Chapitre 11 : Transgression
Le général Krâm Görldeksson supervisait les opérations depuis le Cloître Moiré. L’homme à la barbe grisonnante aboyait des ordres de sa grosse voix gutturale. Sous son apparente dignité, il trépignait d’excitation avec l’expression ravie d’un bambin à qui on venait de faire un cadeau surprise. Après des années à s’empâter dans son rôle de Grand Connétable, il goûtait enfin au frisson de l’action. La dernière fois qu’il s’était autant amusé remontait à l’époque de l’ancien Archon. L’âge d’or des héros et des grandes batailles où l’on ne croulait pas sous la bureaucratie. Pas de rapports, pas de protocole. On écoutait son courage et son couteau, on chaussait ses bottes et on se jetait la tête la première dans le danger. Il y avait toujours une menace qui planait, une guerre à mener, un monstre à terrasser.
Les factions rivales ne s’entendaient pas toujours, elles divergeaient sur la marche à suivre ou la stratégie à appliquer, mais elles partageaient une vision commune : celle de servir et protéger Théandria. Quand la paix triomphait, l’Amarante se jetait des fleurs, l’Airain se félicitait de leur efficacité, et Corvus savourait la victoire dans l’ombre. Jusqu’à ce que prît racine un autre mal, celui de la corruption de l’âme qui gangrénait les factions. Ce mal se transmettait aux esprits faibles d’un simple mot soufflé à l’oreille : injustice, ingratitude, soumission. Le corbeau noir était le plus malade de tous, rongé jusqu’à l’os par les miasmes du chaos. Leur rébellion n’était que le symptôme d’une infection idéologique. Rien qu’une bonne saignée ne pouvait guérir.
— Général Görldeksson, les capitaines Dragoman et Kaeldryn sont là pour rapporter les ordres de Son Excellence l’Archontesse Seygura, annonça solennellement une sentinelle. Ils sont accompagnés de l’archimage Azriel Aether’ion.
— Oh ? fit Krâm avec intérêt. Le retour de nos deux enfants prodiges. Faites-les entrer.
Le général les accueillit avec fracas. La barbe frémissante, un large sourire égayant son visage buriné de guerrier norse, il les salua avec la tendresse bourrue d’un père spirituel. D’abord Rayna, qu’il gratifia d’une tape amicale sur l’épaule. Ses genoux ployèrent sous sa poigne d’ours. Ensuite, Daevran qu’il saisit dans ses bras en riant comme s’il n’était encore qu'un jeune tendre. Il le souleva du sol en le serrant si fort contre lui que les os du vampire protestèrent dans un craquement plaintif. Son regard se posa enfin sur Azriel qui recula d’un pas avant de finir broyé comme ses camarades.
— Toi, tu dois être l’archimage dont s’est entiché Séraphyna. Elle ne jure que par toi, mais quand je l’écoute, je ne sais pas si elle parle d’un génie ou d’un sale gosse.
— Les deux, je suppose, répondit l’elfe avec un sourire frôlant l’insolence. Azriel Aether’ion, pour vous servir.
Il tendit la main que le général écrasa avec la puissance d’un casse-noix. Son sourire franc contrastait avec la sévérité de son regard.
— Tu n’as pas intérêt à la décevoir, sinon je t’allonge les oreilles. C’est compris, mon garçon ? dit-il d’une voix enjouée derrière laquelle se cachait une menace bien réelle.
Il lâcha enfin la main d’Azriel qui retint un sifflement de douleur, les phalanges de ses doigts en feu hurlant au martyre. Satisfait de son petit tour de force, le général se tourna vers les deux autres.
— Je vois qu’on ne change pas une équipe qui gagne ! Toujours dans les mauvais coups, vous deux ! Alors, dites-moi, qu’est-ce que je peux faire pour cette bonne vieille Dame Seygura ?
Daevran grimaça. Il laissa Rayna lui transmettre les ordres de l’Archontesse. L’expression de Krâm s’assombrit.
— Elle n’a vraiment pas changé... soupira-t-il en se grattant la tête, l’air embêté. Sans le flegme du général Valor’ion pour calmer ses nerfs en pelote, elle voit le mal partout. Espérons qu’elle saura mesure garder et ne déclarera pas une nouvelle purge du Quadrant...
Ses pensées vagabondèrent un instant, emportées par le souvenir d’une situation tristement similaire qui avait ébranlé les fondations de la Voûte quelques décennies plus tôt. Après l’assassinat de l’Archon Naïru Teyaka, sa fille adoptive avait été nommée Archontesse par le Roi Hélios Ier. Krâm l’avait connue alors qu’elle n’était qu’une enfant qui suivait l’Archon comme son ombre. Encore dans l’âge de la Tendresse, elle avait la gravité d’une adulte qui portait le poids du monde sur ses épaules. Elle ne riait jamais, le dos droit et la tête haute, son esprit aussi rêche que sa langue. Ce n’était pas de l’orgueil ou de l’ambition, c’était de la survie. Krâm compatissait. Né dans les Terres Blanches lui aussi, il savait que pour son peuple la valeur d’une vie se mesurait au potentiel de l’âme. Un potentiel insuffisant chez la jeune renarde malgré son ascendance prestigieuse.
Ayuna issue de l’unions des flux entre une valkyrie de renom et un mage thérianthrope ursidé, elle avait hérité des dons chamaniques de son père. L’ordre social des Terres Blanches obéissait au chant de l’auralium qui déterminait la place de chacun. Après un examen minutieux de son corps magique, Althéa fut intégrée à la caste des Vænirs, les gardiens sacrés de la nature et des arts mystiques. Leur rôle, loin d’être déshonorant, était de servir, conseiller et guider les deux autres castes. La caste militaire des Æsirs existait pour combattre et défendre. Celle des Dæsirs gérait toutes les sphères du pays, ses membres occupant les fonctions les plus exigeantes : maîtresses de guildes marchandes, seigneuresses de guerre, cheffes politiques, archimages et hautes prêtresses. C’était une caste exclusivement féminine dont les membres se distinguaient par la pureté martiale de leur flux d’auralium, signe de la faveur de l’Odalie.
Les valkyries, elles, représentaient l’élite de la nation. Au nombre de trente-trois, elles étaient réparties en quatre classes de six valkyries mineures. Neuf valkyries majeures, élues par leurs paires, portaient le titre de Hár et régnaient sur les Terres Blanches en consœurie. Bien que favorisées par la noblesse de leur sang, les valkyries obtenaient leur position à la force du mérite qu’elles devaient constamment réaffirmer. Elles conservaient leur rang jusqu’à ce qu’une Dæsir plus digne prît leur place dans un duel rituel. Les autres castes – Æsirs et Vænirs – étaient la pierre angulaire de la gynarchie valkyrienne.
La parentalité telle que le concevaient les terriens était un concept étranger chez les Lumens. Là où les terriens ne juraient que par les liens du sang, les théandriens cultivaient les liens de l’esprit. La vie était un art, un élan, un souffle. Jamais accidentelle, toujours précieuse, elle s’incarnait dans une conscience commune, l’union entre l’étincelle de l’inspiration et la fluidité de la création. C’était un acte sacré qui exigeait une harmonie parfaite entre les aduns. De la conception à la naissance, les flux devaient être parfaitement accordés afin de favoriser le développement de l’ayun en devenir et garantir son équilibre. Après sa venue au monde, on n’élevait pas un enfant par simple filiation, on façonnait un être par vocation. Dans les Terres Blanches, cela signifiait qu’on grandissait dans une caste, pas dans une famille.
Ainsi, dès sa naissance, Althéa fut confiée aux soins de son adui – à la fois protecteur affectueux et gardien spirituel – car leurs flux partageaient la même résonance. À l’inverse, elle n’avait aucune affinité avec sa génitrice, existence abstraite sans visage ni héritage. Ce n’était pas l’absence de son aduna qu’elle regrettait, c’était ce qu’elle aurait pu lui transmettre si le hasard des flux en avait décidé autrement. Celle qui avait forgé son existence incarnait un rêve impossible, celui de s’élever au rang des valkyries qu’elle admirait tant. L’injustice de sa condition en avait fait une enfant acariâtre et vindicative, jusqu’au jour où le destin vint frapper à sa porte.
Krâm se souvenait qu’un beau matin l’Archon Teyaka était revenu avec la petite renarde sur les talons. Dans quelles circonstances l’avait-il rencontrée et pourquoi s’était-il entiché de cette Vænir caractérielle ? Le guerrier Æsir, né pour manier l’épée et le bouclier, avait trop de respect pour son vieux compagnon d’armes pour questionner ses choix. L’Archon faisait preuve d’une patience infinie avec elle : il l’avait formée comme une politicienne, entraînée comme une guerrière, et guidée comme une jeune pousse qui avait besoin d’un tuteur inflexible. Tout le monde savait que ce n’était pas qu’une lubie. Il avait choisi cette enfant pour en faire son héritière, sans imaginer qu’elle prendrait sa place dans des circonstances aussi tragiques. Trop tôt pour la jeune femme endeuillée. Elle refusait de montrer sa douleur, persuadée de devoir être parfaite pour être digne de l’héritage laissé par son mentor.
Animée par un désir de justice et de vengeance, la première chose qu’Althéa fit lorsqu’elle eut pris le contrôle du Quadrant fut de traquer et d’éliminer tous les dissidents. Daevran et Rayna ayant joué un rôle clé dans cette affaire, la nouvelle Archontesse les avait placés à la tête des opérations. Dans les mois qui suivirent, elle fonda le Protectorat de l’Ambre pour garder les trois autres factions sous contrôle. Elle confia cette nouvelle charge au seul homme en qui elle avait une confiance absolue, Asthérian Valor’ion, à qui elle avait octroyé le titre de Grand Protecteur. Elle dirigeait la Voûte d’une main ferme qui ne laissait aucune place à la contestation. Elle pensait bien faire en réformant l’institution, mais le soulèvement de cette nuit prouvait que plus l’ordre était rigide, plus le chaos se débattait.
Krâm était loyal à la Voûte, mais pas soumis à son dogme. Il était d’avis que la paix n’était pas un absolu, c’était un état entre le calme et la tempête dont l’équilibre reposait essentiellement sur le travail ingrat des agents de Corvus. Bien qu’il désapprouvât leur rébellion, il comprenait la frustration des corvidaes qui œuvraient dans l’ombre, s’exposant constamment au chaos tant redouté pour garantir l’ordre tant espéré, tout en subissant les critiques et la méfiance des factions voisines. Certains, comme Daevran et Rayna, enduraient gracieusement la cruauté du devoir, la fidélité chevillée au corps, mais pour combien de temps encore ? C’était une inquiétude que le général de l’Airain préférait passer sous silence.
— Enfin, heureusement que vous êtes là, reprit-il sans se départir de son optimisme à toute épreuve. Dame Seygura ne le montre peut-être pas, mais elle vous fait confiance. Tant que vous êtes là pour tenir la barre et mettre de l’ordre dans ce foutoir, l’Ordre de Corvus a encore une chance de se relever.
— C’est ce qu’on aimerait pouvoir faire, répliqua l’exécuteur avec amertume. Mais c’est plus facile quand on ne nous traite pas comme des criminels.
Krâm hocha vigoureusement la tête.
— C’est bien vrai, mon garçon, mais tu connais la petite renarde. Dans trois jours, elle va s’en mordre les doigts, et vous aurez le droit à une promotion. En attendant, il va falloir prendre votre mal en patience. Je vais quand même envoyer des sentinelles monter la garde aux portes du Bastion, histoire d’arrondir les angles, mais je ne vais pas vous faire escorter par une escouade de soldats. Ce serait bien mal poli de ma part. Je vous fais confiance pour vous confiner tous seuls et gérer la situation sur place.
— Merci, Grand Connétable, fit Rayna avec un sourire reconnaissant malgré la lassitude qui se lisait sur son visage.
— Ne m’appelle pas comme ça, ma petite. Ce titre est comme les coussins de velours dans mon bureau. Il fait joli, mais il s’aplatit dès qu’on s’assoit dessus. Pour toi, je serai toujours le vieux Krâm.
Il lui adressa un clin d’œil complice. Elle le gratifia d’un signe de tête trop poli pour exprimer toute la gratitude qu’elle ressentait envers le général de la Brigade d’Airain.
***
Fidèles à leur réputation, les rebelles corvidaes n’avaient rien laissé au hasard. Le Bastion dormait à poings fermés, plongés dans un profond sommeil par des runes gravées sous leur lit. Ceux qui veillaient encore lorsque l’alerte avait été donnée avaient été neutralisés, sans qu’aucun mal ne leur fût fait. Rurik Wöfflin était un homme intelligent. Il ne pouvait pas massacrer ceux qu’il prétendait libérer du joug dogmatique de la Voûte, car il avait besoin de leur soutien pour légitimer sa prise de pouvoir et tenir les deux autres factions en respect ; ce n’était pas de la miséricorde, c’était de la stratégie politique.
Moïra et Elijah furent les premiers à rentrer au bercail. Ils n’avaient pas touché aux inscriptions runiques pour éviter la panique d’un réveil nocturne brutal. Quant aux quelques corvidaes rebelles qui traînaient dans les couloirs, ils avaient été maîtrisés et jetés aux cachots par précaution. Ils étaient donc cinq réunis dans le bureau du capitaine Dragoman pour réfléchir à la façon dont ils allaient gérer le contrecoup des ordres de l’Archontesse.
— Qu’est-ce qu’il fout là, lui ? demanda la banshee en désignant Azriel du menton.
L’elfe haussa les épaules, un sourire en coin.
— L’Archontesse a dit que personne n’avait le droit de quitter le Bastion, pas qu’on ne pouvait pas y entrer. Me voici donc prisonnier ici avec vous. Ne me remerciez pas, je sais que mon éblouissante compagnie illumine la noirceur de vos nuits.
Daevran roula les yeux, Elijah rit à son trait d’humour qu’il trouvait délicieusement à-propos. Quant à Moïra et Rayna, elles échangèrent un regard qui en disait long sur leur lassitude mutuelle. L’Odalie seule savait où Azriel trouvait l’audace de plaisanter malgré la gravité de la situation.
— Bon, reprit le vampire en s’efforçant d’ignorer la présence de l’archimage, nullement gêné d’assister à une réunion stratégique qui ne le concernait absolument pas. Moïra, qu’est-ce que tu peux me dire de la situation pour le moment ?
— Tu vas pas être ravi.
— Je ne te demande pas de ménager mes sentiments, je veux me faire une idée claire du niveau de merde dans laquelle on se trouve.
— Si c’est la merde que tu veux, bouche-toi bien le nez, parce que ça pue, déclara l’inquisitrice en poussant un soupir résigné. J’ai pas fait le compte total des rebelles, on aura une meilleure visibilité d’ici quelques semaines. En revanche, tous les exécuteurs sont aux cachots. Quant à l’Inquisition, tu as ce qu’il en reste devant toi.
— Et parmi le corps des éclaireurs ? demanda Rayna avec appréhension.
Elle ne voulait pas douter de l’intégrité de son unité, mais elle n’était pas naïve au point de leur accorder une foi aveugle.
— La majorité des officiers supérieurs du renseignement dorment, donc je suppose qu’ils ne savaient rien. Parmi ceux qu’on a surpris hors du lit, certains étaient des rebelles actifs, surtout parmi les grades les plus bas. D’autres ont sans doute agi sous la contrainte pour brouiller les pistes et falsifier les informations. De toute façon, il faudra interroger tout le monde. Et je suppose que c’est le Protectorat de l’Ambre qui va mener les interrogatoires et décider qui est trop suspect pour être relâché et qui est blanchi de tout soupçon.
— Donc on ne peut rien faire à part attendre que l’Ambre mène son enquête, conclut Daevran en passant une main dans ses cheveux. Je suppose qu’on n’a rien de mieux à faire que d’aller se coucher alors.
— Avant ça, on devrait tout de même réveiller les autres capitaines et les lieutenants pour les informer de la situation, suggéra Elijah. Ils se chargeront de relayer l’information aux grades subalternes demain matin. Ça leur évitera de se casser les dents sur l’armure d’un soldat de l’Airain en sortant pour faire leur balade matinale sur l’Esplanade.
— Tu as raison, fit l’éclaireuse. Mieux vaut anticiper les réactions et les risques de débordements. Azriel pourra nous aider à désactiver les runes de sommeil.
Un large sourire éclaira le visage de l’elfe.
— Ah ! Vous voyez ? Je savais que vous ne pouviez pas vous passer de moi. On a toujours besoin d’un Amarante à portée de main en cas de runes récalcitrantes.
Rayna rit doucement, sa morosité s’effaçant devant les facéties de son ami de cœur.
— Prouve-le ! dit-elle d’un air enjoué en l’attrapant par le bras.
Elle l’entraîna vers les quartiers des officiers supérieurs, suivie des trois autres. Azriel examina l’inscription. Le symbole brillait légèrement. L’archimage tendit la main, ses doigts effleurant les traits gravés dans le bois. Il ne sentit rien d’autre qu’une magie rudimentaire, pas de glyphes cachés ou de sceau secret. C’était presque décevant. Il neutralisa la rune d’une inflexion de sa volonté.
— C’est vraiment du travail d’amateur, commenta-t-il en se relevant. Pas besoin d’appeler les démineurs. Vous pouvez la désactiver avec un simple sort d’effacement.
— Parfait ! acquiesça Daevran. Dans ce cas, on se répartit les chambres, puis on réunit tout le monde dans la Salle des Veilleurs.
Les officiers furent bien étonnés d’être tirés de leur lit par quatre des plus hauts gradés du Bastion, assistés par un archimage du Cercle. Ils s’habillèrent à la hâte et rejoignirent le lieu de rassemblement. Certains se frottaient encore les yeux en réprimant un bâillement, d’autres échangeaient à voix basse, le visage tendu par l’appréhension.
Le capitaine Dragoman monta sur l’estrade. Tous remarquèrent immédiatement le bandage qui recouvrait son œil. L’absence des Exécuteurs et de la majorité des Inquisiteurs qui formaient l’élite de l’Ordre ne leur échappa pas non plus. Il s’était passé quelque chose. Quelque chose de grave. Tous se turent lorsque le Corbeau Blanc prit la parole. Il fut bref et concis. Ce n’était pas le moment pour les grands discours moralisateurs, mais il tenait à rassurer ses officiers quant à l’avenir du Bastion.
— L’Archontesse a pris cette décision dans l’urgence, par mesure de sécurité, afin de contenir la menace. Quand les choses seront tirées au clair, vous pourrez retourner à vos activités habituelles.
Une main se leva.
— Est-ce que cela signifie que vous allez être nommé Grand Veilleur ?
Daevran chercha Rayna du regard. Elle lui répondit par un signe de tête encourageant.
— Ce sera à l’Archontesse d’en décider, répondit-il alors avec assurance. En attendant, j’assurerai les fonctions de général par intérim, comme le prévoit le statut de Corbeau Blanc. La capitaine Kaeldryn m’assistera dans mes tâches, ainsi que les inquisiteurs O’Skully et Desrosiers.
Personne n’objecta. La session fut ajournée et chacun regagna ses pénates, le cœur lourd d’incertitude et la tête pleine des tâches à mener le lendemain. Certains se rendormirent rapidement, d’autres, comme le capitaine Dragoman, restèrent éveillés à ruminer dans leur lit, les yeux rivés sur le plafond. Tout se bousculait dans sa tête : l’aura meurtrière de Rurik, sa mort subite, Rayna en pleurs. Tout était si confus qu’il en avait presque oublié la douleur qui pulsait dans son globe oculaire. Elle se rappela à lui comme une amie fidèle trop vite évincée. Le vampire laissa échapper un soupir irrité. Il jeta un coup d'œil à la pendule qui affichait quatre heures et quart. L’aube lui semblait encore bien loin. Il aurait payé cher pour que quelqu’un place une rune de sommeil sous son sommier.
Il prit un livre pour s’occuper l’esprit. Une romance surréaliste intitulée Amours crépusculaires basée, d’après sa mystérieuse auteure, sur des « faits réels ». L’histoire mettait en scène une chasseuse de primes Humens métamorphe – tantôt homme, tantôt femme – réfractaire à l’amour et un séduisant elfe du Chaos qui s’était invité dans son lit pour gagner peu à peu son cœur. Une histoire en apparence banale mais qui se démarquait par son ton absurde, ses quiproquos saugrenus, et ses personnages hauts en couleur. Daevran était d’avis que cela ne valait pas les romans terriens – malheureusement plus difficiles à se procurer – même s’il était curieux de savoir comment cette saga amoureuse allait se terminer. Au bout du compte, même quand l’avenir semblait bien sombre et incertain, la romance restait la meilleure des panacées.
***
Azriel avait raccompagné Rayna jusqu’à sa chambre. Elle ouvrit la porte et fit un pas de côté — une invitation implicite que l’elfe interpréta comme un signe favorable. Il ne dormirait donc pas sur le palier cette nuit. L’archimage franchit le seuil sans se faire prier. Son œil vif et curieux balaya la pièce au décor sobre. Tout était parfaitement rangé, reflet fidèle de l’esprit ordonné de son occupante. Quelques souvenirs ramenés de leurs missions ensemble ornaient les meubles. Rayna était donc plus sentimentale qu’elle ne voulait bien le laisser croire. L’elfe souleva un bibelot qu’il fit tourner entre ses doigts, dissimulant son sourire dans sa manche.
— Je vais rester avec toi cette nuit, déclara-t-il d’un ton assuré en reposant la petite statuette de travers. Je ne veux pas te laisser seule après ce qu’il s’est passé, et je veux être sûr que tu te reposes vraiment.
— C’est gentil.
— Mais... ? fit l’elfe en haussant un sourcil.
— Il n’y a pas de « Mais ». Tu peux rester.
— Je peux rester ou tu veux que je reste ?
— Ça fait une différence ? répondit Rayna à la fois amusée et dépitée par le comportement de l’elfe.
— Dans les faits, non. Sur le fond, la nuance est subtile.
— Trop subtile pour moi, probablement, répliqua-t-elle en levant les yeux au ciel. Je veux bien que tu restes, si ça ne t’embête pas.
Azriel hocha la tête, satisfait par ce compromis.
— Je ne te l’aurais pas proposé si c’était le cas.
— Je sais, fit-elle avec un sourire reconnaissant. Je vais aller prendre une douche. Je n’ai pas pu me laver pendant trois jours, je me sens toute poisseuse.
— Charmant, se moqua Azriel, le nez pincé en esquissant une grimace de dégoût.
— Je te rappelle que j’étais dans le coma, rétorqua Rayna, la mine vexée.
— Un coma puant, visiblement. Allez, va te décrasser avant que j’appelle la prévôté de l’hygiène.
Rayna grogna intérieurement.
— Ne touche à rien ! lança-t-elle en guise d’avertissement avant de quitter la pièce.
Azriel ne fit aucune promesse. Il arpentait la chambre de long en large, chaque regard apportant une nouvelle réflexion. Il s’assit à son bureau en se glissant dans la peau de l’éclaireuse. Il l’imaginait réviser des rapports et signer des ordres de mission. Il ouvrit un tiroir par curiosité tout en sachant qu’il avait peu de chances de faire une découverte renversante. Du papier, des plumes, de l’encre. Il fit un tour sous le lit pour s’assurer qu’aucune rune suspecte n’avait été placée, puis décida de faire une vérification complète de la chambre. Simple précaution. Il lança un sort de détection. Une infime vibration fit onduler l’air. Ses flux suivirent l’écho jusqu’à l’armoire. Il ouvrit les portes avec prudence. À première vue, rien d’anormal à part la garde-robe austère de Rayna.
Alors qu’il examinait les parois, un coffre à moitié caché par un pan de manteau attira son attention. À l’intérieur, de l’équipement d’éclaireur qu’il vida méthodiquement sur le sol. C’est alors qu’il remarqua la présence d’un double fond qu’il fit céder en quelques gestes précis. Il y trouva deux objets. Le premier, un bracelet que l’elfe identifia comme étant un bijou d’alliance porté par les awuns après leur union, scellée par la Mélodie des Quatre Harmonies. On y gravait le nom des âmes liées par serment mutuel. Après une rupture, les noms étaient effacés ; certains détruisaient l’alliance, d’autres la gardaient comme une relique malgré l’effacement du lien. Rayna faisait donc partie de ceux qui révéraient la relation passée comme un souvenir précieux, pas comme un échec douloureux à enfouir dans son cœur. Daevran ne réalisait pas la chance qu’il avait d’avoir une amie aussi fidèle.
Le regard de l’elfe glissa vers le deuxième objet. Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Le choc fut tel que ses pensées se figèrent, le laissant dans l’incompréhension la plus totale. Il saisit l’artefact qui ressemblait en tous points à celui qu’il avait reçu en rêve. Il essayait de donner du sens à cette coïncidence. Rayna avait-elle fait la rencontre de sa maîtresse spirituelle ? Était-ce elle qui les avait liés à travers cet artefact ? La magicienne en était tout à fait capable, et cela expliquerait pourquoi il avait eu une vision de Rayna. Les paroles prophétiques de Dame Callidora résonnèrent dans sa tête. Était-ce vraiment le destin à l’œuvre ou une habile manipulation dont l’intention lui échappait ? Autant de doutes sans l’ombre d’une certitude.
Azriel ne vit pas les minutes passer. Il se parlait à voix haute pour éprouver la cohérence de ses théories, interrogeant par moments l’artefact comme si l’objet allait soudain lui livrer tous ses secrets. La voix méfiante de Rayna interrompit son train de pensées.
— Azriel, qu’est-ce que tu fais ?
— Rayna !
Réalisant que la situation ne jouait pas en sa faveur, il se sentait comme un voleur pris la main dans le sac. Une circonstance bien malheureuse que son sourire contrit n’atténuait en rien.
— Ce n’est pas ce que tu crois, se défendit-il en levant les mains en signe de bonne foi. Je n’étais pas en train de fouiller. J’ai senti une vibration magique anormale et j’ai trouvé... ça.
Il lui montra la plaque sertie d’une gemme d’Élysambre.
— Comment se fait-il que tu aies un tel objet en ta possession ? lui demanda-t-il, une partie de lui espérant naïvement qu’elle possédait la clé du mystère qu’il tentait d’élucider.
Rayna ne répondit pas. Elle s’agenouilla par terre pour ranger tout ce qu’il avait renversé.
— Je t’avais dit de ne toucher à rien, dit-elle enfin avec un soupir de lassitude.
— Je sais, je suis désolé, mais j’ai vraiment besoin de savoir. Où as-tu trouvé cet artefact ?
— Pourquoi veux-tu savoir ça ?
— Parce que j’ai exactement le même.
L’éclaireuse le dévisagea avec surprise, puis son visage reprit une expression plus neutre.
— On en parlera demain, je suis trop fatiguée pour ça ce soir.
— Mais...
— Azriel, je n’ai vraiment pas la force pour ça. Pas maintenant. Tu as dit que tu voulais que je me repose et c’est ce que j’aimerais pouvoir faire.
L’elfe baissa la tête, honteux d’avoir laisser ses émotions voiler son jugement alors que Rayna tenait à peine debout.
— Je suis désolé. Tu as raison, ça peut attendre demain. Allons nous coucher.
— Merci.
***
Rayna s’était mise au lit. Azriel hésita à l’y rejoindre. Après sa transgression, sans doute méritait-il de dormir sur le tapis. Le confort passant avant la pénitence, il se déshabilla rapidement puis se glissa sous les draps. Allongé sur le dos, le regard perdu dans les moulures du plafond, il faisait tourner une pensée en boucle dans sa tête jusqu’à ce que les coutures de son esprit craquent.
— Tu m’en veux ? finit-il par demander tout en redoutant la réponse.
— Un peu.
L’elfe se tourna vers elle. Elle se tourna vers lui. Il ouvrit la bouche, mais elle posa aussitôt un doigt sur ses lèvres.
— Laisse-moi dormir, murmura-t-elle en fermant les yeux.
Pour une fois, il écouta. Rayna se blottit contre lui, la tête calée contre son épaule. Azriel entendait vaguement le tic-tac de l’horloge, assourdi par les battements réguliers de son cœur. Sa main caressait distraitement le bras de l’éclaireuse puis se perdait dans ses cheveux, mais ses pensées étaient ailleurs. Sous la fenêtre, il perçut vaguement des voix étouffées, des pas précipités. Sans doute des soldats de l’Airain qui patrouillaient autour du Bastion. Il ferma les yeux et accorda son souffle à celui de sa partenaire. Peu à peu, ses pensées se turent.
Il s’émerveillait de ce silence, lui qui se noyait sans cesse dans la cacophonie de son esprit. Elle lui apportait la paix simplement en étant là, tout près de lui. L’elfe savait déjà que ce qu’il ressentait pour elle dépassait la curiosité. Il le sentait dans l’alignement de ses flux et la façon dont ils résonnaient avec ceux de son amie de cœur. Qu’il le veuille ou non, son âme s’était déjà liée à celle de Rayna. Leur relation ne reposait plus sur un choix, elle s’imposait comme une évidence. Pour Azriel qui croyait être capable de dompter sa nature elfique, cette révélation était à la fois une sentence et une délivrance.
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GLOSSAIRE :
AWUN
awun(s) (neutre) : désigne un ou plusieurs partenaires de vie liés par la Mélodie des Quatre Harmonies, équivalent contemporain d’un ou d’une conjoint·e sans union légale mais reconnu socialement.
awuna (féminin) : conjointe
awui (masculin) : conjoint
ADUN
adun(s) (neutre) : désigne factuellement les individus à l’origine d’une union des flux aboutissant à la création d’une nouvelle vie.
aduna (féminin) : mère
adui (masculin) : père
AYUN
ayun(s) (neutre) : désigne factuellement les enfants issus d’une union des flux.
ayuna (féminin) : fille
ayui (masculin) : fils

Annotations