la végétation s’étoffait autour d’elle, prenant peu à peu la place des maisons et des chemins. Elle eut bientôt à contourner les arbres, à écarter les feuilles, à enjamber les buissons. Des plantes de toutes formes et couleurs s’étendaient sur le sol comme un tapis dans lequel ses pieds s’enfonçaient à chaque pas.
Soudain le terrain se brisa, s’élevant en une côte impraticable à laquelle même les plantes peinaient à s’accrocher. Là, un escalier de pierre longé d’un petit muret l’éventrait, comme étranger à ce monde végétal, s’élevant en ligne droite vers une destination inconnue. Elaena s’avança à pas feutrés, glissa un regard circonspect vers le sommet de la pente, incapable d’y discerner le moindre indice sur le rôle de l’édifice.
L’escalier semblait mener droit vers le ciel, ou vers l’inconnu.
Un léger sourire se glissa sur ses lèvres. Submergée par la curiosité, elle posa un pied sur la première marche, et débuta ainsi son ascension.
L’escalier semblait ne jamais cesser de grimper. Alors qu’elle escaladait les marches de pierre, Elaena sentait ses jambes protester et son cœur s’emballer. Elle montait depuis plusieurs minutes, pourtant autour d’elle rien ne changeait. Le même muret de pierre l’accompagnait, les mêmes plantes l’encerclaient. L’ascension semblait sans fin.
Alors son esprit s’en détourna. Ignorant l’effort, elle repensa aux aléas qui l’avaient menée à cette folle situation. Une situation qu’elle n’aurait pu imaginer, quelques jours plus tôt, lorsqu’elle profitait avec Nahel du confort de la Forteresse d’Argent. Pas même lorsqu’elle avait appris la percée de Rubis jusqu’à Lanelle.
Autour d’elle, la végétation se raréfiait. Derrière le muret de pierre qui cernait l’escalier, la forêt se muait en une étendue de buissons, de ronces et de pierres. Et le sommet demeurait invisible.
Layne, son frère, était perdu. Au fond d’elle-même, elle avait depuis longtemps accepté de ne jamais plus le revoir. Mais le savoir mort raviva une douleur qu’elle avait cru éteinte, une colère qu’elle avait espéré enfouie à tout jamais. La foudre s’était à nouveau déchaînée, cette fois pliée à ses plus froides volontés, mais la ténacité de son ennemi eut raison de sa colère.
Peu à peu, il n’y eut plus même de buissons derrière le muret de pierre. Seulement une étendue grise, dépourvue de vie et de couleur, telle une mer froide et vide.
Elle avait échoué. Asservie comme une prisonnière, torturée comme une espionne. Face à elle, cette fille qui lui ressemblait tant, ce démon aux cheveux rouges et aux yeux dérangés. Elle aurait pu devenir comme elle, si Nahel ne l’avait pas empêchée de sombrer. Sans lui, le démon l’aurait submergée, détruite, dominée. Sans lui, Elaena aurait été le démon.
Sur le bas-côté, une petite fleur bleue observait sa lente ascension ; timide goutte de couleur et de vie parmi la détresse.
Nahel. Elle ne méritait pas tant de bienveillance. Sans ce soutien sur lequel elle s’était reposée, elle aurait succombé face à la foudre. Elle ne comprenait pas comment, mais il l’en avait gardée. Il l’avait protégée de ce pouvoir qui consumait sa vie, qui creusait son esprit et se nourrissait de ses angoisses.
La goutte de joie s’étendit autour d’elle. La tristesse était désormais couverte de couleurs, de fleurs bleues, rouges, jaunes. Tout, autour de l’escalier, était baigné de lumière.
La foudre l’avait menée ici, sur cette île isolée, si loin de chez elle. Était-ce vraiment un sauvetage ? Elle était seule, perdue, noyée dans l’inquiétude et l’incertitude. Mais elle était en vie, plongée dans une mer de douceur qu’elle n’avait pas même cru possible.
Le soleil illuminait les marches et les couleurs. Le regard perdu dans cet éclat, elle ne sentait pas les perles de sueur qui ruisselaient dans son dos.
Tout ici, à Kernel, lui semblait si beau. La joie débordante de Royca. La force taciturne d’Elise. L’ambiance si douce de leur logis. Jamais elle n’aurait cru que tant d’harmonie soit possible. Elle commençait à penser que les dieux ou le destin s’étaient lassés de se dresser sur son chemin, que tout n’était pas encore perdu, que peut-être Nahel vivait encore. Que peut-être il l’attendait, qu’elle le retrouverait, bientôt.
À cette pensée, Elaena sentit son cœur s’échauffer. Serrant d’une main la petite perle qui ornait son cou, elle porta un regard déterminé vers le sommet qu’elle venait d’atteindre.
Oui.
Elle gravit sans mal les dernières marches. Se glissa en silence par-dessous l’arche de bois, portail qui l’invitait avec bienveillance à rejoindre la sérénité.
Je peux être heureuse.
Soudain toutes ses pensées se turent. Derrière elle, le portail étendait ses bras pour barrer la route des mauvais esprits.
Au-delà du portail se trouvait un jardin.
Une étendue de verdure et de calme qui semblait isolée du reste de Kernel, endormie en dehors du temps, plongée dans une parfaite solitude.
Elaena s’avança sur le sentier qui ondulait entre les arbustes, les étangs et les rochers. Elle marchait d’un pas discret, comme de peur de rompre la quiétude dans laquelle elle venait de s’inviter. Tout autour d’elle, le jardin brillait par sa beauté. Jamais Elaena n’en avait vu de pareils. Où qu’elle pose le regard, elle découvrait quelque chose de nouveau, une plante aux couleurs étonnantes, un arbre dont elle ignorait le nom, une lanterne de pierre à la forme singulière. Partout, l’ordre et la propreté accompagnaient ses pas, et cette douce harmonie vida son esprit de toute pensée.
Pleine d’une sérénité qu’elle n’avait jamais connue, elle traversa le jardin.
Au fond du jardin se trouvait un temple.
Un joli temple qui ne brillait pas par sa grandeur, mais qui inspirait la tendresse, à l’image du jardin qui lui tenait compagnie.
Elaena s’attarda un instant face au bâtiment. Il se tenait au sommet de quelques marches en pierre, surplombant avec élégance une petite place baignée de soleil. Le lieu aurait semblé immobile sans la brise qui glissait le long des pavés. Sans la silhouette presque irréelle qui se tenait aux côtés de l’édifice.
Tu viens de loin, cette fois.
La voix qui avait résonné dans le silence était celle d’un homme.
— Encore vous, souffla Elaena sans compromettre la sérénité du temple.
Tu as fait bon voyage.
La voix dansait dans son esprit.
— Oui.
Devant elle, la silhouette avait disparu. Elaena crut l’apercevoir glisser le long de l’édifice.
— Attendez, dit-elle sans trop y croire.
Elle brûlait de l’assaillir de questions. Qui était-il ? Comment faisait-il pour se trouver là où elle en avait besoin ? Mais elle savait, au fond d’elle-même, qu’elle le savait déjà.
Tu n’as plus besoin de moi, Elaena.
Alors elle sut qu’il disait vrai.
Par-dessus le temple, par-dessus les arbres, elle observa un aigle prendre son envol et se fondre dans l’immensité du ciel.
L’homme avait disparu. Pour de bon, cette fois.
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