Chapitre XXII
Le coronavirus se répand dans la région comme une traînée de poudre. Chaque jour, de nombreux cas d’infection fleurissent un peu partout, surtout au niveau des collèges et des lycées. Même l’école des kinésithérapeutes de Montreuil-sur-Mer a été fortement touchée. La situation devient catastrophique. Alice, pour sa dernière journée, va devoir laisser ses collègues gérer la crise sans elle et je sais que cela la perturbe au plus haut point. A partir de ce soir, elle sera en arrêt de travail et en attendant, elle se donne à fond.
Mon amoureuse est sur le point de me quitter, émue. Je ne la reverrai plus qu’après son intervention chirurgicale.
- Passe une bonne journée mon chéri. Merci de m’avoir donné la force d’affronter ce moment particulièrement difficile. Avec toi, je pars confiante, je sais que je vais y arriver.
J’ai lu dans ses yeux la détermination même si derrière, il y avait aux abois, un voile de chien battu, une anxiété refoulée. Elle est courageuse ma fiancée, vraiment très très courageuse.
- A samedi ma puce. Tu m’envoies un SMS pour me dire où tu en es ?
- Pas de soucis mon chéri. C’est moi qui prendrais contact comme d’habitude. N’oublie pas de passer voir « Voie-Lactée » de temps à autre. Je t’aime.
Elle est partie sans effusion outrancière, juste un baiser sur mes lèvres.
Devant ma tasse à café, il y a un grand vide, un abîme sentimental, un océan de silence et de détresse. J’éprouve beaucoup de difficultés pour me concentrer. Ce matin, je dois passer au bureau prendre Manon. Jean nous rejoindra sur place à Reims. Durant la route, on fera un débriefing sur le dossier des candidatures sélectionnées par Marion et Sarah pour constituer l’équipe rémoise. Cela me permettra aussi d’apprécier les facultés managériales de la petite recrue. L’après-midi, ce sera le temps des entretiens individuels. Demain matin, je rencontrerai la direction puis après la pause déjeuner, je reprendrai la route avec Manon en laissant Jean sur place pour piloter le lancement de l’audit et l’équipe fraîchement constituée. Tout un programme.
J’avale tasse après tasse et mon esprit s’est rapproché d’Alice. D’ailleurs, il ne l’a jamais quittée. Je pense à tout le chemin parcouru ensemble en si peu de temps, pas une seule ombre au tableau, aucun différend sur quelque motif que ce soit, même pas la moindre déception, que du bonheur. Avec Alice, le vivre ensemble coule de source comme une fontaine immuable et intarissable ; un véritable délice. Il ne nous manquerait qu’un peu de lien social pour s’ouvrir sur les autres, avoir des amis communs, les recevoir, organiser des activités ensemble voire même séparément pour conserver une certaine latitude, pour éviter d’étouffer notre amour en l’immergeant dans un carcan trop étroit. Je pense qu’il faudrait à son retour, organiser une crémaillère, une petite fête ne serait-ce que pour afficher au monde extérieur que nous sommes en couple. Cette idée me plaît bien. J’en parlerais avec ma petite chérie à l’occasion.
- °° -
Arrivé à l’hôtel, nous avons pris possession de nos chambres dans une construction moderne en plein centre-ville. Elles sont mitoyennes. Nous nous sommes donnés rendez-vous Manon et moi, à vingt heures pour le dîner. Je suis satisfait de ma journée. Nous avons réussi à constituer l’équipe rémoise. Elle reposera sur deux personnes : Gaétan, un jeune homme de vingt-cinq ans et Marie, une femme d’une trentaine d’années charmante avec des formes généreuses. Manon a pris les choses en main et je l’ai laissé faire. C’est elle qui a dirigé les entretiens. J’ai été aussi surpris qu’admiratif. Je ne m’attendais pas à autant de maturité d’esprit de ce petit bout de femme. Jean lui est resté en retrait, c’est vrai aussi qu’il ne lui reste plus que trois semaines avant de nous quitter et son investissement a quelque part «été mis en berne. J’ose espérer qu’il tiendra ses engagements.
La nouvelle équipe embauchera dès lundi prochain. Manon sera chargée d’organiser une réunion de cohésion inter-sites sur Étaples pour harmoniser les méthodes de travail et accentuer le relationnel.
Dans ma chambre, je consulte mon smartphone. Deux SMS en attente de ma petite chérie; le premier pour me préciser qu’elle est bien arrivée et le second me demande de la rappeler.
- Allô mon cœur !
- Oui mon chéri. Je suis contente que tu me rappelles. Je commençais à trouver le temps long.
- Pauvre puce. Je ne peux pas faire grand-chose malheureusement.
- Oui je sais mon amour. Il faut que je prenne mon mal en patience et rien que de t’entendre je me sens déjà beaucoup mieux. Tu ne peux pas savoir. Là, j’ai dû me raser surtout sous les aisselles où j’avais encore des poils qui commençaient à repousser, j’ai pris une douche à la Bétadine et j’ai dîné, enfin j’ai mangé un truc difficilement comestible. Et vu qu’il n’y a rien intéressant à la télévision, j’avais envie d’entendre ta voix. J’ai aussi rencontré l’anesthésiste ainsi que le chirurgien qui m’opérera demain matin. L’opération durera environ trois heures, après je passerai en salle de réveil puis on me ramènera dans ma chambre vers quatorze heures. Le temps que j’émerge, je devrais avoir repris mes esprits vers seize heures. J’ai hâte que ce soit fini, tu ne peux pas savoir.
- J’imagine ma puce.
- Lorsque tu viendras samedi, pas la peine de prendre une chambre d’hôtel. J’ai demandé à avoir un lit supplémentaire pour que tu puisses dormir avec moi. Au départ, ils n’étaient pas chauds mais le chirurgien m’a arrangé l’affaire. J’étais super contente quand il m’a dit que c’était d’accord. En plus il est plutôt mignon. Je lui aurais presque sauté au cou.
- Cool ma puce. Tu ne vas pas te mettre à sauter au cou du premier venu ?
- Ben quoi, t’es jaloux ?
- Euh non, pas du tout. Enfin, … si, un tout petit peu.
- Je t’adore mon chéri. Là, je vais essayer de dormir, ça m’évitera de gamberger. Je t’envoie un SMS demain au retour de mon opération lorsque je serais remise de l’anesthésie. Je t’aime. A demain mon amour.
- A demain ma puce. Moi aussi je t’aime. Passe une bonne nuit.
- °° -
Lorsque je me suis réveillé ce matin, mes premières pensées ont été pour Alice. A cette heure-ci, elle doit être en chemin pour le bloc opératoire. Peut-être même lui a-t-on déjà administré le produit anesthésiant, auquel cas elle doit tenir compagnie à Morphée, la divinité du sommeil.
La réunion avec la direction du site n'a été qu'une simple formalité permettant de présenter Manon en qualité de responsable régional sur le projet et de communiquer sur la constitution de l’équipe locale. Une petite demi-heure tout au plus. A l’issue, le directeur nous a proposé à Jean et à moi, une visite du site industriel pendant que son adjoint recevait Manon dans son officine. On s’est retrouvé ensuite dans le bureau de Jean pour mettre une dernière touche à la stratégie envisagée, de préparer les moyens informatiques et les locaux qui serviront de bureaux pour Gaétan et Marie.
12h00 : Alice doit passer en salle de réveil. J’espère que tout aura bien été pour elle, sans complication et qu’ils ont pu lui implanter les prothèses qu’elle souhaitait ardemment. Je sais que dans le cas contraire, la déception sera immense et si elle se réveillait sans sein, la douche froide sera terrible pour son moral. Je n’ose même pas imaginer. Malgré les frayeurs que l’on a pu se faire jusqu’à présent, tout s’est bien passé et il n’y a aucune raison que cela change. Je veux rester résolument optimiste.
Néanmoins, au déjeuner, je n’ai guère d’appétit. Je grignote un quignon de pain avec un peu de charcuterie mais le cœur n’y est pas.
- Tu n’as pas faim Olivier ?
- Non pas vraiment.
- Tu sembles préoccupé.
- Mon amie doit sortir du bloc opératoire. J’espère que son opération s’est bien passée.
- C’est grave ?
- Disons que c’est une opération compliquée. J’attends qu’elle me donne de ses nouvelles lorsqu’elle se réveillera.
- J’espère que ça va aller pour ton amie.
- Oui ! Moi aussi Manon. Tu as été formidable lors des entretiens. Tu m’as impressionné. Tu as géré d’une main de maître, tout en douceur.
- Merci Olivier. Je suis flattée.
- Je n’avais pas prévu de te confier aussi rapidement la responsabilité régionale et je me suis ravisé ce matin en réunion de direction. On n’a pas eu le temps d’en discuter ensemble mais je suppose que ça ne te pose pas de soucis particulier ?
- Non, rassure toi Olivier. C’est même plutôt un honneur pour moi que tu me confies cette responsabilité.
- Un café et on prend la route ?
- Plutôt un thé pour moi.
14h00 : Alice doit être en salle de réveil. Peut-être même est-elle déjà éveillée. Je suis persuadé que ses premières pensées ont été pour sa poitrine retrouvée ou perdue. J’imagine sa joie de sentir sous les pansements deux petites protubérances, signe qu’elle aurait enfin récupéré sa féminité et que le mauvais rêve s'afficherait définitivement derrière elle. Elle doit être impatiente de remonter dans sa chambre pour m’appeler, pour partager son soulagement et surtout son bonheur. J’imagine aussi l’immensité de sa déception si sous les pansements rien ne venait à déborder. Je suis certain que dans ce cas, elle serait excessivement malheureuse, probablement inconsolable, perdue presque désespérée, seule face à cette poitrine disgracieuse, sans relief qu'elle reniera inévitablement à tout jamais. Dans ce scénario catastrophe, il me faudra trouver les mots. Mais quels mots ? J'angoisse. J'angoisse comme un fou. J'ai peur. J'ai terriblement peur parce que je ne sais pas gérer et je ne sais même pas si j'en serais réellement capable.
Le café et le thé avalés, on prend l’autoroute. Il faut deux heures et demi bien tassées pour faire le trajet.
Manon me parle de son petit ami, un jeune homme originaire du pays minier. Il travaille sur le chantier de construction navale d’Étaples. Il vient d’être embauché en tant qu’ingénieur. Ils ont trouvé un appartement sympathique dans une résidence proche de la mer, au Touquet-Paris-Plage, juste en face du square Jacques-Brel.
- Ah ! C’est juste derrière chez moi. Mon immeuble donne sur la pinède en front de mer.
- Le nôtre donne directement sur le square. Il n’est pas très grand mais pour deux, ça devrait suffire dans un premier temps. On aura les clés samedi et on emménagera dimanche. Je suis vraiment très contente d'avoir été embauchée. Avec un seul salaire, vu les prix pratiqués, on n’aurait pas pu.
Elle me parle aussi de sa passion pour la mer, le char à voile, entendre crisser les roues sur le sable, se faire porter par le vent, la vitesse, traverser les guets à toute allure, les embruns un peu comme en bateau.
- Tu sais qu’on dépasse les 100 kilomètres par heure lorsque le vent est favorable ?
- Cent kilomètres par heure au ras du sol, ça doit être impressionnant.
- J’aime la vitesse. Ça me grise l’esprit. J’adore ça, sur le sable, sur la route, sur l’eau. De façon générale, j’aime tout ce qui va vite.
- Sur l’eau, tu fais du bateau aussi ?
- Oh Oui. J’adore et j'ai aussi une moto, un Vmax. J'aime bien parce que comme je ne suis pas très grande, avec ce modèle j'ai les pieds qui touchent par terre et quand je veux lâcher les chevaux, j'ai toute la puissance que je veux.
- Effectivement, ça doit être grisant. Çà s’est bien passé avec le sous-directeur ?
- Oui, très bien. Il m’a parlé de tout sauf de notre opération informatique. Le ton était jovial même parfois un peu grivois. Il semblait beaucoup plus intéressé par ce que j’avais sous le chemisier et en dessous de ma mini-jupe. Ah ! Je crois que j’ai entendu ton téléphone.
- Je vais m’arrêter à la prochaine aire d’autoroute.
- °° -
J’ai hâte. Devant ma collaboratrice, je ne veux pas montrer ma précipitation intempestive. Je dois me modérer. Et cette aire de repos qui n’arrive pas. La prochaine est à vingt kilomètres. Une éternité. J’ai le pied lourd sur l’accélérateur. Dans ma tête, les propos de Manon me font sourire, conscient qu’elle a des atouts remarquables qu’elle sait mettre discrètement en évidence.
Il est quinze heures quarante-cinq.
Ma petite chérie est éveillée j’en suis sûr. Je la sentirais presque mais impossible de savoir si elle est joyeuse ou immensément triste. Ma télépathie n’est pas encore tout à fait au point.
Ah ! l’aire de repos, enfin. Je m’engouffre dans la bretelle d’accès. Je prends la première place disponible. Je saisis mon smartphone et je sors de la voiture. Je m’éloigne légèrement avant d’afficher la liste des SMS. C’est effectivement Alice.
« Tout va bien mon chéri. Appelle-moi dès que tu peux. »
Ouf, je pousse un énorme « ouf » de soulagement. Je comprends que le calvaire d’Alice vient de prendre fin. J’ai des larmes de joie sur mes joues. Je ne les ai même pas senti arriver. Je compose son numéro et elle répond immédiatement.
- Mon cœur ?
- Ma chérie. Alors tout va bien ?
- Oui, c’est fini. Je suis super contente. Le chirurgien sort de ma chambre. Il m’a dit que tout s’est passé pour le mieux. Il a retiré les glandes mammaires et le peu de ganglions qu’il me restait encore et comme ils n’étaient pas infectés, il a pu mettre en place les prothèses. Lorsque je me suis réveillée, j’ai senti que j’avais encore mes seins. J’ai même eu peur de ne pas avoir été opérée et puis j’ai vu les pansements alors j’ai compris. J’ai pleuré de joie. Je suis contente. Tu ne peux pas savoir. Là, je suis allongée sur mon lit. Ils m’ont dit que je pourrai me lever en fin de journée. J’ai hâte. Je suis vraiment impatiente de revoir mon corps dans un miroir.
- Je suis super heureux moi aussi ma puce. On va pouvoir souffler et ne plus penser qu’à nous. J’ai très envie de voir ton petit minois lorsque tu vas découvrir ta nouvelle poitrine. Tu me laisseras un peu d’émerveillement à moi aussi ?
- Évidemment mon amour. Là, je vais me reposer parce que je suis vannée, encore groggy par l’anesthésie. Je vais pouvoir rêver à nous, à notre avenir, à nos enfants, à toi quand tout émoustillé, tu me caresseras les seins. Je me demande ce que je ressentirai. Quand je passe un doigt sur ma peau, je le sens mais je n’ai plus ce fourmillement si caractéristique que j’avais avant.
- Ok ma puce. Je vais te laisser moi aussi. Je suis sur une aire de repos avec Manon, ma collaboratrice. On va reprendre la route.
- Doucement avec tes collaboratrices. Ce n’est pas parce que je ne suis pas là que je n’ai pas un œil sur toi mon chéri...
- Aucune crainte ma puce. Elle est super mignonne, dégourdie et elle n’a vraiment pas froid aux yeux.
- Mouais ! J’espère juste qu’elle n’est pas trop entreprenante sinon je les lui arrache moi ses yeux.
- Pas trop ma chérie. Pas trop et comme elle a un regard magnifique, se serait dommage de l'en priver.
- Oh toi, tu vas prendre cher samedi. Ça t’apprendra à me taquiner.
- Je t’aime.
- Ben il est temps. Je commençais à avoir des doutes très prononcés. Je plaisante évidemment. Je t’aime très fort moi aussi. Fais une bonne route mon cœur et reviens moi vite samedi. J’ai tant envie de partager mon bonheur avec toi. Je t’embrasse comme une folle. Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime. A demain.
- °°° -

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