Chapitre 1: À la croisée des chemins

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Pierre d'Ambroise, forêt du domaine familial

Pierre était perdu dans ses pensées. La forêt exerçait sur lui une sorte d'attirance et cela depuis sa plus tendre enfance. Les chênes et les peupliers épars sur les bords de la piste forestière cachaient en partie les rayons du soleil qui peinait à atteindre son zénith. Le regard du jeune homme s'égarait ainsi à la hauteur de la cime des arbres où les jeux de lumière proposaient un certain spectacle attirant à ses yeux.

— Eh bien, Pierre, tu m'écoutes ? demanda Charles d'un air renfrogné.

Pierre, fils du seigneur d'Ambroise, chevauchait à ses côtés sur un coursier de noble lignée à la robe noire et à la crinière blanche. Juché sur sa selle de cuir, Charles regardait Pierre. Un havresac pendait à l'arrière de sa monture et une gourde d'hypocras se balançait à chaque mouvement du cheval. Vers l'avant de sa selle, juste à côté de la flasque, on pouvait retrouver une épée au pommeau ouvragé, symbole de son statut de chevalier.

— Désolé, dit Pierre d'une voix claire.

Charles eut un petit sourire en coin en regardant son ami. Il saisit alors la gourde et la lui tendit.

— Tiens, le rêveur, ça va te remettre les idées en place.

Le jeune Ambroise empoigna la bouteille de cuir que lui tendait Charles et l'ouvrit d'un geste vif. Il commença à boire de légères gorgées et sentit bientôt le goût sucré du vin miellé associé à de légères notes épicées fleurir dans son palais. Le revigorant de par ses notes et arômes prononcés, Pierre rendit ensuite la gourde à son propriétaire qui, à son tour, se désaltéra.

S'essuyant le coin de la bouche avec sa main gantée, Pierre jeta alors un regard en arrière.

Les deux cavaliers étaient suivis par une petite troupe. Les trois cavaliers les plus proches étaient des hommes d'armes à cheval. Équipés assez légèrement, ils revêtaient une chemise gambisonnée sur laquelle était tissé au niveau du cœur l'insigne familial de la maison d'Ambroise. Le blason, brodé en laine de bonne qualité, représentait la tête d'un ours rugissant, illustre symbole de la famille de Pierre depuis des décennies. Celui-ci en connaissait chaque courbe et ne se lassait pas de l'étudier. D'éprouver un profond respect pour l'histoire qu'il représentait.

Enfin, suivant de quelques pas les cavaliers, se trouvait le maître de chasse de la famille d'Ambroise. Ce dernier, qui disposait d'une stature plutôt imposante, portait un arc et des flèches emballées contre son dos. Il transportait également sur son épaule droite un bâton où pendaient les trophées de la chasse matinale. Seuls quelques lapins y étaient attachés. Bien qu'haletante, la traque ne s'était pas couronnée par les prises escomptées. Telles des marionnettes auxquelles on aurait coupé les fils, les corps des lapins se balançaient donc au bout de leurs cordes au gré de la brise qui balayait la forêt.

Le maître de chasse marchait d'un pas assuré, la tête cachée sous son capuchon. Jurant dans un patois local en métivant son apprenti qui fermait la marche.

Ce dernier était un petit blondinet de seulement treize étés. Il revêtait des habits d'une grande simplicité et marchait accompagné par deux grands limiers. Les bêtes plus que puissantes tiraient sur leurs laisses, ce qui forçait le jeune garçon à marcher plus rapidement qu'à l'accoutumée.

Détournant le regard, Pierre se remit à observer la route devant lui. Il resserra sa propre capuche pour se garder du froid et se laissa conduire par son cheval. Il fallait dire que l'animal connaissait par cœur les chemins du domaine et avait ainsi nul besoin d'ordre pour se diriger.

La pluie s'était abattue toute la nuit et avait transformé le sol en une boue des plus tenace. Malgré le soleil la terre ne s'était pas totalement reformée et le sol spongieux ralentissait toute la troupe. Charles rattacha sa gourde sur la selle et d'un léger coup d'éperons fit accélérer sa monture.

— Je crois que mon seigneur Pierre a besoin de se réveiller, dit-il d'un air moqueur. Faisons une course. Le premier de nous deux qui atteint l'orée du bois a gagné.

Il exerça alors une dernière pression des talons et agita la bride de sa monture. La bête, comme réveillée d'un sommeil trop long, réagit sans attendre. Ses sabots firent jaillir des giclées de boue et le coursier partit au grand galop.

Pierre, qui vit le départ fulgurant de son ami, ne se fit pas prier pour se lancer à sa poursuite. Au même moment, le jeune seigneur entendit l'un des hommes d'armes pester et un autre jurer tandis que les deux compères partaient à brides abattues.

Le jeune homme avait quelques secondes de retard sur Charles et cela se faisait déjà sentir. Il se devait de le rattraper, non par une simple envie de battre son ami, mais par le fait que celui-ci ne se ferait pas prier pour lui rappeler amèrement sa défaite. Le cœur de Pierre commençait à tambouriner et il se sentit comme libéré par cette course. Il n'avait plus qu'une idée en tête, plus qu'un objectif : rattraper son rival. Il connaissait bien mieux le domaine et cela lui procurait un net avantage. N'arrivant pas à voir précisément les alentours et à se concentrer sur sa course, il pouvait tout du moins apercevoir quelques détails avoisinants.

Lors d'un virage serré que Pierre négocia d'une main de maître, il aperçut fugacement un panneau sur lequel trônait en haut un fanion rouge. ll ne pouvait alors que remercier les cours de son tuteur car ils s'avéraient enfin d'une certaine utilité.

Il savait exactement où il se trouvait.

Celui-ci symbolisait la frontière nord du domaine avec les landes désolées. Les clans pillards Narlhind utilisaient ces régions inhospitalières comme point de départ pour leurs expéditions sur les royaumes centraux. Les Narlhinds étaient des êtres malfaisants vivant sur le continent de glace du nord, des terre bien dangereuses au-delà de l'océan. Il s'agissait de contrées païennes où même la lumière des Sauveurs ne s'aventurait pas. Un continent presque entièrement enneigée regorgant d'une population clanique et guerrière dont la réputation n'était plus à faire.

Les idées fusaient dans la tête de Pierre à mesure que la course se prolongeait. Le fanion était le premier qu'il avait vu ou tout du moins devait être le seul. Bien qu'un doute planait, il décida de sortir du sentier. S'il avait vu juste, Charles, qui empruntait le chemin forestier principal, était en train de passer par un détour pour se rendre aux domaines agricoles du nord. Pierre, s'il arrivait à garder un rythme soutenu hors du sentier, se dirigerait quant à lui en ligne droite jusqu'au domaine et arriverait avant son ami.

À mesure qu'il s'éloignait du chemin, la forêt se faisait de plus en plus dense, de plus en plus difficile à emprunter en laissant des griffures sur la monture du jeune homme. Mais le cheval ne s'en offusqua pas et gardait son rythme. Pierre commença lui aussi à sentir les branches des arbres qui fouettaient son corps. Alors qu'il bravait l'épaisse forêt, il ne put réprimer un tic douloureux quand un bras noueux de verdure lui flagella la joue.

Il ne pouvait se permettre de perdre du temps. Continuant de plus belle, il pressa les flancs de sa monture de part ses éperons. La sueur qui avait perler sur son front se fit de plus en plus abondante et quand elle coula sur sa joue, Pierre sentit comme une douleur diffuse.

Il réprima sa souffrance par un léger grognement. Essuyant sa transpiration d'un revers de la main, il tenta de voir la direction qu'il prenait.

Désorienté par une telle végétation, il devait se fier uniquement à son cheval. Son honneur reposait maintenant sur lui.

Pierre avait perdu toute notion du temps. Depuis le début de cette chevauchée, il n'y avait à présent plus que lui et son coursier. Le monde autour de lui défilait à une vitesse telle qu'il ne pouvait voir le paysage. Cela faisait un moment qu'il parcourait ce labyrinthe de verdure quand enfin la végétation devint éparse et les rayons du soleil percèrent à nouveau.

Il entrevit finalement la route un peu plus loin ; d'un simple geste, il guida sa monture vers elle.

Cherchant rapidement du regard, il ne repérait pas son ami, sa ruse avait peut-être fonctionné. Esquissant un léger sourire, il se dirigea vers l'orée du bois qui était maintenant visible. Quand il réussit à l'atteindre, il profita enfin de la vue imprenable sur le paysage qui se présentait devant lui.

Balayant d'un regard le décor alentour il vit s'étendre, sur une large zone, un océan jaune d'épis. Les blés décrivaient des vagues au gré du passage du vent. Des bâtiments étaient construits au milieu de ces champs. Pierre pouvait reconnaître l'agencement typique d'un domaine agricole du Haut Corvin.

Son regard finit enfin par se tourner vers la droite et il se crispa sur sa selle quand il aperçut un cavalier au repos. Agacé, il guida son cheval vers son compère.

— Alors Pierre, en retard ?! s'exclama Charles avec un air amusé.

L'intéressé, qui plaça sa monture à ses cotés, se redressa en esquissa un sourire agacé.

— Par les Sauveurs ! Charles, comment as-tu fait pour aller aussi vite ?

Souriant, il caressa le cou de sa monture et se redressa.

— C'est ce cheval qui m'a permis de gagner, regarde donc ce fier coursier des duchés du sud! !

Le jeune Ambroise comprit enfin la supercherie, il n'avait pas réagi auparavant quant au cheval de son ami. Bien que changeant souvent de monture, Charles ne possédait pas de cheval aux traits aussi nobles, aussi sudiste.

— Cadeau de ton cher père ? dit Pierre en désignant du doigt le cheval de son ami.

— En effet, " sa Grâce" m'a fait l'honneur de m'offrir cette monture avant de m'annoncer qu'il m'avait inscrit au registre d'enrôlement de l'armée royale.

Pierre ne manqua pas de voir le regard distant de Charles à l'annonce de la nouvelle.

— Ainsi, il t'a chassé définitivement de sa maison.

— Eh oui ! Pierre, on ne peut pas tous être l'aîné de sa famille. En tant que cadet, j'avais le choix d'entrer dans les saints ordres de la foi des Trois ou de m'enrôler dans l'armée et tu connais mes goûts pour les plaisirs de la vie... Mon amitié pour toi et ta famille n'a pas arrangé les choses d'ailleurs.

— Je crois bien me souvenir de quelques soirées à la capitale, répliqua Pierre en souriant. D'ailleurs est-ce que ta famille a reçu la lettre royale ?

— Tu parles de la missive sur la mort du roi ? Mon père me l'a montrée avant de me laisser venir chez toi.

— D'après ce que m'a dit le mien, les familles nobles sont toutes convoquées pour voir le nouvel héritier prendre ses fonctions. Sa fille devrait reprendre le trône, elle a un fils en bas âge pour assurer sa succession.

Charles sourit quant à cette nouvelle.

— Tu penses vraiment que les familles traditionalistes du Haut Corvin vont laisser une femme sur le trône ? Si tu en crois mon pressentiment la passation de pouvoir ne se fera pas aisément.

Sur le chemin du retour, les deux compères admirèrent le paysage local qui les entourait. Ils se tenaient silencieusement sur leurs montures respectives, chacun se remémorant la discussion qu'ils venaient d'avoir.

Des bruits de sabots et des jappements de chiens qui se faisaient de plus en plus entendre les sortirent alors de leur torpeur.

— Bon, tâchons de rentrer au château avant midi, histoire de ne pas rater le repas, finit Pierre.

Charles acquiesça et suivit son ami bientôt rejoint par le reste du groupe de chasse les ayant enfin rattraper.

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