19) L'heure où les étoiles meurent

4 minutes de lecture

De : Maman

Réponds Lara. Où tu es ?

Ton père et moi sommes morts d'inquiétude.

Du bout de l'index, je parcours les lettres sans appuyer. Je n’ai pas envie de répondre, pas envie qu'on me ramène de force dans le vrai monde, qu'on m'arrache au cocon estival de ta vieille maison et aux baisers salés de la selkie du coin.

J'attends le lever du jour allongée dans la crique. Cette nuit, je n’ai pas pu fermer l’œil. Je pensais à elle, à son armée de peluches, à nos souffles mêlés jusqu’à ce qu’Iphigénie entre par surprise dans la chambre. Rouge pivoine, j’ai récupéré mes affaires, remercié ses parents pour l’invitation et dit bonne nuit. Peau de pingouin m’a couru après, a insisté pour me raccompagner. J’aurais voulu décliner, par peur qu’elle croise Jordan où un de ses potes sur le chemin du retour, mais je n’ai pas réussi. Je voulais prolonger chaque instant avec elle, figer les secondes comme on arrête une montre.

Je serre dans ma poche celle de papy, où galopent de nouveau les aiguilles. Nul besoin de la consulter, c’est l’heure où les étoiles meurent. Celle où chaque matin, quand l’aube mord l’ombre et que les ultimes scintillements s’effondrent dans le mauve du ciel, je te sens près de moi : absente mais persistante, telle la lumière des astres éteints depuis des siècles.

Tu me manques.

Chaque seconde.

Un sentiment de déchirure, comme tu me l’as souvent décrit.

Je ne pouvais qu’imaginer.

Je n’ai pas connu papy, mais tu parlais tout le temps de lui : ton grand amour, celui pour qui tu avais quitté tes Alpes natales et passé la frontière contre l’avis de tes parents. Tu m’as raconté ses blagues, montré ses tours de magie, fait voyager dans sa vieille 404 et cuisiné ses plats préférés, au point que je l’ai connu, ou presque. J’ai eu un grand-père comme j’ai eu un chat : avant ma naissance.

Les dernières fois, tu disais plus fréquemment qu’il te manquait et, dans tes mains tremblantes, j’ai perçu la hâte de le rejoindre. Je ne voulais pas la voir. J’espère que tu l’as retrouvé, quelque part dans l’après, que tu as pu lui raconter qui sont devenus vos trois enfants et que j’ai été là, ensuite, pour tout ce que ton rôle de mère ne t’a pas permis de partager avec eux.

Il m’est arrivé de me demander si ce n’était pas l’émotion qui parlait, si tu n’embellissais pas tes souvenirs de lui. Je ne croyais pas qu’une seule personne puisse suffire au bonheur : à te faire rire, rêver, t’affirmer. Je me disais que quiconque partagerait mes joies ne voudrait pas connaître ma peine, ni mes doutes, ni ma mauvaise humeur. Et puis j’ai rencontré Clytemnestra.

Tu la connais, elle n’est pas facile à cerner. Elle aime faire des choses absurdes, comme marcher sur les jets d’eau pour voir s’ils se déclenchent ou écrire nos noms dans le sable mouillé et compter le temps que la marée mettra à nous effacer. J’ai abandonné l’idée de comprendre ses lubies et accepté plutôt d’être fascinée. J’aime son charisme étrange, toute la force qu’elle déploie pour paraître si sûre d’elle alors qu’elle tremble dedans. J’aime sa manie d’aider sans proposer. J’aime les pulls oversize à têtes d’animaux où ressort en douceur son âme d’enfant. J’aime la maturité avec laquelle elle me sonde pour déterrer mes envies. J’aime même un peu ses défauts : son tempérament sans-gêne, son côté farouche et secret. Si elle n’est pas parfaite, peut-être que je n’ai pas à l’être.

J'aurais voulu que tu la connaisse par mes yeux, l'inviter pour le café ou pour manger une tarte, me liguer avec elle pour tenter de te battre au président. J’aurais voulu que tu sois là : pour parler d’amour, pour me voir heureuse, pour ramasser les miettes quand mon cœur se cassera.

Car il va se casser. Peut-être demain, peut-être dans dix jours, peut-être plus. Je ne me fais pas d’illusions. Clytemnestra court trop vite pour moi, un jour ou l’autre elle me laissera sur le carreau, ou peut-être que c’est moi qui jetterai l’éponge. Pour l’instant, je déguste son affection comme une glace : avant qu’elle fonde.

De : Cly

Hello, Lara ♥

Bien dormi ? Pas moi.

Je me suis demandé si j’avais (encore) rêvé. Tu m’as vraiment embrassée hier soir ? Ce n’était pas juste pour tester ?

Dis-moi quand tu te lèves, j’aimerais passer te voir.

Mon cœur cogne comme une pendule – comme si, lui aussi, elle l’avait réparé. Son cœur emoji m’a gonflée d’audace. Mes doigts tapent le clavier plus vite que je ne réfléchis.

À : Cly

Je n’ai pas fermé l’œil… Tu n’as pas rêvé… Est-ce qu’on est en couple ?

De : Cly

Toi, tu ne perds pas le Nord ! ♥

Je serais la pingouine la plus heureuse de la terre, si tu veux bien être ma petite amie.

À : Cly

Tu veux venir voir le lever de soleil ?

Ça n’a pas de sens, quand on y songe, que je réponde plus facilement aux avances d’une fille que je connais depuis trois jours qu’aux messages inquiets de maman.

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