33) Crochet
Sans demander l’autorisation au grand-père de Clytemnestra, j’ai tiré un vieux vélo d’un coin de sa boutique, l’ai sorti sur le trottoir et enfourché avant de filer comme une voleuse.
Je connais bien la rue des fossées, c’est celle de notre librairie, celle où nous nous rendions le samedi après-midi pour dénicher les futurs patrons de nos après-midis crochet ou le prochain roman que nous dévorerions à tour de rôle. Je n’ai jamais trop aimé les histoires d’amour et, heureusement pour moi, tu étais friande de récits d’aventure, de SF, de magie. Les grand-mères de mes camarades ne lisaient pas ce genre de choses mais toi, tu étais la seule personne avec qui j’aurais pu débattre d’un livre pendant des jours.
Je pédale à m’en faire enfler les chevilles, manque de me faire percuter par une camionnette en oubliant de regarder à droite et à gauche avant de prendre un virage. J’ai l’habitude des balades dans la nature, sur des pistes balisées, pas de faire du vélo en ville et de devoir surveiller la circulation de tous les côtés. J’esquive de justesse un piéton qui traverse au rouge, freine de toutes mes forces pour tourner dans la ruelle en pente. Les roues s’emballent, mes fesses décollent. Avant de prendre conscience que je perds littéralement les pédales, j’ai tordu le guidon et suis tombée, les genoux éraflés à sang par le macadam brûlant.
Tant pis. Je ramasse mon smartphone à l’écran fissuré, laisse le vélo en bas de la côte et cours.
Tout est guidé par un pressentiment. Une part de moi espère trouver Clytemnestra en train de prendre le thé chez Madame Merlicourt, qui se serait levée ce matin avec l’envie subite de réviser son jugement. Pourquoi pas ? Si Peau de pingouin ne me répond pas, c’est sûrement que la plomberie lui donne du fil à retordre ou que, par politesse, elle n’a pas regardé son téléphone pendant que ta vieille amie lui déballait en long en large ses problèmes d’arthrose. À tous les coups, mon esprit pessimiste se fait des films pour rien.
Je m’appuie, essoufflée, au mur du numéro 360. Mon doigt enfonce la sonnette. Une fois. Deux fois. Autant de fois qu’il faut pour que quelqu’un daigne baisser la poignée. À ma plus grande surprise, pas l’une de tes anciennes copines, mais l’un des deux types de la foire aux manèges. Sans pétard à la main, le garçon n’a plus grand-chose de menaçant. Il n’est pas plus grand que moi, seuls ses cheveux bouclés en donnent l’illusion.
— Ouais, c’est pour quoi ? s’agitent ses lèvres blasées.
Pas le temps de chercher à me faire comprendre. Je le bouscule et me fraie un chemin dans le couloir d’entrée. Je file vers la lumière, tout droit dans une petite cuisine au carrelage marron recouvert de serpillères. Clytemnestra est là, dos à l’évier, acculée face au deuxième agresseur. Le type au crâne dégarni tient dans sa main levée le tournevis que Cly égare tout le temps, au manche duquel s’agite mon ancien porte-clés.
Les yeux de ma petite amie vont et viennent entre la grenouille et moi. Pour ma part, je ne vois qu’elle : trempée de la tête aux pieds, comme si une simple intervention de plomberie s’était transformée en ras-de-marrée. Je comprends tout de suite, à ses cheveux en vrac, son menton en sang, ses genoux flageolants. Ces crétins s’en sont encore pris à elle. Sur le bord de la vasque, devant le robinet flambant neuf, brille encore la tache rouge là où Cly s’est cognée. Ou plutôt, là où l’un des deux connards lui a claqué la figure.
— CLYTEMESTRA !!!
Peau de pingouin sursaute à mon appel. En une fraction de seconde, son air penaud s’est gorgé de défi.
— Rends-moi ça, Jordan, commande-t-elle, regard fixé sur le garçon. Et paie-moi cette putain d’intervention.
— J’crois pas, nan. Allez fous le camp, sale gouine, ou on s’occupe de ta copine. Hein Loïc ?
Loïc en question a surgi dans mon dos, juste à temps pour se manger mes phalanges en pleine joue. Trop surpris pour riposter, il s’écarte et rase le mur jusqu’à son pote.
— C’est bon Jo, laisse-les se barrer.
— Oui, c’est bon Jo, insiste Clytemnestra. Donne-moi mon tournevis, mon fric, et je m’en vais.
— Tu vois ? On veut être sympa et cette conne joue les dures !
Jordan se tourne vers moi. Il a la rage aux dents, les sourcils hargneux et le regard plein d'insultes. Loïc essaye de le retenir et écope illico d’un coup de coude dans les côtes.
— T’en es une, toi aussi ? crache l’enragé.
Oui, j’en suis une, de personne, de femme, de guerrière. Pas de celles qu’on maltraite sans en subir le revers. J’ai beau trembler, je ne doute pas. J’ai encore bien en tête mes cours d’auto-défense. Il me menace du tournevis, je concentre ma force dans mes doigts fléchis. Il fait un pas, je le devance et abats le tranchant de ma main sur son cou. J’attrape au vol la grenouille qui lui a glissé des mains, empoigne le bras de Clytemestra et l’entraîne derrière moi, dans le couloir d’entrée. Plantée entre les garçons et elle, je tends une main explicite.
Jordan se redresse en douleur et braque sur moi un regard de tueur. Je n’ai pas le droit de flancher, pas le droit de laisser déborder la peur. Dans l’autre main, je tiens fermement le tournevis, prête à rendre les coups.
— Ça va, ça va, s’interpose Loïc, la moue décomposée.
Il glisse un billet de cinquante dans ma paume ouverte et tire son copain vers l’arrière. Jordan vocifère mais je ne lis pas ses mots. Je surveille ses mouvements et je recule, guidant un pas après l’autre Clytemnestra vers l’extérieur.
— J’vais te fumer, sale pute ! gueule Jordan, qui s’élance dans notre direction.
Un pas de trop, sa main levée, et mon poing part tout seul.
J’adore le crochet. Celui dont tu m’as tout enseigné. Celui qui transformait les jours de pluie en déballage de patrons et avalanches d’animaux colorés. Mais pour être franche, mamie, ça fait un moment déjà que je préfère le crochet du droit. Je guettais secrètement l’occasion d’en envoyer un vrai, à quelqu’un d’autre que le coach. Alors j’espère pour Jordan qu’il a une bonne mutuelle, parce qu’il va bientôt passer plus de temps chez son dentiste qu’à tabasser moins con que lui !
Le grand méchant merdeux ramasse son incisive déchaussée sous le regard anxieux de son acolyte. Une prière pour Loïc : qu’il arrête de suivre comme un toutou ce ramassis de haine, et Clytemnestra m’ouvre la porte. À peine sorties sur le trottoir, j'agrippe plus fermement sa main et nous courons à perdre haleine jusqu’à la librairie. Ici, nous serons à l’abri.
— Ça va les filles ? demande tout de suite la vendeuse.
Clytemnestra lui explique qu’il y a quelqu’un après nous et on nous invite à nous réfugier dans le coin lecture. À peine posée sur le pouf, je fouille mon sac à la recherche d’un mouchoir et commence à nettoyer le menton de Cly. Ses lèvres tremblent.
— Lara… tu… sais parler ?
« Pas vraiment. Les gens me dévisagent quand j’essaye, alors j’aime mieux me taire. »
— Mais tu as… dit mon nom.
« Oui. Je ne te remercie pas. C’est la merde à prononcer. »
— C’était pas mal.
« J’ai une voix nulle, non ? »
— Non. Tu as une voix… de cafetière.
Je lui tombe dans les bras et dissimule mon rire au creux de son cou. Je dois être dérangée pour me laisser avoir avec des compliments pareils.
« C’est quoi d’abord une voix de cafetière ? »
— Chaude, rauque, plus féroce qu’on le croirait.
D’accord, ce n’est pas si mal. Peut-être que je pourrais faire la cafetière, de temps en temps, si c’est pour elle. D’ailleurs…
« Tu as lu mon message ? »
— À ton avis ? J’ai une tête à avoir scrollé mon téléphone ?
Question idiote. Je la laisse rattraper l’historique de tous les mots que je lui ai adressés. De mon côté, je n’ose pas relire mon message, par peur d’y regretter quelque chose. Au bout d’un moment, elle relève son menton violacé. L’émeraude intense de son regard m’enveloppe.
— Pardon, j’ai merdé. J’ai eu peur de ce qu’Hortense t’aurait écrit, et puis c’était trop tard pour te rendre la lettre. J’ai voulu la cacher quelque part où tu la trouverais mais… tu m’as tout fait oublier. C’est peut-être pas plus mal. Comme ça tu sais que je suis une lâche, une débile, une…
Mon doigt cueille la larme qui lui roule sur la joue. Je la porte à ma langue.
« Je vais boire ta tristesse jusqu’à ce qu’elle disparaisse. »
— Tu vas te noyer avant.
« Je prends le risque. »
Courbée sur le pouf voisin, Clytemnestra prend sa tête entre ses mains. Ma paume glisse jusqu’à son genou. Quand elle se redresse dans un soupir, ses mains redoublent les mots de ses lèvres :
— Moi aussi, je t’aime plus que je me déteste.

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