Gemma et moi sommes du même bois : plus on nous pousse dans une direction, plus volontiers on lorgne à l'opposé. Elle a dû le deviner, car elle n’a pas cherché à orienter davantage ma décision. Elle m’a simplement prévenue :

— Tu sais que je vais être obligée d’avertir tes parents ?

« Je n’ai pas envie de les voir. »

— Ça, j’avais bien compris. Mais j’ai un rôle d’adulte responsable à remplir.

Elle n’a pas cherché à me retenir, quand j’ai attrapé mon sac et couru hors de la maison, jusqu’à l’entrée de l’impasse. C’est là que j’ai senti une présence, levé la tête et reconnu Sofia, juchée sur sa terrasse. Nous nous sommes épiées sans bouger, comme deux fauves méfiants. Alors que je m’apprêtais à passer mon chemin, elle m’a fait un signe.

« Attends. »

Elle ne l’avait pas oublié et ça m’a tant surpris que je suis restée figée, à attendre qu’elle descende sur le trottoir. Le reste, j’ai dû le lire sur ses lèvres.

— Je n’ai pas… eu l’occasion… de te demander pardon.

Déjà que je n’étais pas d’humeur à pardonner. À elle, encore moins. Mes gestes se sont emballés, je me suis mise à l’insulter par tous les signes qui existent.

— Calme-toi, je comprends rien.

Évidemment, elle ne s’est jamais donné la peine d’apprendre plus de dix mots ! Je ne comptais pas perdre plus de temps avec une hypocrite dans son genre, mais elle m’a retenue le bras.

— Dis, Lara. Tu sors avec Clytemnestra ?

À croire que le scoop avait déjà fait le tour de la ville.

« Occupe-toi de tes affaires. » « C’est un problème ? » « Je fais collection de faux-jetons. T’as peur de la concurrence ? » Rien de ce que je voulais lui répondre n’était à son niveau de compréhension, alors je m’en suis tenue à : « Oui, et ? »

— Ah, je le savais ! a-t-elle jubilé, comme si elle avait parié sur mes amours. Je l’ai vue sortir de chez toi l’autre jour et ce matin.

« Abrège. »

Elle ne saisit pas le signe mais capte l’intention.

— Tu te rappelles cette fois-là, quand t’as débarqué à Halloween et que…

« Oui. » Comment oublier la faux aiguisée qu’elle m’a plantée dans le dos !

— Eh bien, elle était là aussi. Je l’avais invitée pour être sympa, parce qu’elle n’avait pas trop d’amis, mais elle a passé le reste de la soirée à me demander ce que je t’avais fait, me dire d’aller te chercher et me traiter de nulle.

« Elle a raison, tu es nulle. »

— Je lui ai demandé : “T’es amoureuse ou quoi ?” Elle est partie furax et on n’a jamais été très copines depuis.

« Logique. »

— Mais ça date, ce truc, ok ? Je pouvais pas deviner qu’elle était gay ! Ni toi d’ailleurs.

« Je ne suis pas… »

En fait, je n’y ai jamais réfléchi. Je n’ai pas de préférence. Les sentiments se sont invités sans que je l’ai voulu et, si Cly avait été un garçon, je ne crois pas que ça aurait changé grand-chose. C’est sa personnalité, ses efforts pour me comprendre et son avalanche de bizarreries qui m’ont fait craquer pour elle en premier. Le reste, c’est venu ensuite.

« Il faut que je file. »

Sofia m’a retenue, une fois de plus.

— Eh ! J’ai rien à voir avec les cons qui s’en prennent à elle. Je… suis contente pour toi.

Son avis m’indiffère, mais j’ai choisi de la croire. Je ne pense pas que nous redeviendrons amies, ni sous peu, ni avec le temps. J’étais tout de même heureuse qu’elle me présente ses excuses, heureuse de constater que l'ego a ses limites et, plus encore, de découvrir où Clytemnestra avait commencé à enquêter sur moi. La soirée d’Halloween ? Je n’ai aucun souvenir d’elle.

Avant que je m’éloigne pour de bon, Sofia a signé « Tortue » et j’ai dû fuir plus loin pour qu’elle ne me voie pas sourire.