J’ai tabassé la sonnette de l’appartement de Clytemnestra – encore plus insistante qu’elle, le jour de notre rencontre – mais personne n’a ouvert. Je me suis dit que, peut-être, elle était en panne, alors j’ai frappé à la porte… encore… encore… pour être sûre qu’on m’entende. Toute la famille devait être de sortie et j’allais redescendre quand Chloé a déboulé du palier supérieur, en mini-short et top moulant.

Manquait plus qu’Alerte-à-Malibu pour clôturer ma tournée de la rancune ! La pauvre ne sait même pas que je lui en veux et n’y peut rien à vrai dire. La seule amie de Clytemnestra ? Je sens depuis le début qu’il y a quelque chose de plus…

— La forme, Lara ?

Je ne vais pas lui mentir, faire semblant d’aller bien, ni même de l’apprécier. Si j’ai sprinté jusqu’ici, c’est uniquement pour voir Cly. La voir et aviser : je n’ai pas plus d’idée que ça.

Comment lui dire que j’aimerais la pardonner mais que je ne le peux pas ? Comment continuer à faire des plans sur la comète et à rêver d’un avenir où cette relation survit, maintenant que la confiance est rompue ? J’ai décidé d’avancer à l’aveugle – comme si être sourde ne me suffisait pas ! – et de voir où le vent nous mènera ; d’agir sur des coups de tête et d’avoir mal, peut-être. Mais je préfère souffrir d’avoir essayé que me morfondre, plus tard, de tous mes abandons.

— Lara ?

Je dégaine mon téléphone, ouvre un nouveau brouillon et lui tends le message.

À :

Où est Clytemnestra ?

Chloé s’assied sur les marches, sort son smartphone et prend le temps de me répondre sur le même mode.

À : Lara

Vous vous êtes disputées ?

(tu peux rentrer ton numéro, ce sera plus pratique)

Je m’exécute, un peu à contrecœur. Aucune envie que la “voisine” me mitraille de messages. Néanmoins, pour l’heure, elle est ma seule piste vers ma Selkie évaporée.

À : Chloé

Je dois juste la voir.

De : Chloé

Qu’est-ce qui s’est passé ?...

T’as encore en tête ce que je t’ai dit samedi soir ?

À : Chloé

J’ai pas de compte à te rendre.

T’as dit que tu me la confiais.

De : Chloé

Et de faire attention à elle.

Elle t’a expliqué comment on est devenues amies ?

À : Chloé

T’es quoi ? Son chaperon ?

Non, elle ne m’a pas expliqué et je m’en fiche.

Ses faux ongles s'enlisent dans sa protection d’écran, Chloé galère à taper. Est-ce parce qu’elle a tant de mal à écrire qu’elle parle constamment ? Force est d’admettre qu’elle risquerait de déglinguer sa manucure pour discuter avec moi. Je l’ai sûrement mal jugée, surtout par jalousie.

De : Chloé

Non, son ange gardien.

Bon, je vais être cash. Je sais déjà. Elle m’a tout raconté.

Enfin, tout, je ne sais pas, mais au moins votre dispute.

Je comprends que tu sois vénère. Clycly n’aurait pas dû garder cette lettre. En gros, elle voulait juste pas que quelqu’un d’autre te parle d’elle. Surtout parce qu’elle s’aime pas.

À : Chloé

Comment ça, elle ne s’aime pas ?

Chloé elle-même doit se rendre compte que ça ne tient pas debout, vu l’éternité qu’elle met à me répondre. Trois petits points dansent en bas de mon écran pendant qu’elle efface et réécrit mille et une fois son message.

De : Chloé

Ça fait un an. Je fumais sur mon balcon et je l’ai vue enjamber le rebord de sa fenêtre. Fallait que je dise quelque chose, sinon elle allait sauter. J’ai demandé : “Qu’est-ce que tu fais ?” Question débile : bien sûr, elle allait pas me répondre : “Oh rien, j’me disais que c’était une belle soirée pour me foutre en l’air.”

Elle était dans la gênance donc j’ai continué de dire des trucs pour meubler, pour qu’elle reste focus sur moi et pas sur le vide, genre : “Belle soirée, hein ? Toi aussi, tu regardes les étoiles ?”

Je te jure, je sais même pas reconnaître la grande ourse, mais j’ai fait genre histoire de faire la conversation. Elle a commencé à me déballer des trucs sur les constellations et fini par oublier qu’elle voulait sauter.

Ça m’a grave remuée. Je suis ressortie discuter avec elle sur le balcon les jours d’après. Elle m’a expliqué ses emmerdes au lycée. J’ai proposé des sorties pour lui changer les idées. Voilà comment on est devenues amies.

Mes doigts restent figés au-dessus du clavier. Je relis en boucle le message de Chloé. Je n’imaginais pas que Clytemnestra ait pu penser à se donner la mort, même après qu’elle m’ait raconté dans quelles conditions elle a arrêté le lycée, même en sachant que ses agresseurs n’ont pas cessé de lui pourrir l’existence. Même moi, je n’ai jamais songé sérieusement à mettre fin à mes jours…

À : Chloé

Elle n’aurait pas voulu que tu me racontes tout ça. Si ?

Comme je le redoutais, ses messages vrombissent par salves. En bon ange gardien, Chloé ne lâche pas le morceau et plaide jusqu’au bout en faveur de sa protégée.

De : Chloé

Du tout. Elle va me démolir quand tu lui diras.

Mais c’est pas grave, fallait que tu saches.

T’es amoureuse et en colère. C’est sûrement pas mon message qui va changer ce que tu penses d’elle ou ce que tu ressens.

Mais je crois que t’as pas conscience comment elle est fragile.

Quand tu te sens menacée, tu te protèges. Quand tu sais pas te battre, tu te camoufles.

C’est pile ce qu’elle a fait en gardant ta lettre.

Je dis pas que c’est pas grave, juste qu’il y a plus dur.

Steuplait, t’arrête pas à ça.

À : Chloé

Si je la cherche, tu sais, ce n’est pas pour lui taper dessus.

Chloé hésite un peu avant de m’aiguiller. Me confiera-t-elle Clytemnestra une deuxième fois, même après que j’ai sous-estimé à un tel point l’ampleur de son mal-être ?

De : Chloé

Check la plage. Iphie est descendue y a une heure.

Quand elle est sur les nerfs, Clycly va pêcher des horreurs à l’épuisette.

J’espère que t’as pas peur de ses passions chelous !

Je me lève d’un bond, range mon téléphone, dévale l’escalier jusqu’à la digue. J’ai oublié de la remercier. Je n’aurai qu’à lui écrire, quand tout sera réglé…