Chapitre 3
La surprise passée et la joie digérée, ne lui restèrent que la consternation et un sentiment plus amer d’appréhension. L’homme était occupé, indisponible, rien ne justifiait sa visite après seulement une semaine d’absence, lui qui ne revenait qu’une fois par mois, voire plus rarement encore.
Tandis qu’il s’engageait sur le sentier jusqu’à la grange, elle courut se dissimuler derrière un arbre, redoutant de précipiter leur rencontre. Elle ne se risquerait pas à cela, et compte tenu de sa mine préoccupée, il ne le souhaiterait certainement pas non plus.
S’il avait toujours porté les stigmates du tourment, jamais il ne lui était apparu à ce point rongé par l’incertitude. Son front légèrement fuyant et ses tempes hautes s’affaissaient sous des rides de souci, ses pommettes creusées assombrissaient son expression, et son regard fixait l’intangible, un œil grave et l’autre plus inquiet. Elle suivit chacun de ses gestes las et empruntés pendant qu’il débarrassait sa monture de ses sangles et qu’il rejoignait la maison en s’appuyant sur sa canne, plus que de raison.
Lorsque la duègne lui ouvrit, la fillette constata qu’elle ne semblait pas le moins du monde surprise par sa venue. Elle ne pouvait rien entendre à cette distance, mais crut distinguer un sourire contrit étirer ses lèvres minces quand elle lui offrit son bras avant qu'elle ne referme la porte.
Après quoi, elle courut grimper le mur de lierre qui donnait sur sa fenêtre, se doutant que sa présence serait tôt ou tard requise. Tandis qu’elle troquait sa chemise de nuit pour une tenue plus convenable, elle discernait des bribes de conversations, comme cette maison n’en avait jamais connu ces dernières années. Quand le silence retomba, elle se décida enfin à descendre. Sa gouvernante faisait les cents pas dans le vestibule, les poings sur les hanches, passablement agacée. Lorsqu’elle remarqua enfin sa présence sur la dernière marche de l’escalier, ses traits se détendirent en constatant le soin que l’enfant avait porté à sa toilette, sachant à quel point son maître aimait retrouver sa petite protégée bien soignée, vêtue des plus belles étoffes qu’il lui avait offertes.
— Je me doutais que tu ne tarderais pas à apparaître, déclara la vieille femme avec une esquisse mutine, je me demandais simplement où.
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La fillette acquiesça silencieusement en se balançant d’un pied à l’autre, lorgnant sur la porte du salon.
— Il t’attend, l’avisa-t-elle dans un soupir détaché, avant de disparaître dans la cuisine.
Avec prudence, elle pénétra dans le séjour qui baignait dans la pénombre de fin d’après-midi. Son tuteur, enfoncé dans son fauteuil, lui tournait le dos. De lui, elle ne distinguait qu’un bras maigre qui nageait dans son veston et une main noueuse qui tenait nonchalamment une pipe dont s’échappait un filet de fumée. À mesure que la fillette lui faisait face, elle découvrait ses sourcils froncés et sa mine soucieuse. Il caressait distraitement sa moustache poivre et sel et fuyait sciemment tout contact visuel, préférant guigner sur la cheminée. Du menton, il lui indiqua un tabouret et elle s’assit sans plus de sommation. De longues secondes s’écoulèrent ainsi sans qu’aucun n’ose bouger un doigt.
Elle le considérait avec une telle intensité qu’il pouvait sentir le poids de son regard sur sa carcasse. Lorsqu’il se risqua à un coup d’œil, une peine infinie l’assaillit à la rencontre de ses deux prunelles lavande impassibles qui le sondaient avec curiosité et il se détourna pour camoufler, en vain, son trouble. Il se confondit en balbutiements puis plongea son visage dans ses paumes, secoué par des spasmes de sanglots incontrôlables. L’enfant demeura interdite devant la scène, pétrifiée par la conviction qu’elle était à l’origine de son état et que la moindre tentative de sa part pour le consoler se solderait par un nouveau torrent de larmes.
Alors qu’elle empoignait fermement les pans de sa robe, frustrée par son impuissance, un mouchoir s’échappa d’une de ses poches. C’était un vieil ouvrage de broderie noirci d’auréoles de charbon. Sans doute s’en était-elle servie comme peau de chamois pour estomper son fusain. Faute de mieux, elle se contenta de cette opportunité. La fillette se leva, puis s’avança jusqu’à lui, en s’évertuant à paraître parfaitement sereine. Malgré ses pupilles embuées, il aperçut son ombre sur le plancher et haussa la tête, penaud. Il saisit avec maladresse le morceau de tissu qu’elle lui tendait puis se moucha avant de renifler de façon tout aussi discourtoise.
L’omerta subsista de longues minutes encore.
— Bonsoir, la salua-t-il finalement, ne sachant comment amorcer autrement la conversation après qu'il eut repris un simulacre de contenance.
— Bonsoir, répondit-elle laconiquement.
— Je… Je t’ai apporté ceci.
Il sortit un petit paquet de son costume et le lui tendit. Un certain optimisme se dégageait de ses traits au-delà de ses joues humides. Comme elle hésitait à s’en saisir, il dénoua la ficelle puis délivra du papier blanc un écrin en cuir lustré. À l’éclat du coffret, il lui fut aisé de deviner que le contenu serait le plus précieux des présents qu’il lui eut été donné de recevoir. Mais comme sa visite inopinée, rien ne justifiait un tel cadeau.
Cette grâce si généreusement accordée lui rappela un souvenir lointain de sa gouvernante. Celle-ci l’avait réprimandé avec violence pour une bagatelle puis lui avait ensuite préparé un délicieux gâteau aux noix. Elle avait alors vite oublié ses semonces et même les origines de cette mercuriale.
Était-ce ce qu’il cherchait à accomplir ? À lui faire oublier ?
En dépit de sa méfiance, elle saisit précautionneusement l’objet de ses suspicions et l’ouvrit.
Sur le coussinet de velours noir qu’il contenait reposait une chaine et son pendentif : une croix en argent finement ouvragée, sertie de minuscules saphirs violets aux reflets céruléens.
C’était sans conteste le plus beau bijou qu’elle eût jamais contemplé, mais les circonstances l’empêchaient d’apprécier son éclat à sa juste valeur. Comme l’enfant demeurait interdite, le docteur se rembrunit. Il alternait entre le collier et sa petite protégée qui voyait son esprit agité par une kyrielle d’interrogations frelater son expression d’ordinaire éthérée.
Constatant son désarroi et craignant de lui provoquer un nouveau chagrin, elle s’employa à lui accorder son plus grand sourire. Après une telle faveur, ç'eût été déplacé de faire preuve d’ingratitude en jouant d’indifférence.
— Merci… Merci beaucoup ! C’est la plus jolie chose que j’aie jamais vue, affirma la fillette en l’accrochant autour de son cou, je ne la quitterai plus jamais !
Elle brûlait de le questionner, mais préféra éluder. Les préoccupations du docteur eurent raison de son discernement et il ne releva pas les ambiguïtés de son expression. Ou bien, cherchait-il seulement à s’esquiver. Il lui tapota affectueusement la tête, puis se traîna jusqu’à la cuisine sans ajouter un mot. Elle le suivit de près.
La table était joliment dressée, recouverte de la nappe blanche allouée aux occasions et de l’argenterie préalablement lustrée. Généralement, on se contentait de soupes à l’oignon ou au poireau, de bouillie de châtaignes, d’un morceau de pain et de quelques tourtons en hiver. Cette fois-ci, la vieille femme, pourtant de nature économe, avait préparé un souper digne de la table d’un citadin de faubourg. Ils dégustèrent dans cet ordre : un gratin dauphinois, un murçon, du Saint-Marcellin et un flan. Le maître des lieux accompagna le tout de chartreuse verte, tandis qu’on concéda à la fillette un verre de Clairette de Die.
— J’ai l’impression de célébrer Noël ce soir, pourquoi avoir préparé un repas aussi somptueux ? Fêtons-nous quelque chose ? osa demander la fillette en entamant son gâteau, désinhibée par le vin et l’ivresse d’une satiété bienheureuse.
La duègne qui présageait du silence de son maître se préparait à rétorquer une banalité sur les manières auxquelles une jeune fille devait se conformer afin d’étouffer la conversation, mais le médecin l’arrêta dans son élan par une œillade appuyée.
— Demain matin, je pars pour un long voyage. Je ne reviendrai pas avant quelque temps.
— Votre destination est-elle si loin ?
— Je ne sais pas encore. Ce qui est certain, c'est que je m’en vais pour la grande ville, la capitale peut-être.
— Pourquoi ? N’y a-t-il pas assez de malades de l’autre côté de la colline ?
Il marqua une pause.
— C’est une nécessité.
Comme elle ne connaissait pas ce mot, elle opina du chef et se jura d’aller chercher sa signification dans le dictionnaire. En attendant, elle continua de déguster gaiement son dessert.
La servante souffla du nez en secouant la tête de désapprobation avant de remplir généreusement sa coupe. L’orgueil que le docteur affectait à psalmodier ses demi-vérités l’irritait. Tôt ou tard, elle devrait assumer les conséquences de sa couardise et cette perspective ne l’enchantait guère.
Le dîner s’acheva donc sur une note plus âpre.
Constatant qu’elle dodelinait sur sa chaise, la vieille femme somma la fillette d’aller se coucher, sans oublier de réciter ses prières. Épuisée par les évènements, elle s’exécuta promptement.
Au moment de se glisser sous ses draps, la fraîcheur de sa literie lui arracha un frisson. Malgré sa langueur, l’enfant ne pouvait renoncer au confort de s’endormir bien au chaud, la prévenance de sa nurse l’ayant habituée à plus de préciosité. Elle se munit d’une bassinoire et descendit chercher des braises dans le foyer du salon.
Le rez-de-chaussée baignait dans l’obscurité, toutefois une lueur filtrait sous la porte de la cuisine. Elle crut d’abord qu’il ne s’agissait que de sa gouvernante occupée à la vaisselle, mais elle distinguait deux voix derrière la porte. Ou plutôt, une qui vociférait avec véhémence et couvrait l’autre qui tâchait de répliquer faiblement.
— Déraisonnable… Ce qui va advenir… Savoir… Pas mon rôle...
Seuls quelques mots lui parvinrent, le reste se perdait en murmures. Elle retenait son souffle, cramponnée au chauffe-lit, l’oreille collée contre le bois froid. Son cœur battait à tout rompre, car elle réalisait de fil en aiguille qu’en espionnant cette conversation, elle commettait de plein gré une faute, un errement pour la première fois.
Alors qu’elle guettait sa damnation, un râle puis le raclement d’une chaise sur le parquet l’extraient de sa torpeur et elle courut se réfugier dans la pièce adjacente, poursuivit par une désagréable impression de déjà-vu. Recroquevillée contre le mur, elle sentait le parquet craquer sous une démarche irrégulière qui s’alourdissait un peu plus à chaque pas et sursauta lorsqu’on claqua une porte à l’étage.
La fillette observa un moment de flottement puis s’empressa de ramasser quelques morceaux de charbon ; trébuchant sur le tisonnier, elle manqua de se brûler avec la pince à braise avant de filer rejoindre son lit.
Une fois sous ses couvertures, elle regretta immédiatement son caprice de commodités. Reconsidérant les évènements, elle eût préféré dormir sous un linge humide que d’éprouver une telle frayeur. Si elle avait essayé de faire fi du comportement incohérent de son tuteur en sa présence, son accès de larmes, son langage abscons et ses attitudes inquiétantes s’imposèrent à sa conscience et l’empêchèrent de fermer l’œil jusqu’à ce que la lune monte au pinacle.
Sa nuit fut brève et peuplée de cauchemars aussitôt effacés à l’aube. Il n’en resta qu’un goût âpre dans sa bouche et le sentiment d’une quête inachevée.
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