31) L'écume des mots
La plage : quel endroit plus indiqué pour débusquer une selkie ?
Si elle cherchait à m’éviter, Clytemnestra n’aurait pas pu trouver meilleure cachette que le front de mer en cette deuxième semaine de juillet. Les touristes ont afflué en masse et recouvert chaque mètre carré de sable de leurs serviettes, parasols et animaux gonflables.
Je m’aventure entre les familles en plein pique-nique, les dos nus étalés et brûlés par le soleil, les châteaux aux douves profondes où les enfants attendent que la marée s’engouffre. Un pied devant l’autre, j’avance sur un fil. La foule alentour me donne plus de vertige que n’importe quel vide.
Durement mais sûrement, j'atteins, à bout de souffle, la bande de sable mouillée sur laquelle, une vague après l’autre, l’océan relâche son écume éphémère. Le froid de l’eau me chatouille les orteils. Une horde d’enfants en slips de bain m’éclabousse en courant. Les pieds dans l’eau, je longe la côte, parcours des yeux les bandes de rochers, espérant reconnaître Clytemnestra dans son maillot de pin-up. Mais je ne trouve que des apprentis pêcheurs de moins de dix ans gravissant les roches noires avec leurs seaux en plastiques et leurs épuisettes de supérette.
Quels genres de crustacés ont-ils ramassés ? Si j’accompagne Clytemnestra chercher des mollusques à marée basse, aucun doute, elle m’écrira tous les noms de bestioles qu’elle a appris par cœur et me demandera de trouver comment chacun se signe. Pas de doute non plus, je finirai par en inventer la moitié par pure flemmardise et je me retiendrai de rire pour voir combien de temps elle met à s’apercevoir de la supercherie.
Cet éclat de rêve volé à l’avenir sème un sourire sur mes lèvres. Je le réprime aussitôt, car elle n’est pas là ; car je ne sais pas, tant que je ne la tiens pas face à moi, si je serai capable de passer l’éponge, si la lui écraser, pleine de mousse, sur la tronche suffira à presser toute ma colère.
J’avance d’un bon pas, faisant fi du tumultes des touristes et du feu sur ma peau, quand un groupe d’enfants m’arrête. L’un d’eux me tend un seau de plage rouge dont l’autocollant mi-arraché mi-délavé n’évoque plus qu’une sorte de nuage cubiste. Ils parlent tous en même temps, les lèvres bougent trop vite pour que je puisse y lire ce qu’ils me demandent. Je comprends seulement à leurs airs affolés qu’ils me réclament de l’aide.
Je jette un œil dans le seau, au fond duquel ondule une masse tachetée et visqueuse. Une pieuvre. Plus le petit blond, à la tête de la bande, secoue le récipient, plus la créature apeurée s’y ventouse. Au moindre mouvement de tentacule, les gamins poussent des cris de terreur, de dégoût, se refilent le seau comme une grenade dégoupillée et manquent de le balancer en l’air.
J’aimerais pouvoir les calmer, leur expliquer que ce mini-kraken a plus peur d’eux que l’inverse, qu’à son échelle, ce sont eux les monstres. Mais impossible de leur dire tout cela. Je signe donc un « OK. » que j’espère compréhensible, ôte en douceur le seau des mains du môme tétanisé qui vient de se le voir refiler. Tant pis pour mon jean, je m’enfonce dans l’eau jusqu’à mi-mollet puis me baisse pour immerger le seau ainsi que sa locataire. La pieuvre ne bouge pas. Alors, je rassemble mon courage, glisse une main sous ses tentacules gluants et, en prenant bien garde à son bec, j’entreprends de la décoller. Une ventouse après l’autre, j’escorte la petite bête hors de sa prison de plastique. Je la rends à la mer, elle file sans demander son reste.
Les enfants m’applaudissent et veulent m’offrir toutes sortes de coquillages en remerciement, mais je n’ai pas le temps de savourer ces honneurs. Une autre quête m’attend. Une autre âme torturée à déloger de sa cachette.
J’ai du sable plein les baskets et le jean gorgé d’eau me colle à la peau. En sueur, je slalome entre les vacanciers, sursaute dès qu’un dos hirsute ou une hanche musclée me bouscule. Clytemnestra reste introuvable et l’angoisse, sournoise, a commencé à me serrer la gorge. Je déglutis, tente par trop de salive d’atténuer la sensation de désert sous ma trachée. Rien n’y fait. Mon cœur de cristal tinte de tous les côtés et une douleur aiguë me déchire la poitrine.
Je suis comme la pieuvre acculée, sans seau au fond duquel me tasser.
Comme l’écume abandonnée par le ressac : pressée de disparaître, de me dérober à la vue de tous.
Je m’écroule, mains et genoux dans le sable, le menton ramené contre la poitrine.
Respire, Lara, respire. Tu dois te ressaisir, te relever, la retrouver. Tu dois être plus forte que l’angoisse et t’arracher à ses abysses. Si marcher sur une plage où tout le monde prend du bon temps, ça te file une crise de panique, comment veux-tu être prête pour le reste de ta vie ? Comment comptes-tu péter les dents de quiconque vous lancera encore des pétards à la tronche ?
Pas question de laisser l’anxiété me fendre le cœur avant d’avoir retrouvé Peau de pingouin !
Une langue râpeuse étale sa bave contre ma joue. Je tourne la tête. Orion ?
Au bout de la laisse, Iphigénie essaye tant bien que mal de retenir le chien. Je m’essuie le visage d’un coup de main, glisse une caresse entre les oreilles d’Orion. J’ignore pourquoi, dès que le molosse s’est posté près de moi, langue pendante, je me suis sentie rassurée. Peut-être suis-je convaincue que son allure féroce tiendra tout le monde à distance et, c’est vrai, Orion a créé une percée dans la foule.
Iphigénie immobilise le chien entre ses jambes, le temps de me tendre la main. Elle m’aide à me relever et, sur le coup d’une pulsion, je saisis à deux mains la laisse d’Orion. Comme s’il décelait mon malaise, le chien de garde me guide à travers le champ de parasols, me fraye un chemin entre les touristes sans que j’aie à jouer des coudes. Iphigénie nous suit, les mains dans les poches.
Une fois parvenues sur la digue, elle lève les deux index en l’air. Une idée lumineuse vient de lui traverser les pupilles et, de ce que je comprends, je dois l’attendre en veillant sur le chien. Orion s’allonge à mes pieds et regarde d’un mauvais œil chaque passant qui nous frôle d’un peu trop près. Enfin, Iphigénie revient, une glace à l’italienne dans chaque main. Vanille ou fraise ? Je prends la fraise et elle s’installe près de moi sur le muret pour rattraper d’un coup de langue expert la vanille qui fond.
— Comment tu vas ? articule-t-elle, avec plus d’application que les autres fois.
Pour seule réponse, je hoche la tête.
— Dis… t’as l’intention de rompre avec ma sœur ?
Cette fois, mon menton répond par la négative. J’ignore quelle issue Cly et moi choisirons mais, plus j’erre à sa recherche, moins j’ai envie de la perdre.
— Super. Tu sais… Clytemnestra n’est pas hyper douée avec les gens. Elle ne sait pas s’arrêter avant d’aller trop loin, elle ne le fait pas exprès.
C’est faux. D'accord, elle a déboulé chez moi sans y être invitée, elle m’a forcé la main pour me tirer dehors mais, les jours suivants, elle n’a plus rien entrepris sans s’assurer que je le voulais.
— On me parle toujours d’elle, au lycée. Les langues de vipère n’ont que ça à foutre. Mais c’est pas évident de la défendre. Ma sœur avait une amie, une seule ! À quel moment elle s’est dit que c’était une bonne idée de lui rouler une pelle ?
Oui, la selkie est maladroite. Le langage des humains, ça la dépasse un peu, elle n’en capte que la moitié. Elle tient autant du phoque : joueuse et impulsive. Pourtant, dans mon silence, elle n’a jamais pris peur, jamais renoncé. Elle a saisi l’écume des mes mots évaporés. Nous n’avons eu qu’à nous laisser porter par le courant pour tracer, ensemble, nos propres limites.
Tout en domptant la glace qui coule sur le cornet, je tire mon téléphone de ma poche et m’empresse d’écrire un message à l’attention d’Iphigénie.
À :
Tu ne dois pas avoir honte d’elle, ta sœur est quelqu’un de bien.
Et si des idiots s’en prennent à toi à cause de ça, écris-moi, je leur casserai les genoux !
Iphigénie éclate de rire. Si elle m’avait déjà vue passer mes nerfs sur un punching-ball, elle ne me prendrait pas au second degré. Pendant que j’engloutis ce qu’il me reste de glace avant d’en avoir plein les doigts, elle a eu le temps de répondre par-dessous mon texto.
À :
C’est noté, merci.
Si tu cherches Clytem, elle bosse à la boutique aujourd’hui.
72 rue du Clos.
J’ai cru, il y a trois jours, que les petites sœurs n’étaient là que pour casser les pieds. Eh bien je me suis trompée. Certaines existent pour aimer leurs aînées inconditionnellement. Qu’on ne se laisse pas berner par ses petits caprices : à l’image d’Orion, Iphie est un vrai chien de garde. Elle mordrait quiconque dit du mal de sa sœur.
Je signe trois fois « merci » et, comme je l’espérais, Iphigénie comprend, puisqu’elle ose me répondre :
— La prochaine fois, c’est toi qui paie les glaces.
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