27) La dernière lettre
le 26 avril
Ma merveilleuse Lara,
J’espère que tes révisions se passent bien. Nos promenades et nos soirées cassettes me manquent et j’espère te voir longtemps cet été. Ces temps-ci, je n’ai plus trop le cœur à cuisiner. La chaise roulante n’aide en rien et aucun médecin n’a osé me prédire que j’en sortirais bientôt.
Mais ne t’inquiète pas, je suis bien entourée. Mon infirmière, Julie, passe me voir tous les jours. Tu l’as déjà croisée. Elle parle toujours autant, avec sa voix rugueuse, marquée par des années de tabac. Parfois, je perds le fil, et je ne fais plus semblant de l’écouter. Ses histoires d’adulte, de prêt immobilier et de places en crèche ne m’intéressent pas, je dois dire. Tout ça c’est derrière moi et je n’ai pas envie de jouer les vieilles relous avec des “de mon temps, on faisait comme ci, on faisait comme ça”. J’aime mieux quand on me parle d’animaux exotiques, de découvertes scientifiques ou de Révolution. Ça m’aide à imaginer le monde de demain, celui dans lequel tu feras ta vie.
Je me suis fait une nouvelle amie. Tu l’aimerais bien, je pense.
Je ne crois pas que tu connaisses Jean-Paul, l'antiquaire. C’était le mari de mon amie Claudine (paix à son âme). Je l’ai appelé juste après le week-end de Pâques car je voulais faire estimer quelques babioles, avant que ta mère et les autres bazardent toutes mes belles choses sur des vide-grenier.
Comme je ne pouvais pas me déplacer, il m’a envoyé sa petite-fille pour prendre des photos et me donner des idées d’estimations. Elle a à peu près ton âge et c’est un drôle de numéro. Elle porte des vêtements rigolos et ne va jamais nulle part sans une trousse à outils. J’ai cru comprendre qu’elle avait eu des soucis au lycée et arrêté l’école. Contrairement à toi, elle a renoncé au bac. Pourtant, elle adore apprendre. Quand elle est venue ce jour-là et que je lui ai offert un café pour la remercier du déplacement, elle a remarqué la photo du bahut. « C’est votre petite-fille ? » Donc je lui ai parlé de toi. Je ne voulais pas lui en dire autant sur ton handicap, sur ta solitude, sur les exigences de tes parents, mais elle posait tellement de questions que je n’ai pas pu toutes les esquiver. Et tu sais ce qu’elle m’a demandé ? Si j’accepterais de lui apprendre à signer.
J’ai donc enseigné les bases à Clytemnestra. Oui, c’est son nom. Pas facile à signer Il faudra que tu m’aides à lui en trouver un beau dans notre langue. Elle m’a quittée en me laissant sa carte : elle aide son grand-père à la boutique, mais elle fait aussi toutes sortes de petits travaux. Puisqu’elle était gentille et que ma hanche n’allait pas mieux, je l’ai rappelée sans trop tarder. Elle est venue quelques fois me changer des ampoules, réparer ma télé ou déboucher le lavabo. Elle a refusé à tous les coups que je la dédommage : elle voulait seulement connaître de nouveaux signes. Puis les petits travaux sont devenus des rendez-vous quotidiens, des parties de cartes, des ateliers cookies, des après-midi tricots.
Quand Madame Merlicourt est venue pour notre café du mois, elle a osé me dire que je ferais mieux de ne pas embaucher cette fille, parce qu’elle l’aurait vue agiter un drapeau arc-en-ciel à la fête des fiertés. J’ai répondu à Madame Merlicourt que j’aimais beaucoup les arc-en-ciel. Je ne crois pas qu’elle reviendra boire le café.
Tu ne te laisseras pas abuser par son petit air blasé : une fois qu’elle est suffisamment à l’aise, Clytemnestra dit tout ce qu’elle pense, s’en va dans des délires à la mords-moi le nœud. Son besoin de toujours tout comprendre – à ce stade-là, je dirais même élucider ! – la rend un brin provocatrice. Si tu ne lui poses pas clairement tes limites, elle te taquinera jusqu’à s’y cogner le nez.
Je crois que ça lui a joué des tours. L’autre jour, j’ai essayé de lui tirer les vers, mais elle n’a pas voulu me dire ce qui s’était passé au lycée. À la place, elle m’a posé l’une de ses questions facétieuses : « Vous diriez quoi si votre petite-fille tombait amoureuse d’une fille ? »
J’étais d’humeur taquine (peut-être son influence), alors j’ai répondu : « Pourquoi ? Tu envisages de la demander en mariage ? » J’ai même pensé que ça me rassurerait : que je préférerais te savoir avec une gentille fille comme elle qu’avec un garçon moins patient, moins sincère ou moins drôle.
Je ne m’attendais pas à ce qu’elle rougisse tout de suite. J’avais percé son grand secret. Bien sûr, Clytemnestra m’a fait promettre de ne rien te dire, mais j’ai croisé les doigts. Elle a peur que tu la prennes pour une tordue, une perverse ou une stolqueuse (ce sont ses mots). C’est une enfant du coin : elle t’a juste aperçue suffisamment de fois pour te trouver jolie (comme ça, tu arrêteras de dire que je suis la seule à le penser !) L’une de ses copines de collège lui a raconté que tu étais sourde-muette et, depuis, elle désespère de réussir à te parler un jour.
Ne te fais pas d’idées : j’étais déjà contre les relations arrangées à l’époque où elles étaient en vogue. Seulement, je la connais assez maintenant pour deviner qu’elle hésitera à te dire ce qu’elle ressent. Par peur de blesser ou ce genre de choses saugrenues. En ce qui me concerne, je crois que tu as le droit de savoir et de décider d’en tenir compte ou non.
Personne ne te remplaceras jamais, ma merveilleuse Lara, le soleil de ma vie, mais je dois dire que la compagnie de Clytemnestra a quelque chose de rafraichissant. Elle était là, le jour où Gemma s’est décidée à venir me voir. J’ai préféré la prévenir : « Attention, voilà ma fille et sa valise à problèmes ! »
Veux-tu savoir ce qu’elle m’a répondu ? Je te le dirai de toute façon… « Tant que c’est une valise et pas un charter, vous devriez être soulagée ! »
Gemma venait soi-disant pour me parler de tiramisu. C’est là que j’ai réalisé que, depuis qu’elle avait quitté la maison à ses seize ans, je n’avais jamais vu ma fille sans qu’il y ait un prétexte. Elle n’a rien écouté à la recette, ce qui a fini de me persuader que, pour une raison ou une autre, ta tante avait juste envie de me voir.
Et ça devrait être aussi simple que ça, Lara ! Quand on a envie de voir quelqu’un, il n’y a pas besoin d’excuses. Il faut foncer, profiter de sa présence, chérir chaque souvenir. Ne fais pas la même erreur que moi : n’attends pas d’avoir plus de temps derrière toi que devant pour te rendre à l’évidence. La vie est trop courte pour être gaspillée en chamailleries et en rancœur.
D’habitude, j’aurais congédié Gemma avec une photocopie de mon livre de recettes. Mais pas cette fois. Je lui ai proposé de rester jouer aux cartes avec Clytemnestra et moi et, peut-être parce qu’une experte en réparations était de la partie, pour la première fois depuis ses treize ans, nous ne nous sommes pas disputées.
Elle est revenue me voir tous les mercredis. Chaque fois, j’ai été heureuse de la recevoir et de l’entendre me parler de sa vie, de ses lubies, de sa millième tentative de vivre de son art. Tu vois, quand Gemma avait ton âge, j’avais peur qu’elle finisse saltimbanque sans le sou. Je me trompais. Ce n’est pas l’argent ou la carrière qui compte. Si ma fille est heureuse de vivre au jour le jour en vendant des céramiques et en jouant de la flûte dans des fêtes médiévales, je ne peux que m’en réjouir. Aujourd’hui je regrette, tu sais, de n’être jamais allée la voir sur scène, d’avoir boudé son atelier. Alors Lara, même si tes parents insistent pour que tu penses à un avenir sérieux, ne les laisse pas avoir le dernier mot : fais simplement ce qui te plaît. Un jour ou l’autre, ils partageront ton bonheur.
J’ai très hâte que vous vous retrouviez toutes les trois sous mon toit cet été.
Je t’envoie mille baisers de mouettes.
Mamie.
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